Par Valérie Lehoux Publié le 10 mars 2023
Dans le “Consentement”, elle évoquait sa relation subie , adolescente, avec l’écrivain Gabriel Matzneff. Trois ans plus tard, l’autrice a fait la paix avec son passé et lance une collection de textes sur la sexualité, tous écrits par des femmes.
Deux fois, elle s’excuse. « Et merci de m’avoir attendue. » Si elle n’avait rien dit, on n’aurait même pas remarqué ses cinq petites minutes de retard, délai ridicule dans un quotidien de Parisien. Paraît qu’on ne se refait pas… Vanessa Springora ne s’est pas départie de l’élégance et de l’humilité qui avaient tant frappé il y a trois ans à la sortie du Consentement (éd. Grasset), récit de sa relation passée avec l’écrivain Gabriel Matzneff – elle avait 14 ans, il en avait 50. Un livre-choc, aussi puissant que sobre, épicentre d’un séisme sociétal. « Moi qui suis d’un tempérament plutôt discret, j’aurai sans doute du mal, toute ma vie, à réaliser ce qui est arrivé. »
En publiant son texte aux premiers jours de 2020, cette femme de lettres et de l’ombre – éditrice – ne reprenait pas seulement la main sur son histoire. Elle posait un jalon de plus, essentiel, à la libération de la parole. Bousculant au passage une intelligentsia germanopratine si longtemps complaisante envers Matzneff. Imposant, sans discours sentencieux, la notion de consentement dans le débat public. Depuis, les livres de Matzneff ont été retirés de la vente – ce qu’elle n’a jamais demandé. Camille Kouchner a sorti sa Familia grande (éd. du Seuil), sur l’inceste. Le chef de l’État a mis sur pied une commission indépendante sur les violences sexuelles faites aux enfants. Et une loi établit que toute relation entre un adulte et un mineur de moins de 15 ans est un viol, là où, auparavant, il fallait prouver la contrainte ou la surprise…
L’image d’un écrivain bouffi de suffisance, pérorant sur un plateau de télé à l’évocation de ses conquêtes collégiennes, est devenue inconcevable (ce qui arriva avec Gabriel Matzneff, le 2 mars 1990, lors de l’émission Apostrophes). « Tant mieux si ce livre a été utile à quelque chose. J’espère aussi qu’il possède une dimension esthétique et qu’elle a pu toucher des lecteurs. » Le Consentement a bouleversé, par la force, la justesse et la clairvoyance de sa langue.
Ce n’est pourtant pas à son sujet qu’on rencontre aujourd’hui Vanessa Springora, dans ce café qu’elle a choisi, aux murs tapissés de livres. C’est pour une collection, féminine et féministe, qu’elle s’apprête à lancer. « Je suis contente de parler d’autre chose que de mon histoire ! » Autant la prévenir quand même qu’elle n’y échappera pas complètement… « Je sais », glisse-t-elle en souriant. Mais on commencera donc par son actualité : Fauteuse de trouble, un ensemble de textes dont le premier volume (à paraître le 16 mars) est signé Ovidie.
La sexualité est un motif de notre vie, un sujet politique, social, culturel, tout à fait central ces temps-ci. Et moi, je rêve de la désenclaver.
« L’idée m’est venue environ un an après la sortie du Consentement. J’avais envie de créer un espace dans lequel les femmes puissent parler de sexualité, et pas uniquement par le prisme de l’abus, des agressions, du viol. Bien sûr, leur histoire est marquée par cela, mais elle ne s’y limite pas, heureusement. Les autrices de cette collection écriront sur leurs désirs, leurs fantasmes, leurs relations et la façon dont elles aimeraient les voir changer. Nous sommes au XXIe siècle… Je veux que les femmes se sentent pleinement autorisées à parler d’érotisme, via toutes sortes d’esthétiques, sans peur ni fausse pudeur. Ce peut être très joyeux, très drôle même. »
Dix minutes à peine que l’entretien a commencé. Vanessa Springora parle vite, oublie de commander son thé. Elle explique, répète. Comme si, en dépit du grand chamboulement post #MeToo, il fallait encore se justifier. « Certains hommes ont pensé qu’avec Le Consentement je voulais censurer la littérature… C’est l’inverse ! Longtemps, les livres érotiques étaient considérés comme un sous-genre, cantonnés aux rayons inaccessibles des bibliothèques sauf pour quelques auteurs masculins, Bukowski, Miller, Bataille, Louÿs ou Sade. Pourtant, la sexualité est un motif de notre vie, un sujet politique, social, culturel, tout à fait central ces temps-ci. Et moi, je rêve de la désenclaver, de la ramener dans le registre littéraire, au même titre que n’importe quel autre domaine. Mais pas forcément comme on l’a fait jusqu’à présent. Il est temps de proposer d’autres modèles, dans lesquels les femmes pourront mieux se reconnaître. Quant aux hommes, ils y apprendront des choses. J’ai laissé traîner à la maison des épreuves de la collection, j’ai bien vu qu’elles intéressaient beaucoup mon compagnon ! »
Le thé est arrivé, l’a-t-elle seulement remarqué ? Derrière de grandes lunettes un brin sixties, elle jette un œil aux dizaines de livres qui recouvrent les murs et font du lieu l’écrin parfait pour passer un moment avec elle. Les livres, son « élément ». On oserait plus : un prolongement d’elle-même. Objet d’affirmation et d’émancipation, après avoir failli se faire prison – Matzneff avait fait d’elle, comme d’autres de ses proies, un personnage de son journal. Objet-passion, aussi, pour cette lectrice de toujours, qui a grandi non loin du monde de l’édition (sa mère y était attachée de presse), consacra son mémoire d’études supérieures à la littérature féminine de l’entre-deux-guerres (déjà) et qui, à la bonne trentaine, intégra la maison Julliard.
Un confinement très studieux
Pendant quinze ans, elle gravit tous les échelons, jusqu’à en prendre la direction, en novembre 2019. « J’avais en tête d’autres projets mais l’offre était trop belle, je me suis dit : “Allez, j’essaye !’” J’avais prévenu qu’avec la sortie de mon propre livre en janvier, je serais peut-être un peu occupée pendant un mois… Personne n’aurait imaginé que tout s’emballerait à ce point ! Très vite, je me suis trouvée tiraillée entre l’intérêt suscité par Le Consentement et ma loyauté vis-à-vis de Julliard. Puis, le 16 mars 2020, jour de mon 48e anniversaire : le confinement ! Je l’ai passé enfermée dans mon appartement avec mon téléphone, à tenter de remonter un programme pour Julliard – 80 % des auteurs étaient partis avec l’ancienne direction –, tout en continuant de recevoir des sollicitations à propos de mon livre. Certains disaient : « C’est super le confinement, on est dans une maison de campagne à profiter du soleil. » Moi, je n’ai même pas eu le temps de ranger mes placards. Je travaillais dix-huit heures par jour, j’en suis sortie totalement épuisée. »
Vanessa Springora conviendra encore sans détour que le travail comptable et juridique, le « reporting » auprès des actionnaires n’étaient guère ses activités favorites. « Je reste très reconnaissante qu’on m’ait proposé ce poste, mais ce que j’aime surtout, en effet, c’est être au plus près du texte, dans l’écriture ou l’accompagnement. » En octobre 2021, elle ôtera donc son habit de directrice tout en continuant de travailler, comme éditrice indépendante, auprès d’auteurs maison. Et en montant la collection qui, aujourd’hui, la propulse à nouveau dans la lumière.
Elle entend ne pas y rester trop longtemps, cette fois-ci. « J’assure le lancement de Fauteuse de trouble, c’est bien normal, mais après j’espère que les journalistes s’intéresseront surtout aux autrices. » Springora la discrète a dû en avoir sa dose, d’interviews et portraits à gogo. « Tout le monde rêve d’un accueil aussi beau que celui que j’ai reçu, mais ce peut être déroutant, surtout pour un texte très intime, quand c’est sa propre personne qui est exposée. Aussi parce qu’avec le succès on change de place : on vous interroge sur tout et n’importe quoi, comme si vous aviez forcément des choses à dire. J’ai refusé beaucoup d’entretiens pour lesquels je n’avais pas de compétences particulières, sur les violences sexuelles en général, l’histoire du féminisme… Il y eut aussi des raccourcis qui caricaturaient mes propos, alors que j’avais pris soin de peser chaque mot. Même des phrases qui m’ont été attribuées et que je n’avais jamais prononcées. Sans parler de certains commentateurs qui détestent tout ce qui se passe depuis #MeToo et m’étrillent régulièrement. »
Un film en préparation
Inévitable, quand on ose défier les baronnies, briser les non-dits et secouer un système à ce point établi. Mais si les pro-Matzneff demeurent, dit-elle, assez nombreux dans le milieu littéraire, c’est bien sa voix à elle, mélange de douceur et de détermination, qui se fait entendre aujourd’hui. Sa rectitude. Et cela va continuer. L’automne dernier, une adaptation scénique du Consentement a vu le jour, portée par Ludivine Sagnier. Bientôt, une version grand écran, possible candidate à la sélection cannoise, réalisée par Vanessa Filho. Événement pressenti. Dans le rôle de Matzneff, Jean-Paul Rouve ; et dans celui de l’adolescente qu’elle fut, une comédienne de 22 ans – elle en paraît moins –, Kim Higelin, la petite-fille de Jacques, sur laquelle Vanessa Springora ne tarit plus d’éloges : « Elle est magnétique, bouleversante, elle mérite le César de la révélation ! »
Ce sera pour 2024, peut-être… L’année où elle-même devrait publier son deuxième livre. Sans vouloir en dire trop, elle lâche qu’il s’agira d’une « interrogation sur le patriarcat et sa violence faite, aussi, aux hommes », via une enquête sur son père. Il disparut juste après la parution du Consentement, ils n’avaient plus de lien depuis des lustres. Le Consentement, voici qu’on y revient encore… « Mon éditeur m’a dit : “Quelle ironie ! Tu l’as écrit pour refermer un chapitre de ta vie et il te sera collé à jamais sur le front.” C’est juste, et pourtant, j’ai bel et bien tourné une page. Le débat que le livre a engendré ne m’appartient plus, il est à la société tout entière. D’une certaine manière, j’ai la sensation d’avoir passé le relais. Ce qui me reste de cette histoire n’est plus envahissant comme avant. Je vis très bien avec. »
La chair est triste hélas, d’Ovidie, éd. Julliard, coll. Fauteuse de trouble, 176 p. En librairie le 16 mars.
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