Par Coumba Kane Publié le 13 novembre 2023
REPORTAGE Dans ce pays d’Afrique de l’Ouest marqué par quatorze années de guerre civile (1990-2003), la consommation de stupéfiants a explosé. Si les autorités commencent à mesurer l’ampleur du phénomène, le manque de structures sanitaires grève la prise en charge des consommateurs.
C’est un fragment d’enfer bordé de sable fin. A West Point, vertigineux township planté dans le sud de Monrovia, au Liberia, des montagnes de déchets en putréfaction propagent une odeur pestilentielle. En cette saison des pluies, les 80 000 habitants se déplacent dans des ruelles fangeuses. Ici, on vit dans l’attente d’un engloutissement annoncé, celui du littoral dévoré chaque jour un peu plus par l’Atlantique. Mais la montée des eaux n’est pas la seule menace. Choléra, Ebola, tuberculose, les épidémies ont plusieurs fois consumé West Point. Ceux qui y ont survécu doivent désormais affronter une nouvelle calamité : les stupéfiants.
Par petits groupes, des silhouettes apathiques s’engouffrent dans une baraque en tôle plongée dans l’obscurité, cette après-midi d’octobre. A l’intérieur, une trentaine d’hommes fument sous une chaleur étouffante. Abdu, qui se présente comme le chef de gang, règne sur ce groupe de « zogos », surnom que se donnent les usagers de drogue. « Ça fume de tout depuis longtemps. Héroïne, Italian white [cocaïne], marijuana », énumère le trentenaire, qui jure avoir décroché. « Mais là, on est en train de perdre les petits. Le kush, ils en consomment beaucoup trop. C’est inquiétant », déplore-t-il en désignant un garçonnet recroquevillé au sol, les yeux mi-clos, sourire béat. Vendu 100 dollars libériens (50 centimes d’euro) la boulette, le kush se répand comme une traînée de poudre dans les 10 000 ghettos du pays. Apparue en 2018 au Sierra Leone voisin, où elle provoque des ravages similaires, cette substance apparentée à la marijuana détient un pouvoir d’addiction très puissant.
« On a besoin d’aide ! », hurle soudain Joseph Slero, dit « Rahu », 30 ans, repris en chœur par ses camarades de galère. L’homme aux bras tatoués transpire à grosses gouttes. Dépendant depuis sept ans, il a connu le cannabis avant le kush. « J’ai essayé d’arrêter seul, mais je n’y arrive pas. En manque, j’ai froid, je tremble, j’ai des douleurs atroces à l’estomac. Je veux arrêter. Ma petite amie fume aussi. Elle est enceinte. Notre enfant ne sera pas normal », poursuit-il en triturant son bracelet sur lequel luit un « Jésus aime les zogos ».
Joseph et les autres portent en héritage l’histoire traumatique du Liberia. Celui des guerres civiles, qui ont ravagé le pays entre 1990 et 2003. A l’époque, des milliers d’enfants enrôlés de force par des seigneurs de guerre plongent dans la drogue. Opiacés, alcool, benzodiazépines… Dans les bataillons, les stupéfiants coulent à flots pour « aguerrir » les jeunes troupes face à l’ennemi. Certains sortent à peine de l’enfance. De ces quatorze années de luttes fratricides, la société libérienne ressort sidérée – on dénombre au moins 250 000 morts – et malade de l’addiction de ses anciens combattants.
Les planques des « zogos »
Aaron Brownskin, 46 ans, n’a jamais pris les armes. Mais ce père de famille chétif, accro au crack, au kush et à la cocaïne, a aussi rencontré la drogue dans le sillage du conflit. « Ça fait vingt-sept ans que je suis dans les ténèbres. J’ai commencé à fumer quand j’étais étudiant, pour soigner mes angoisses. Car, avec la guerre, il y avait une telle violence… J’ai jamais réussi à décrocher, même pour mes enfants », murmure-t-il dans un anglais soutenu. Lui aussi a assisté à la « zombification » de West Point. « Dès 12 ans, ils touchent à ça. Moi, j’ai tout perdu. Eux peuvent encore s’en sortir si on les aide maintenant. »
Pour la jeunesse de Monrovia, difficile d’échapper au piège de la drogue. Elle est partout. Dans une capitale où la signalisation routière est quasi inexistante, les points de deal, eux, sont indiqués. Parfois à quelques encablures d’une caserne de police. Pour s’en procurer, il suffit de lever les yeux en traversant la ville et de prêter attention aux lignes électriques. Une paire de baskets entrelacées délimite le territoire des gangs, désormais maîtres du trafic de drogue. Sur Randall Street, par exemple, des tennis noires pendues à des câbles signalent la présence de revendeurs. Cannabis, Italian white et kush sont disponibles, à 300 mètres d’un poste de police.
« Au début, nous ne comprenions pas pourquoi des chaussures étaient accrochées en l’air. Puis le langage codé a été décrypté, mais personne n’ose en parler ouvertement, par peur des représailles. Ces gangs sont très violents », confie un travailleur social qui intervient dans les quartiers difficiles de Monrovia, peu surpris par le manque de discrétion des dealeurs. « L’impunité commence au sommet de l’Etat, qui abrite des criminels de guerre. Ils n’ont jamais été jugés pour leurs actes commis pendant nos guerres civiles. Dans ce contexte, les trafiquants de drogue ne peuvent que prospérer, d’autant qu’ils font peur. Même les avocats craignent de plaider contre eux », regrette-t-il.
Les « zogos », dont le nombre oscille entre 100 000 et 250 000 personnes sur une population de 5 millions d’habitants, survivent dans les cimetières, les bâtiments abandonnés ou les « planques », ces baraques de consommation informelle. Un quotidien à la marge, ponctué de larcins et de violences. « L’héro, c’est 2 dollars [américains, soit 1,87 euro] la dose. Je n’ai pas d’autre choix que de voler, car il n’y a pas de travail ici », se justifie Ladji, 37 ans, rencontré à West Point.
Cette vague incontrôlée de consommation de substances illicites risque d’hypothéquer, une nouvelle fois, l’avenir d’une jeunesse classée parmi les plus pauvres du continent africain et qui représente les trois quarts de la population du pays. Car, face à une guerre qui s’annonce longue et ardue, l’Etat libérien semble plus que démuni. Pris dans la nasse d’un trafic régional en plein essor, le Liberia apparaît comme la cible idéale pour les trafiquants. Ses frontières poreuses et la corruption des services alimentée par les bas salaires ont fait de ce pays d’Afrique de l’Ouest une zone de transit des stupéfiants en provenance d’Amérique du Sud sur la route vers l’Europe. Et dans le sud du pays, des agriculteurs font pousser des plants de marijuana car, en trois mois, ils réalisent « autant de bénéfices qu’en sept ans de culture du caoutchouc », détaille un rapport de l’Agence libérienne de lutte contre la drogue.
Le président Weah débordé
Longtemps jugées indifférentes, voire complices, les autorités libériennes commencent à mesurer l’ampleur du phénomène. En octobre, en pleine campagne présidentielle, les candidats ont tenté d’exploiter l’inquiétude générale. « Notre pays est rongé par la toxicomanie », a reconnu le président, George Weah. Accusé d’avoir tardé à prendre la mesure du problème, il a promis de traiter celui-ci « comme une urgence sanitaire nationale au même titre que le Covid-19 et Ebola ». Le chef de l’Etat, candidat à sa réélection, a annoncé la création d’un programme de réhabilitation en collaboration avec les Nations unies d’un montant de 13,9 millions de dollars.
Son principal rival, Joseph Boakai, qu’il doit affronter au second tour de la présidentielle, mardi 14 novembre, accuse l’administration aux affaires d’être de connivence avec des barons de la drogue. Des allégations que le président Weah a rejetées, mais qu’il peine à faire taire depuis le fiasco de l’affaire dite « des 100 millions ». En octobre 2022, les forces de sécurité ont saisi 520 kilogrammes de cocaïne – d’une valeur estimée à environ une centaine de millions de dollars américains. A la surprise générale, les quatre suspects arrêtés en flagrant délit ont été acquittés lors de leur procès. Alors que le jugement était en cours de révision par la Cour suprême, ils se sont volatilisés, provoquant une polémique nationale. George Weah a depuis promulgué une nouvelle loi qui punit jusqu’à vingt ans de prison l’importation et la consommation de stupéfiants. Et interdit toute libération sous caution tant que les procédures ne sont pas terminées.
Des mesures jugées insuffisantes par les travailleurs sociaux. Selon eux, l’arsenal législatif criminalise les petits consommateurs au détriment des trafiquants. Ces derniers passent entre les mailles des filets quand les premiers subissent des atteintes aux droits humains. « La police fait des descentes dans les ghettos et incarcère ces jeunes sans mandat. Les usagers de drogue font l’objet de harcèlement, d’arrestations et même de tortures de la part des services de sécurité », a alerté en septembre 2022, dans un rapport adressé aux Nations unies, la Liberia United Youth for Community Safety and Development, une ONG de réinsertion sociale.
Problème de santé publique tardivement pris en compte par les autorités, la dépendance aux drogues se soigne mal au Liberia. Au Sierra Leone, les usagers sont « traités » dans des hôpitaux psychiatriques. Sous le mandat de George Weah, une poignée de centres de prise en charge ont vu le jour au Liberia. Une goutte d’eau dans un océan de désespoir. Pour s’en sortir, les consommateurs ne peuvent compter que sur eux-mêmes ou sur des initiatives personnelles, comme celle du révérend Sam Nunoo.
Les curistes de Dieu
A une heure trente de voiture du centre de Monrovia, au bout d’une ruelle marécageuse, se dresse le Liberation Center Liberia. Dans la bâtisse de plain-pied, renommée « Maison du tonnerre », le religieux vit avec ses enfants en bas âge, son épouse et onze usagers de drogue en « cure ». Deux chambres meublées de lits superposés impeccablement faits accueillent les pensionnaires, âgés de 14 à 46 ans. Sur chaque oreiller, une Bible est soigneusement posée. Ici, pas de traitement de substitution à la méthadone. Pas de médecin. Mais un quotidien rythmé par les prières collectives, le sport dès 5 h 45 et les tâches ménagères.
Depuis mars 2022, 51 personnes sont passées par le centre pour une durée moyenne de six mois. Avec des résultats variables. « En 2022, un tiers d’entre eux s’est sevré. Un autre tiers a abandonné. C’est déjà ça », se félicite Sam Nunoo. Depuis 2007, le père de famille mène une croisade contre la drogue à West Point. Il a commencé par distribuer nourriture et vêtements aux jeunes désœuvrés. Mais, face à ce qu’il appelle une « épidémie » de drogue survenue ces dernières années, le dynamique quadragénaire a monté son centre, avec le soutien d’un évangéliste américain. « Ces jeunes souffrent de dépression, d’accès de colère. Je les écoute, c’est parfois la première fois que quelqu’un les écoute. Je les conseille et je leur parle de Dieu », confie-t-il, refusant d’en dire plus sur sa méthode de désintoxication.
La foi comme expérience curatrice, Junior Destota, 46 ans, y croit. Il entame son sixième mois dans le centre. Après plus de vingt ans de dépendance, cet ancien combattant passé par quatre factions reste marqué par ses années au front. Quand il était « chez Charles Taylor », l’ex-chef de guerre devenu président (1997-2003) et condamné pour crimes de guerre, on lui mettait « une arme dans une main, et de l’Italian white ou de l’héro dans l’autre ». « Ici, j’ai réussi à arrêter, car j’ai rencontré Dieu. J’espère reconstruire ma vie. »
A ses côtés, son camarade de chambre George Irisseri compte les jours. A 40 ans, cet ancien chef de gang, encore accro à l’héroïne il y a quelques mois, s’apprête à quitter le Liberation Center du révérend Nunoo. Mais il sait que la route sera encore longue. « Dieu a transformé ma vie, mais le ghetto, c’est dur. On naît et on meurt en fumant. Quel pays voulez-vous que notre génération bâtisse ? Sans aide, nous irons vers un nouveau désastre. » Dehors, il espère diffuser la parole de Dieu pour « sauver » ses frères et ses sœurs empêtrés dans l’enfer de West Point.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire