par Lucie Lefebvre publié le 11 novembre 2023
«Mon ex-conjoint m’a empêchée de travailler pendant dix ans.» Nour (1), jeune femme marocaine de 28 ans, rencontre son futur mari français en 2012, et le suit très vite afin de s’installer à Strasbourg. Peu à peu, ce dernier la prive de toute ressource, il prend le contrôle des finances, tient le compte à son nom, perçoit les aides sociales, la retire de la mutuelle à son insu… «Il voulait que je sois dépendante de lui. Je devais toujours quémander, même pour acheter une bouteille d’eau ou prendre le bus.»
En 2021, un quart des femmes appelant le 3919, la ligne d’écoute nationale à destination des femmes victimes, dénonçait des violences économiques au sein du couple. Contrôler les dépenses, faire pression sur la vie professionnelle, prélever de l’argent sur les comptes ouverts au nom des enfants, ne pas payer la pension alimentaire… Selon un sondage Ifop réalisée en octobre pour la newsletter féministe les Glorieuses, 41 % des femmes ont déjà subi au moins une forme de violence économique conjugale. Des violences qui constituent «un contrôle, un appauvrissement ou un manque à gagner qui peuvent aller jusqu’à la dépossession totale des moyens d’autonomie financière». Emilie Friedli, porte-parole du collectif, note un phénomène «très pernicieux, des milliers de femmes sont concernées sans qu’elles ne s’en rendent compte.»
Pour Sylvie, 56 ans, mère de deux enfants, «l’argent était une pression permanente. J’avais l’impression qu’on gérait une entreprise et non pas une famille. Il a vidé le compte épargne de mon fils que j’avais alimenté en prétextant vouloir faire des travaux dans sa maison, qu’il avait achetée à son nom. Je n’aurais pas dû le laisser faire. Il me rabaissait sans cesse et j’ai vraiment mis du temps à me réveiller».
«Il m’expliquait que si je cherchais du travail c’était comme si j’abandonnais mes enfants»
Nour se souvient du changement de comportement de son mari dès qu’elle a eu son premier enfant. Elle avait alors 19 ans : «Mon rôle s’est tenu à m’occuper d’eux, il m’expliquait que si je cherchais du travail c’était comme si j’abandonnais mes enfants. J’ai un diplôme d’informatique, il m’a alors proposé de me rapporter des téléphones, des ordinateurs à la maison pour les vendre ensuite. Il m’a dit que l’argent serait pour nous deux. J’ai vendu tout ce qu’il m’a ramené, pour un total de presque 20 000 euros et il a tout pris pour lui.» Elle ajoute qu’il recevait les aides de la caisse d’allocations familiales pour les enfants sur son compte bancaire alors «qu’il ne s’en occupait pas».
Depuis le 27 décembre 2022, et la loi Rixain, l’employeur doit s’assurer que le salaire est bien versé sur un compte bancaire ou postal dont le bénéficiaire est le titulaire ou le cotitulaire. Il ne peut plus être versé sur le compte d’un tiers. Même obligation pour les organismes qui versent les allocations et prestations sociales, comme Pôle Emploi. Autre avancée récente : la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés (AAH), appliquée depuis le 1er octobre. Seules les ressources personnelles du bénéficiaire sont désormais prises en compte dans le calcul de la prestation.
Autres acteurs concernés par cette problématique, les professionnels en lien avec les questions de biens et de finance. Une personne peut facilement usurper l’identité de son conjoint, car il dispose de toutes ses informations. La directrice générale de la fédération nationale Solidarité Femmes, Françoise Brié, insiste : «Il faut s’assurer que l’opposition d’une carte bancaire ou la signature d’un crédit se déroule en présence de [la femme], avec des éléments d’assurance qu’elle est tout à fait d’accord. Dans les stéréotypes sexistes, les questions financières sont gérées du côté du masculin et moins du côté féminin.»
«Plus la notion sera connue, plus la société sera vigilante»
Caroline (1), 54 ans, l’a bien ressenti au moment de son divorce. Avec son ex-mari, ils partageaient la même banque et le même notaire : «Ils s’adressaient plus facilement à lui pour tous les détails et les arrangements. Quand il y a eu la signature de la répartition des biens, des valeurs ont été modifiées au dernier moment par le notaire. J’ai été mise devant le fait accompli et me suis sentie obligée de signer. J’ai encore eu le sentiment de ne pas être sur un rapport d’égalité.»
Paola Vieira dirige, au sein de BNP Paribas Personal Finance, un projet visant à protéger les clients de ce type de violences. «Il y a un travail de sensibilisation sur la notion même de violence économique conjugale, encore méconnue, montrer par exemple que l’usurpation d’identité peut aussi exister entre conjoints et créer ainsi les bons réflexes chez les conseillers. Des formations ont été faites au cas par cas auprès des équipes.» Paola Vieira préconise aussi l’information des clients sur leurs droits et devoirs au sein du couple : «On ne peut pas faire les démarches à la place de la victime mais on peut l’inviter à exercer ses droits, à appeler le 3919, ou à prendre contact avec des associations spécialisées. Je suis convaincue que plus la notion sera connue, plus la société sera vigilante et moins il y aura d’infractions.»
«Il faisait exprès de baisser ses revenus pour réévaluer la pension alimentaire à la baisse»
Les violences économiques perdurent souvent après la séparation, via la pension alimentaire. Dans 97 % des cas, c’est le père qui doit verser cette contribution à l’éducation de l’enfant. Certains hommes ne manquent pas d’imagination pour éviter de payer ou baisser le montant de la pension. Sylvie se souvient : «Quand on était mariés, il gagnait deux fois plus d’argent que moi. J’ai travaillé moins pour qu’il puisse travailler à fond. Je me suis occupée de sa comptabilité, son secrétariat, de la maison et des enfants. Au moment de la séparation, il a arrêté son activité et s’est mis en déficit. Au fil de la procédure de divorce, j’ai fini par gagner plus que lui. Je n’ai touché aucune prestation compensatoire et il faisait exprès de baisser ses revenus pour toujours réévaluer la pension alimentaire à la baisse.»
Depuis le 1er janvier, l’intermédiation financière est automatique pour toute séparation. Dès le montant de la pension alimentaire fixée, les professionnels de la justice transmettent directement les données à l’agence de recouvrement et d’intermédiation des pensions alimentaires, l’Aripa. Elle est payée chaque mois directement à cette instance, qui se charge de la reverser au parent bénéficiaire. En cas de non-paiement, l’agence engage immédiatement une procédure de recouvrement de l’impayé et récupère ensuite les montants dus auprès du débiteur défaillant ou à défaut auprès d’un tiers, comme son employeur, Pôle Emploi ou sa banque. L’agence peut aussi verser au parent créancier éligible l’allocation de soutien familial (ASF) à titre d’avance.
Pour Françoise Brié, il faudrait aller encore plus loin. Elle recommande de créer une agence via le Trésor public, pour contraindre au versement des pensions alimentaires, et déjouer la stratégie de l’auteur : «Ce n’est pas logique que ce soit les contribuables qui financent le non-paiement des pensions alimentaires par des personnes qui se rendent insolvables, coupables du délit d’abandon de famille, et qui refusent de payer alors qu’ils ont les moyens de le faire.» Elle soulève un autre point : la fiscalité de la pension alimentaire. Le receveur doit la déclarer alors que le donneur peut bénéficier d’une réduction d’impôts.
Une proposition de loi pour une nouvelle répartition de la charge fiscale a été adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale le 6 octobre 2022. Elle avait été déposée par la députée Modem Aude Luquet, et attend toujours d’être examinée par les sénateurs.
(1) Le prénom a été modifié.
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