Par Charlotte Bozonnet Publié le 03 novembre 2023
« La Relève ». Chaque mois, « Le Monde Campus » rencontre un jeune qui bouscule les normes. A 25 ans, le fondateur du mouvement Destins liés milite contre les inégalités qui touchent notamment les jeunes issus de quartiers populaires, qu’il encourage à devenir acteurs du changement.
Sur sa table de chevet : Pour une écologie pirate, de Fatima Ouassak (La Découverte, 198 pages), et Le talent est une fiction, de Samah Karaki (JC Lattès, 306 pages). La meilleure série de tous les temps ? Peaky Blinders,une plongée dans les bas-fonds de l’Angleterre des années 1920. Ses inspirations ? Christiane Taubira, Nelson Mandela et Martin Luther King. Achraf Manar l’avoue : « Je bosse là-dessus jour et nuit. » Ce « moteur », cette « flamme », comme il l’appelle, c’est la lutte contre les inégalités sociales.
A 25 ans, le jeune homme vient de fonder, avec huit autres jeunes, le mouvement Destins liés, dont il est le président. L’association, qui se veut intergénérationnelle, porte une exigence de justice sociale pour les jeunes des quartiers populaires, qu’ils soient immigrés ou non. Achraf ne fait pas de différence : « Tous ont souffert de la situation de leurs parents, atteints dans leur dignité, que ce soit par les discriminations ou par des boulots dévalorisés. » Il y ajoute les jeunes du monde rural dont le vécu est proche. Manque d’emplois, d’exemples, de réseaux, de codes, d’informations… Tous ont en commun de « se sentir au ban », explique-t-il.
Pour les soutenir, Destins liés revendique une politique des petits pas. Le collectif a décidé de s’intéresser en priorité à la précarité étudiante, un sujet qui concerne les jeunes comme leurs parents. Ses membres ont commencé à faire du porte-à-porte dans les Crous pour recueillir la parole des étudiants et se sont fixé un premier objectif : obtenir que la bourse étudiante soit versée sur douze mois et non sur dix, comme c’est le cas actuellement.
Ce mode d’action est directement inspiré du community organizing, un modèle d’organisation collective dans lequel les communautés locales portent elles-mêmes leurs revendications. Très en vogue aux Etats-Unis, la pratique a connu un certain succès en France dans les années 2000-2010. « L’engouement pour le community organizing a été particulièrement fort après la victoire de Barack Obama, le plus célèbre des community organizers, rappelle Julien Talpin, chercheur en sciences politiques au CNRS. Aujourd’hui, on en a une pratique plus lâche : on ne retient que certains préceptes, par exemple l’idée d’arracher de petites victoires ici et maintenant. »
« Peser dans le débat public »
Sa dimension horizontale – il n’y a pas de leader – et son pragmatisme – obtenir des changements rapides et concrets – rompent, en tout cas, avec les méthodes traditionnelles du monde associatif. « A Destins liés, on aimerait que les gens se sentent acteurs, leur faire comprendre qu’on peut changer les choses, si on s’organise. Ça implique de les former, de leur donner des ressources. Notre objectif est d’unir les générations afin de peser dans le débat public », détaille Achraf, qui s’est formé au community organizing en suivant un cours à distance de l’université Harvard entre février et juillet.
Achraf a 8 ans lorsque sa famille – il a un frère et une sœur, plus jeunes – quitte son quartier populaire de Bordeaux pour s’installer à Sainte-Florine, une commune de Haute-Loire, où son père a été muté pour y diriger une maison familiale rurale. S’il reste pudique sur ces années-là, il n’a pas oublié « ces blagues d’enfants » et autres remarques déplacées sur les Arabes, peu nombreux dans ce coin de France. « Je ne leur jette pas la pierre. C’était de la méconnaissance plus que du racisme. A la maison, on n’en parlait pas, pour ne pas inquiéter. C’était un peu tabou, mais on savait que chacun le vivait de son côté », se souvient-il. En 3e, il vit une expérience commune à de nombreux jeunes issus de l’immigration : bien que très bon élève, il se voit proposer d’intégrer des filières professionnelles par le conseiller principal d’éducation. Son père, qui connaît le système, le pousse en 2de générale.
Mais, au lycée La Fayette de Brioude (Haute-Loire), il se sent loin de tout, l’horizon lui semble fermé – seul le foot le passionne –, ses notes s’effondrent. Encouragé par ses parents, Achraf obtient tout de même son bac scientifique et intègre, en 2015, une école d’ingénieurs, Polytech Clermont, rattachée à l’université Clermont-Auvergne. « Mais j’ai compris à cette période que le décrochage scolaire pouvait aller très vite », se souvient le jeune homme.
Engagé sur les questions d’éducation
L’école est pour lui le nerf de la guerre. « Malgré le dévouement des profs qui parviennent parfois à changer des vies, l’école, aujourd’hui en France, accroît les inégalités alors qu’elle devrait les atténuer. Elle fonctionne comme un entonnoir. A la fin, il en sort une toute petite élite qui accède aux places de pouvoir », dénonce-t-il. Ceux qui parviennent à déjouer les pronostics sont des « anomalies statistiques ».
Le jeune homme s’est engagé très tôt sur les questions d’éducation, influencé notamment par son père, qui nourrit ses enfants de débats sur ce sujet. Etudiant, il est élu au conseil d’administration de l’université Clermont-Auvergne, où il connaît une première victoire lorsque sa fac est la première à refuser d’appliquer la hausse des frais d’inscription pour les étudiants étrangers, annoncée fin 2018 par le gouvernement d’Edouard Philippe. Des universités de toute la France se joindront au mouvement de résistance. Avec cet épisode, il connaît aussi sa première « gifle » de militant : le Conseil d’Etat finit par valider la réforme, au motif que les hausses sont « modiques ». « Je prends conscience qu’être élu ne permet pas de changer les choses, seul le collectif peut le faire. »
Très investi à partir de 2018 au sein de Different Leaders, un collectif d’une centaine de jeunes engagés pour une société plus juste, il est aussi de plus en plus sensibilisé à l’enjeu écologique. « Je me suis rendu compte qu’on avait toujours été en lien avec la question écolo sans le savoir, explique Achraf. Les quartiers populaires sont les premiers concernés par les conséquences du réchauffement climatique, mais ils ne se sentent pas représentés par les mouvements écologistes où militent surtout des urbains et des classes sociales élevées. » En 2021, le jeune militant participe à la campagne des régionales, en Auvergne-Rhône-Alpes, aux côtés du groupe écologiste. S’il ne sort pas vainqueur face à Laurent Wauquiez (Les Républicains), la campagne est un lieu privilégié pour découvrir les dynamiques politiques.
A l’issue de cette expérience, Achraf prend une décision : se consacrer entièrement à ses combats. Jusque-là, et même s’il a compris très tôt que « ce n’était pas [son] truc », il a sagement suivi les cours de Polytech Clermont, dont il est sorti diplômé en intelligence artificielle. Il a aussi inscrit sur son CV un master en management de la Sorbonne et deux années d’apprentissage chez Danone. « J’ai décidé d’arrêter et de me consacrer entièrement à la question sociale », se souvient le jeune homme. Il faut l’annoncer à ses parents. « Ça a surtout été dur pour ma mère, qui angoissait de me voir tomber dans la précarité », ajoute-t-il.
Article dans le « New York Times »
Après une mission de quatre mois au Sénat, il est embauché par la Fondation européenne pour le climat en CDI et fonde au même moment Destins liés. En octobre 2022, le New York Times lui consacre un article sous le titre « Taking Up the Mantle of Democracy » (« reprendre le flambeau de la démocratie »), entretien croisé de quatre jeunes engagés dans le mouvement pour la démocratie. « C’est un peu fou, mais on est dans le NYT ! », s’amuse-t-il alors.
A la même période, Achraf est sélectionné pour faire partie de la première promotion de l’Académie des futurs leaders (AFL), une initiative qui vise à faire entrer de nouveaux visages dans le monde politique. Pendant six mois, les participants multiplient les rencontres avec des personnalités politiques, associatives. Pour l’instant, Achraf ne souhaite pas s’engager dans un parti. « D’En marche ! aux partis de gauche, on me l’a proposé plusieurs fois, mais ce qui m’anime, ce ne sont pas les gens qui sont déjà dans le système », souligne-t-il.
Le jeune militant voudrait participer à la modification du rapport de force entre dirigeants et classes populaires. « Achraf est très attaché à la notion d’“égalité des positions” : quelle que soit ta place dans la société, avoir le même accès à la décision politique, économique. Ça va bien au-delà de l’idée d’égalité des chances », explique Taoufik Vallipuram, son ami au sein de l’AFL, qui ne cache pas son admiration pour son camarade. Où le voit-il dans cinq ans ? « Difficile à dire, il est au carrefour de tellement d’univers… Mais Achraf n’est pas motivé par son ego. Ce qu’il veut, c’est éviter à d’autres de subir les injustices que lui a pu vivre. Il se voit plus comme une courroie de transmission que comme un leader. » Un numéro 10, milieu offensif, comme se plaît à le dire ce fan de foot.
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