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jeudi 9 mars 2023

La réforme des retraites est une négation des travailleuses du soin

par Séverine Lemière, université Paris-Cité, Réseau Marché du travail et genre (Mage) et Rachel Silvera, université Paris-Nanterre, Réseau Mage  publié le 7 mars 2023

Infirmières, aides à domicile, professeures des écoles, deux tiers des femmes qui exercent ces métiers ne se sentent pas capables de continuer jusqu’à la retraite, selon une récente étude réalisée auprès de 7 000 professionnelles. Il est urgent de reconnaître la pénibilité de leur travail.

Entre 2021 et 2022, une grande consultation, inédite, portée à la fois par des chercheuses et une organisation syndicale, a donné la parole aux métiers féminisés du soin et du lien (1). Et 7 000 professionnelles (plus de 90 % de femmes) y ont répondu. Infirmières, aides-soignantes, sages-femmes, aides à domicile, professeures des écoles, éducatrices spécialisées, assistantes sociales, auxiliaires de puériculture ou assistantes maternelles ont raconté leur réalité professionnelle. Si ces métiers ont des niveaux de formation et de salaire différents, s’ils existent à la fois dans les secteurs privé et public, s’ils sont en contact avec des publics divers (enfants, personnes vulnérables, en perte d’autonomie, en situation de handicap, etc.), tous témoignent d’une pénibilité non reconnue : 97 % des professionnelles disent que leur métier est dur sur le plan émotionnel et 84 % sur le plan physique.

En effet, 67 % des professionnelles assument des charges physiques alors que ce n’est le cas que de 41 % des personnes en emploi en France ; il s’agit pour elles de porter, déplacer, manipuler des malades, des personnes âgées ou des enfants en bas âge. Cette aide-soignante explique «lever des personnes sans matériel élévateur, trois ou quatre douches dans la matinée pour des personnes très dépendantes, surveiller en même temps et seule six personnes dépendantes». Les trois quarts travaillent au quotidien dans le bruit, notamment dans la petite enfance. Cette auxiliaire de puériculture raconte : «Avec une adulte pour cinq bébés, c’est souvent mission impossible d’apaiser tout le monde surtout en début d’année.»

Charge de travail et peur de ne pas y arriver

Travailler tard le soir, tôt le matin ou la nuit est aussi fréquent, 43 % des professionnelles disent travailler entre 18 heures et minuit, notamment dans le soin. Selon l’enquête Conditions de travail de la Dares de 2019, ces professionnelles ont une probabilité de travailler le dimanche trois fois plus importante que l’ensemble des personnes en emploi.

Au-delà de cette pénibilité physique et temporelle, ces métiers assument de très lourdes contraintes émotionnelles : 94 % des professionnelles déclarent faire face à la souffrance des autres. Elles sont presque autant (89 %) à devoir cacher leurs émotions au travail ; plus d’une sur deux se sent isolée au travail. Et face à la charge de travail, près des trois quarts ont peur de ne pas y arriver, de ne pas avoir le temps de finir une toilette, d’écouter une détresse, de détecter une souffrance. Une éducatrice spécialisée explique qu’il est «difficile de ne plus penser en dehors du travail aux jeunes qui nous livrent leur souffrance au quotidien, la charge mentale est importante». Une aide à domicile nous dit «entendre une personne crier de douleur et être impuissante, n’avoir que la parole pour la rassurer. »

Etre toujours interrompue et devoir tout faire en même temps est aussi une contrainte forte de ces métiers. Les trois quarts des professionnelles disent être fréquemment interrompues pour effectuer une autre tâche. Pour cette infirmière, il s’agit de«perfuser un patient tout en pensant au traitement d’un autre patient qui va arriver, pendant qu’un troisième parle», pour cette assistante maternelle de «donner le biberon à un bébé ou le changer, tout en jouant avec les trois autres».

Ces métiers cumulent toutes les formes de pénibilités

Ainsi, la caractéristique essentielle et spécifique de ces métiers est de cumuler toutes les formes de pénibilités : physique, temporelle et émotionnelle. Cette infirmière résume : «Bien que le métier d’infirmière soit intéressant et porteur de valeurs, ces dernières sont de plus en plus bafouées par un rythme qui devient insoutenable, notamment avec l’instauration de plus en plus fréquente des douze heures. Le travail est pénible psychologiquement (décès, misère, détresse psychologique des patients…) et physiquement (soulèvement des personnes alitées…) [et] est souvent incompatible avec une vie familiale harmonieuse (horaires décalés, travail du week-end et jours fériés).»

Sans surprise, près des trois quarts expriment une dégradation de leur santé à cause du travail et les deux tiers ne se sentent pas capables de faire leur métier jusqu’à la retraite, ce n’est le cas que de 43 % des personnes en emploi en France. Les deux tiers des professionnelles sont fières de leur travail et pourtant, moins de la moitié recommanderait leur métier. Elles parlent toutes de l’usure, de la fatigue accumulée, au-delà de la crise sanitaire, et d’un mal-être au travail, du fait des choix budgétaires de ces dernières décennies, engendrant des baisses d’effectif et aujourd’hui de moins en moins de candidates, un travail toujours plus pressé et empêché.

Comment alors envisager de travailler deux années supplémentaires, comme le prévoit la réforme des retraites ? Les contraintes de ces métiers ne sont pas reconnues comme des critères de pénibilité, comme s’il était «naturel» pour les quelque quatre millions de professionnel·les de vivre ce quotidien. Au prétexte qu’il s’agit d’une «vocation» qui ferait appel à des compétences «innées», des «compétences de femmes», on ne prévoit toujours pas de réelles contreparties salariales, organisationnelles ou des départs anticipés pour toutes. Si les primes Ségur ont commencé à revaloriser les salaires de ces secteurs, l’actuelle réforme des retraites apparaît comme une négation de la réalité professionnelle de ces métiers, de ces femmes. En ce 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, il est urgent de reconnaître la pénibilité des métiers féminisés du soin et du lien.

(1) Cette consultation fait partie d’une étude Ires pour la CGT de Louisa Chassoulier, François-Xavier Devetter, Séverine Lemière, Muriel Pucci, Rachel Silvera (coord), Julie Valentin et la collaboration de Louis-Alexandre Erb : «Investir dans le secteur du soin et de lien aux autres : un enjeu d’égalité entre les femmes et les hommes», Mage, Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé)-UMR 8019, février 2023.


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