Par Juliette Bénabent Publié le 08 mars 2023
Pratique ancestrale, le tricot revient en force, sous les aiguilles d’une nouvelle génération. En ce 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, rappelons que cette activité est plus politique qu’elle y paraît.
Des doigts qui dansent autour de tiges de bois ou de métal, une pelote qui se déroule, et un ouvrage qui se forme au fil de gestes mécaniques. Savoir-faire ancestral, le bon vieux tricot de mamie prospère chez les jeunes (et moins jeunes) femmes du XXIe iècle. De la plus traditionnelle à la plus « hype », les merceries ont repris des couleurs, Internet déborde de boutiques en ligne, blogs, tutoriels. Quant aux apéros tricot, tricot-thés, clubs divers, ils rassemblent des tricoteuses qui, telles leurs ancêtres de la Révolution française, s’adonnent à leur passion hors de chez elles, souvent en groupe.
Tout comme la broderie, le crochet, et même la couture, le tricot bénéficie depuis une bonne décennie du retour du do it yourself (faites-le vous-même). Encore dopé par les confinements, il séduit des générations attirées par ce geste créatif qui permet à la fois de perpétuer et de réinventer un savoir-faire artisanal, de résister à la mode jetable et standardisée, de s’inscrire, souvent, dans une démarche écologique. Parfois aussi féministe. « De plus en plus de jeunes femmes tricotent pendant mes conférences, remarque l’historienne des révolutions et militante féministe Mathilde Larrère, autrice du récent Guns and Roses. Les objets des luttes féministes. Cela provoque des remarques, des discussions. Je m’aperçois qu’elles ignorent souvent que le mot « tricoteuses », à la Révolution, était péjoratif : il visait à rabaisser celles qui participaient aux assemblées, en les ramenant à leur condition de femme. »
Retournement de stigmate
Toutes les féministes ne tricotent pas, et toutes les tricoteuses ne sont pas féministes. Néanmoins, des liens se tissent entre cette pratique renouvelée et les luttes pour les droits des femmes : « Le tricot est à la mode et il se greffe au combat militant, dans un retournement de stigmate, poursuit Mathilde Larrère. Les féministes se saisissent d’un outil d’assignation des femmes, pour le transformer en instrument de valorisation, doté d’une nouvelle charge émancipatrice et aussi, souvent, écologique et anticapitaliste, qui correspond au féminisme d’aujourd’hui. »
Le tout stimulé par les réseaux sociaux : la quatrième vague féministe a la maille résolument militante. Prenez Clara Becker, diplômée en études de genre en Allemagne, 32 ans. En 2017, elle a fondé le Queer Tricot Club, à Nantes, qui se réunissait (jusqu’au Covid) dans un bar du centre-ville — le bar, espace longtemps réservé aux hommes. « Nous parlions du genre, du féminisme, de la communauté queer… et du tricot lui-même. Il permet de s’approprier la féminité non seulement par des luttes, mais aussi par un geste. Un militantisme de l’intérieur. » Pour les tricoteuses féministes, le potentiel politique de leur hobby saute aux yeux. « C’est une activité banale, convient Virginie Dutoya, 38 ans, tricoteuse assidue et chercheuse au CNRS sur la cause des femmes en Inde. Mais une activité qui se prête à l’investissement féministe, car elle concerne un domaine important pour l’émancipation : le rapport à son apparence et à son corps. Pour tricoter, il faut se regarder, se mesurer, assumer le plaisir de s’habiller, de choisir une matière que l’on va aimer sentir sur sa peau. » Ana Bauza, teinturière de laine nantaise, y voit un « évident outil d’empouvoirement », d’autonomisation individuelle et collective. « Avec presque rien, du fil et deux bouts de bois, on fabrique un vêtement. » Quel que soit le résultat, le geste a le sens que lui donne celle qui le fabrique. « Je ne tricote pas de slogan, dit Clara Becker, mais mes créations véhiculent mon militantisme, avec des pelotes et des aiguilles recyclées, des patrons inclusifs pour tous les genres et toutes les tailles. »
Utérus en tricot
Ce sont les féministes anglo-saxonnes qui, les premières, ont tricoté pour leurs luttes, dans la longue tradition du craftivisme — usage politique des arts créatifs. Le plus spectaculaire de ses récents avatars a envahi les rues américaines en 2017, après que Donald Trump s’était vanté d’« attraper les femmes par la chatte » : des milliers d’entre elles avaient défilé, coiffées d’un pussy hat, bonnet rose à oreilles de chatte tricoté maison. Dès la fin du XVIIIe, les Américaines entraient dans la lutte de leur pays pour l’indépendance en tricotant la laine locale, malgré l’interdiction des Britanniques qui imposaient la leur aux colonies. En version XXIe siècle, c’est en expédiant à leurs députés des utérus en tricot que des Canadiennes de 2012 alertaient sur les droits reproductifs. À Montréal, l’élue Sue Montgomery a eu encore l’idée, en 2019, de confectionner une écharpe pendant les séances du conseil municipal. Une maille verte quand une femme parlait, une rouge pour un homme. Devinez la couleur du résultat, posté sur Internet… Autre exemple, plus conceptuel : l’artiste australienne Casey Jenkins, en 2013, diffusait en ligne sa performance de « vaginal knitting » (tricot vaginal) — une pelote de laine blanche insérée dans son vagin, tricotée chaque jour pendant tout un cycle menstruel…
Rien de tel en France, où tricoter dehors, dans les transports ou pendant une réunion, paraît déjà incongru. « Les gens croient souvent que je m’ennuie, remarque la chercheuse Virginie Dutoya. Au contraire, ce geste favorise la concentration. À condition de ne pas faire un jacquard à trois couleurs pendant que j’écoute un étudiant… » Les féministes françaises n’ont pas toujours vu aiguilles et pelotes d’un bon œil. « Nous n’avons pas la tradition américaine de politisation des arts domestiques, observe l’éditrice Isabelle Cambourakis (fondatrice de la collection féministe Sorcières), autrice d’un mémoire en 2007 sur la socio-histoire des travaux d’aiguille. Les féministes des années 1970, qui ont eu à cœur la libération de tout travail fait à la maison, ont peu considéré les arts du fil comme enjeu de récupération militante. Sauf quelques artistes. »
À la plage, je ne portais que mon bikini tricoté, même s’il ne séchait jamais !
Telle Raymonde Arcier, qui tricota serpillères ou sacs à provisions géants, dénonçant la place de ces tâches dans le quotidien féminin. Mais globalement le tricot, symbole d’une activité qui cantonnait les femmes au foyer, enseignée aux filles à l’école jusqu’aux années 1960, pour compléter la panoplie de la bonne mère, a été snobé par les féministes françaises de la deuxième vague. Comme les Italiennes, raconte Loretta Napoleoni, journaliste de 67 ans, qui explore ses multiples facettes dans Le Pouvoir du tricot. Militante passionnée dans les années 1970, elle tricotait pendant toutes les réunions. « Certaines méprisaient cette activité quand d’autres, comme moi, la chérissaient car elle nous permettait d’exprimer notre créativité et de faire nos vêtements, en s’affranchissant du capitalisme bourgeois et masculiniste. À la plage, je ne portais que mon bikini tricoté, même s’il ne séchait jamais ! »
Cinquante ans plus tard, pour qui souhaite étudier les liens français entre maille et féminisme, les sources s’avèrent pauvres. « Personne ici n’a théorisé l’« artisanactivisme » », regrette Isabelle Cambourakis. Même déception pour Anaïs Giroux, chargée de communication à l’université Rennes 2: pour son mémoire de master en études de genre, en 2020 (« Quand le tricot devient une pratique féministe »), elle n’a trouvé « presque aucun travail d’analyse français. Pourtant, ici aussi certaines féministes récupèrent les arts du fil et leur donnent une dimension subversive ». Ainsi Ana Bauza, la teinturière de Nantes. Elle crée des coloris qui, une fois tricotés, forment des rayures, et les vend sur son site lebruitdesaiguilles.com, avec des noms inspirés par ses intérêts personnels, comme les séries télé (collections Doctor Who et Stranger Things). Ou le féminisme. En 2020, elle a créé une teinte avec Pauline Harmange, autrice de l’essai Moi les hommes, je les déteste (éd. Monstrograph-Seuil), et l’a baptisée À nos sœurs misandres : « Du jaune et du violet, comme la couverture du livre. Les bénéfices étaient versés à un collectif contre les violences sexuelles. Le plus drôle, c’est que ce coloris plaît beaucoup aux hommes. Plus exactement : je le vends à des femmes qui le tricotent pour des hommes… »
“Évidemment, dans les salons du fil, certaines femmes plus âgées sont un peu perdues…”
Car en dépit de ses infinies métamorphoses, le tricot n’a pas vraiment entamé sa transition de genre (lire ci-dessous). Il s’enseigne encore souvent de (grand-)mère à (petite-)fille, et son principe est immuable — une maille endroit, une envers, comme un langage informatique, à la fois basique et extraordinairement complexe —, mais il est en pleine réinvention. Les aiguilles circulaires permettent des ouvrages en rond, plus compacts, et révolutionnent le montage (moins de coutures). La mode est aux points élaborés (le brioche, technique difficile mais moelleux incomparable), au refus de l’appropriation culturelle — « on évite les motifs ethniques, on ne parle pas de « manches kimono » », conseille Virginie Dutoya —, aux modèles partagés, souvent en anglais, sur des blogs ou des plateformes internationales comme Ravelry, créée en 2007. « Les tricoteuses connectées revendiquent une forte technicité, tricotent souvent pour elles-mêmes, mettent en scène leurs créations sur Instagram, énumère Vinciane Zabban, sociologue des loisirs et de la culture (1). Évidemment, dans les salons du fil, certaines femmes plus âgées sont un peu perdues… » Mais aussi, souvent, ravies de voir leur artisanat plus vivant que jamais. Et tellement tendance que son iconographie deviendrait presque intouchable, observe l’historienne des luttes Mathilde Larrère : « Dans les années 1970, les manifestants pour le droit à l’IVG brandissaient des aiguilles à tricoter comme symbole de l’avortement clandestin. Lors des mouvements récents, en soutien aux Espagnoles ou aux Américaines, le cintre les a remplacées. Le tricot a désormais une image positive. »
Pendant la Première Guerre mondiale, la grand-mère de Loretta Napoleoni tricotait écharpes, pulls et chaussettes qu’elle envoyait à son frère, au front. Le frère tombé, un ami soldat lui rapporta les vêtements, et ils se marièrent. « Tricoter est un acte d’amour », disait-elle toujours à sa petite-fille. Plus de cent ans après, c’est, aussi, un geste politique. Qui n’a pas fini de révéler l’étendue de son pouvoir.
► Rage Against the machisme et Guns and Roses. Les objets des luttes féministes, de Mathilde Larrère, éd. du Détour (2020, 224 p, et 2022, 240 p.
► Le Pouvoir du tricot, de Loretta Napoleoni, éd. Albin Michel, 2022, 256 p.
(1) « L’Aiguille et l’écran. Le développement d’une culture technique au féminin sur les réseaux et plateformes socionumériques », revue Techniques & culture, 2022.
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