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dimanche 12 novembre 2023

L’« épidémie de solitude » reconnue comme un problème de santé publique

Par (Londres, correspondante) et (New York, correspondance)

Publié le 07 octobre 2023

On peut être sur les réseaux sociaux, habiter une métropole comme Paris, New York ou Londres, et voir ses relations réduites à une peau de chagrin. Un isolement que le Covid-19 a aggravé. Des grandes tablées de voisins aux ministères dédiés, mobilisation pour recréer du lien social.

« Duplex », 2019, extrait de la série « City Space ».  

« A Paris, ils étaient plus ou moins nombreux ? » La question turlupine quelques-uns des centaines de New-Yorkais qui, ce dimanche 1er octobre, ont installé des tables tout le long de la 21e Rue, entre les IXe et Xe Avenues. Certains « capitaines de table » ont entendu parler de la « table d’Aude » qui, en septembre, débordait d’une rue du 14earrondissement de Paris. Le déjeuner parisien géant était une initiative d’encouragement au lien, organisée par le « laboratoire d’innovation sociale » La République des Hyper Voisins. La tablée de la capitale française était peut-être plus garnie (1 100 assiettes), répond-on prudemment, et aussi organisée différemment. Elle n’avait pas de « capitaines de table ». Comme Wen Zhou, par exemple, qui travaille dans la mode et dont la mère a fait toutes les bouchées vapeur servies à ses voisins. Ou Cheryl Overton, qui a commandé de la soul food au restaurant Melba d’Harlem : « Parce que je suis sûre qu’il y a des gens, ici, qui n’ont jamais mis les pieds à Harlem. » Ou Karen Jacob, gérante d’un bed and breakfast dans le quartier, qui a imposé aux membres de sa table de ne pas s’asseoir à côté de quelqu’un qu’ils connaissaient déjà.

La deuxième édition de cette W21 Street Longest Table fait partie des initiatives par lesquelles des associations répondent à l’« épidémie de solitude », une expression entrée dans le vocabulaire depuis qu’elle a fait l’objet d’un rapport de Vivek Murthy, l’administrateur de la santé publique (surgeon general) des Etats-Unis. Avec son sens des formules-chocs, il a noté que la solitude pesait autant sur l’espérance de vie que de fumer quinze cigarettes par jour, faisant par cette seule comparaison basculer la question du registre de l’intime vers celui de la santé publique. « Quand les gens sont socialement déconnectés, le risque d’anxiété et de dépression augmente. Tout comme celui de maladie cardio-vasculaire (29 %), de démence (50 %) et d’infarctus (32 %) », écrivait-il, en avril, dans une tribune publiée par le New York Times.

De nombreuses études font état d’un lien entre solitude et détérioration de la santé. Le 2 octobre, une publication scientifique est ainsi venue établir pour la première fois une corrélation entre solitude et incidence de la maladie de Parkinson. Menée par le professeur Antonio Terracciano, de la Florida State University, auprès de 491 000 personnes suivies pendant quinze ans au Royaume-Uni, cette étude met en lumière un risque accru de 37 % de survenue de cette maladie neurodégénérative chez les personnes seules.

Secrétariat d’Etat à la solitude

« Je n’aime pas le traitement alarmiste de l’actualité, mais la solitude est, depuis trois ans, un problème grave, confirme Richard Weissbourd, un psychologue qui a coordonné plusieurs études sur le sujet pour la Harvard Graduate School of Education. Appeler ça une épidémie me semble assez approprié. Si vous vous sentez seul et que vous vous retirez du monde, vous n’êtes pas disponible pour les autres, et cela peut les affecter à leur tour… La solitude peut être contagieuse. »

En 2018, le Royaume-Uni avait été le premier pays au monde à créer un secrétariat d’Etat à la solitude (ministry of loneliness), qui n’est pas un poste autonome, mais un titre ajouté au portefeuille du ministre des sports et de la culture. La première ministre de l’époque, la conservatrice Theresa May, s’était laissée convaincre par les conclusions d’un rapport remis par la députée travailliste Jo Cox, qui, peu avant d’être assassinée, en juin 2016, avait lancé une commission parlementaire transpartisane sur la solitude, constatant à quel point celle-ci affectait ses concitoyens dans sa circonscription du Yorkshire, une région du nord de l’Angleterre parmi les plus pauvres du pays. Le Japon, quant à lui, a son ministre de la solitude depuis deux ans. « Les Anglais et les Japonais nous ont précédés », note un des invités de la grande table new-yorkaise.

« Ce n’est pas une épidémie de solitude… C’est une épidémie de distance sociale », rectifie Cheryl Overton, qui vient de déménager à Miami, et tenait à être présente à New York pour cette grande tablée. Autour des grands plats partagés, on trouve des gens pour assurer, comme Maryam Banikarim, riveraine à l’origine de cette initiative, qu’il leur a fallu le Covid-19 pour comprendre qu’ils étaient du quartier et que les liens y sont plus forts qu’avant. On rencontre aussi des gens déplorant les effets délétères de l’épidémie sur leur vie sociale. En 2022, la grande tablée de la 21e Rue comptait, parmi les participants, un jeune employé de Facebook, en télétravail depuis les premiers cas de Covid-19, qui ne connaissait personne autour de lui. Avec le développement du travail à distance, on a oublié que le bureau était l’un des premiers lieux où l’on se fait des amis.

« Les problèmes de solitude existaient déjà avant le Covid, mais est-ce qu’on y faisait attention ? », dit Mary Rocco, qui étudie le développement urbain au Barnard College et qui, dans de précédentes recherches, s’est penchée sur les liens d’entraide pendant la pandémie. Elle est venue avec seize étudiants en urbanisme pour analyser les types de liens que créent des événements comme cette grande tablée. Ils avaient préalablement envoyé des questionnaires aux participants et s’apprêtent à les interroger après le repas.

Un adulte sur trois dans le monde

Au nom de la santé publique, la solitude a rarement été autant étudiée. Dans un récent rapport, l’Organisation mondiale de la santé constate qu’un adulte sur trois dans le monde se sent seul. Aux Etats-Unis, « le temps qu’un individu consacre en personne à des relations avec des amis est passé de soixante minutes par jour en 2003 à vingt minutes par jour en 2020 », note le rapport de l’administrateur de la santé publique. En mai 2021, l’enquête « American Perspectives Survey » indiquait que les Américains déclaraient avoir moins d’amis qu’autrefois, qu’ils leur parlaient moins et qu’ils s’appuyaient moins sur eux en cas de besoin. Près de la moitié d’entre eux (47 %) disaient avoir perdu contact avec des amis au cours des douze derniers mois, et presque 50 % ajoutaient ne pas s’être fait de nouveaux amis au cours des douze derniers mois (pourvu que ce ne soit pas la même moitié !). En France aussi, l’Observatoire des vulnérabilités du Crédocmontre une hausse du sentiment de solitude, avec un gain de 10 points en deux ans aux réponses « tous les jours ou presque » ou « souvent » à la question « vous arrive-t-il de vous sentir seul ? ». Ces réponses sont passées de 19 % en avril 2020 à 29 % en juin 2022.

Dans le téléphone de Maryam Banikarim, un message d’une femme de Cloverdale, une petite ville dans le nord de la Californie, qui lui demande des conseils pour préparer à son tour un événement de ce type. « Il y a le Hidden Project, au Royaume-Uni, la Social Street, en Italie, et, bien sûr, La République des Hyper Voisins et leur immense tablée le long de la rue de l’Aude, à Paris… On fait partie d’un mouvement », assure Mme Banikarim.

Mais est-ce que c’est vraiment avec de grandes tablées qu’on va lutter contre l’épidémie de solitude ? « Notre envie, c’est de changer la ville, pas de faire des kilomètres de table », rétorque Patrick Bernard. Il est à l’origine de la « table d’Aude » du 14e arrondissement parisien, ce grand banquet de quartier qu’il considère comme la « plus visible mais pas la plus importante » des initiatives mises en place par sa République des Hyper Voisins pour multiplier les interactions de quartier, parmi lesquelles des rencontres et soirées, des commandes groupées, des ateliers, du compost… Puisque le village n’existe quasi plus, pense-t-il, il faut le recréer en ville. « Paradoxalement, c’est la ville qui peut orchestrer des mécanismes contre l’isolement », affirme-t-il. La semaine prochaine, il a rendez-vous à l’Elysée avec La Fabrique du nous, un think tank sur le vivre-ensemble : « Il y a une acceptation du terme d’“épidémie de solitude” depuis le confinement, et beaucoup de bonnes intentions, mais, derrière, je ne vois pas de mécanisme à l’œuvre. »

« A place to perch », 2021, extrait de la série « City Space ».  

En attendant, il suit attentivement la proposition faite, en juillet, par le sénateur démocrate du Connecticut, Chris Murphy, le National Strategy for Social Connection Act, un dispositif législatif pour investir dans le lien social, qui serait assorti de la création, à la Maison Blanche, d’un bureau pour coordonner ces politiques publiques.

Au Royaume-Uni, le secrétariat d’Etat a publié, en 2018, sa première « stratégie contre la solitude » : dans un pays où l’existence des communautés est très valorisée, tout comme le volontariat ou les activités caritatives, le ministère encourage les « prescriptions d’activités sociales » de la part des médecins généralistes, et il a créé un indicateur de solitude, publié chaque année par l’Office national des statistiques. Aux Etats-Unis aussi, M. Murthy insiste sur la nécessité de renforcer les communautés pour recréer du lien. C’est l’un de ses « six piliers pour accroître les connexions sociales », selon le surgeon general.

Etre un bon voisin

« Je n’ai jamais été religieuse, précise Maryam Banikarim, qui a grandi en Iran. Mais la religion répondait au besoin d’appartenir à un groupe, créait des liens, et on a besoin de trouver des façons de remplacer ce sentiment d’appartenance. » Le jeune pasteur David Plant, installé à une des tables voisines, est sur la même ligne. Au coin de la rue, il a loué un local qu’il a justement baptisé « Neighbor » (« voisin ») : « Un espace où nous explorons ce que signifie être un bon voisin », peut-on lire sur la carte qu’il distribue. « Personne ne vient à New York pour avoir une vie de quartier. Les gens arrivent là pour des études, un projet professionnel, une histoire d’amour. Et ils y mettent toute leur énergie. Leur denrée la plus précieuse, c’est leur temps. Ils ne le donnent pas facilement, mais, pour se faire des amis, il faut être capable d’en “perdre”… »

Paradoxalement, l’épidémie de solitude semble s’étendre à l’heure des plates-formes de mise en contact, du coworking et du coliving. Brian Chesky, le fondateur d’Airbnb, s’est récemment épanché sur CNN à propos de son inquiétude face à ce phénomène, expliquant qu’Amazon et Netflix nous isolent. Il a raconté que le président Barack Obama lui-même lui avait conseillé de s’en protéger en entretenant les liens avec les gens qu’il connaissait depuis le lycée ou ses études supérieures.

Parmi les autres recommandations du surgeon general américain : savoir couper avec les technologies pour être plus présent dans la vie des autres, éviter de participer aux échanges en ligne qui enflamment les relations. Dans le rapport « Solitudes 2022 » de la Fondation de France, Diane Dupré la Tour, cofondatrice des Petites Cantines, un réseau de cantines de quartier, établit un lien de corrélation entre hyperconnectivité et isolement : « Les réseaux sociaux, ça permet de connecter, mais ça ne permet pas de relier. »

Le phénomène affecte tout particulièrement les plus jeunes. Au Royaume-Uni, le secrétaire d’Etat à la solitude, Stuart Andrew, a présenté, mi-septembre, une campagne de sensibilisation auprès des étudiants, les encourageant à aller vers leurs pairs pour parler, sans honte, de leur isolement. Ces derniers sont considérés comme des populations particulièrement à risque, après que la pandémie de Covid-19 a perturbé la vie des campus et des lycées pendant deux longues années.

Mais le plan d’action est peu doté, de moins de 500 000 livres sterling (575 000 euros). Pour Katie Wright-Bevans, maîtresse de conférences en psychologie à l’université de Keele, « on doit s’attaquer aux problèmes sociétaux plus larges qui contribuent à la solitude, notamment le coût du logement et le coût de la vie pour les étudiants. De plus, il est dangereux de supposer que ceux-ci sont en mesure de tendre la main et de parler à quelqu’un, et que cette connexion entraînera forcément une diminution de la solitude ».

« Exercice de rhétorique »

Paul Crawford, professeur de sciences de la santé à l’université de Nottingham et directeur du laboratoire de santé mentale, est tout aussi critique. « La création de ce secrétariat d’Etat a été une très bonne chose, mais elle est en train de tourner à l’exercice de rhétorique. La crise de santé mentale chez les jeunes adultes est réelle, palpable, la pandémie a souvent eu un impact grave sur leur développement psychologique. » Mais les moyens et les infrastructures manquent, assure le spécialiste.

Une enquête mondiale Ipsos Essentials, conduite en août, indiquait que les « Gen Z », nés entre 1997 et 2012, étaient plus nombreux à se dire seuls que les personnes appartenant aux autres générations. Des données d’une enquête datée de maimontraient aussi qu’ils étaient deux fois plus nombreux que les boomeurs (nés entre 1946 et 1964) à dire passer plus de temps avec leurs amis en ligne qu’en présence, et trois fois plus nombreux à affirmer qu’ils ont plus de chances de se créer des relations en ligne qu’en personne.

« Je ne crois pas que les réseaux sociaux en soient forcément la cause, mais qu’ils amplifient le sentiment de solitude, oui », confirme M. Weissbourd, qui a été bouleversé par l’ampleur de ses découvertes chez les jeunes, lors de son enquête de décembre 2022. Plus d’un tiers des Américains de 18-25 ans y disaient s’être sentis seuls fréquemment ou tout le temps au cours des trente derniers jours.

Maryam Banikarim, elle, est d’un avis moins catégorique. Elle était encore directrice du marketing de Nextdoor, une plate-forme de services entre voisins, quand, il y a trois ans, après être tombée sur une photo d’une grande table, elle l’a postée aux gens de son quartier en demandant : « Vous imaginez qu’on fasse ça ? » C’est ce qui a donné lieu à ce déjeuner du 1er octobre pour six cents personnes. « On a besoin d’être connecté pour organiser tout ça… »


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