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mercredi 8 mars 2023

Sommes-nous tous des génies en puissance ?

Weronika Zarachowicz   Publié le 05/03/23

Illsutrations Atelier Lugus pour Télérama

La neuroscientifique Samah Karaki l’affirme : le talent inné relève du mythe. Éducation, environnement et efforts soutenus seraient la clé des grands accomplissements.

Et si le talent n’était rien d’autre… qu’un mythe, une invention, une idéologie imaginée pour « saupoudrer d’une poussière magique » nos vies ordinaires et perpétuer à travers les âges un ordre social inégalitaire ? Telle est la thèse provocatrice et stimulante qu’expose Samah Karaki, docteure en neurosciences, dans Le talent est une fiction. En passant par la génétique, les sciences sociales, Mozart, Dostoïevski, les sœurs Brontë ou Williams, elle nous invite à sérieusement (et joyeusement !) déconstruire les mythologies du mérite individuel, de l’effort acharné, des bonnes attitudes mentales, du talent inné et réservé à certains. Un travail de deuil salutaire pour imaginer  − rêver − un monde libéré de la course à la réussite individuelle et « une vie digne et épanouie » pour tous…

Pourquoi vous êtes-vous attaquée à la « fable » du talent ?
Je viens d’un pays, le Liban, qui valorise les trajectoires « exceptionnelles », les récits d’exilés qui réussissent brillamment, et j’ai longtemps baigné dans cette fiction. Par ailleurs, je me suis toujours engagée sur des enjeux de justice sociale, indépendamment de mon métier de biologiste. Mais je voyais là des champs hermétiques, la science étant censément neutre, détachée du social… On le voit bien dès qu’on s’intéresse au talent : notre biologie est façonnée par les récits collectifs. Cet être, ce corps que j’observe et imagine détaché du reste est en interaction directe et continue avec une palette de déterminants sociaux, géographiques, culturels. Nos conditions de vie, nos semblables, nos expériences nous influencent plus profondément que nous ne l’imaginons.

Illsutrations Atelier Lugus pour Télérama

La science nous aide à y voir plus clair ?
Oui, nous disposons de nombre d’études sur l’effet du stress, des méthodes pédagogiques, des contextes social et émotionnel, mais aussi des croyances sur « l’engagement cognitif », c’est-à-dire la motivation à comprendre quelque chose. En proposant un exercice de maths à des enfants de 6 ans, les scientifiques ont découvert que les performances des garçons et des filles varient selon la façon dont on le leur présente. Les filles réussissent moins bien si on leur dit que c’est un exercice de géométrie que de dessin. Il ne s’agit donc pas d’une performance objective, d’un déterminant biologique, qui expliquerait que les filles soient moins « talentueuses » ! C’est aussi une question de récit, porté dès le plus jeune âge sur son propre genre, son rôle et ses capacités dans ce domaine.

Le talent inné, inscrit dans nos gènes, n’existe pas ?
Cela fait partie des « neuromythes » populaires ! Le comportement humain est influencé par les différences génétiques entre les individus, mais il n’y a pas de lien causal direct entre ce qui est écrit dans l’ADN et ce que l’on est. L’idée qu’un gène X définit une compétence Y n’a pas de fondement. Les capacités intellectuelles, artistiques, sportives ne sont pas des entités monolithiques isolées étiquetables sur un brin d’ADN : elles sont le produit infiniment complexe de facteurs génétiques et environnementaux. Bien sûr, nous ne sommes qu’au tout début de la recherche sur la génétique de l’intelligence ; l’étude de la manière dont certains gènes affectent les performances cognitives, éducatives ne fait que commencer.

« Il n’y a pas une mauvaise ou une bonne définition de l’intelligence. Ce que l’on considère comme du talent correspond à des valeurs et des besoins sociétaux. »

La définition de l’intelligence, comme du talent, est culturellement et historiquement marquée…
Elle reflète ce qu’une société valorise en un temps donné. En Occident l’intelligence, censément immuable, coïncide en grande partie avec ce qu’on mesure par un test de QI. Conçu par Alfred Binet en 1904, ce test porte sur certaines aptitudes mentales (rapidité, précision…), pour évaluer la capacité d’un individu à s’adapter au système scolaire. Notre approche de l’intelligence, ultra-standardisée, s’articule donc à un outil servant un objectif très particulier ! En plus, on ne savait rien de la plasticité du cerveau, de sa capacité à évoluer. Aujourd’hui, nous constatons qu’en une année d’éducation on peut gagner plusieurs points de QI. Ou que des enfants adoptés le voient augmenter de manière corrélée au statut socio-économique de la famille adoptante.

Il faudrait abandonner cette définition inspirée des tests de QI ?
Il n’y a pas une mauvaise ou une bonne définition de l’intelligence. Je rappelle simplement que ce que l’on considère comme du talent correspond à des valeurs et des besoins sociétaux. Il n’est d’ailleurs pas anodin que, dans l’Histoire, les critères du talent aient toujours correspondu à ceux des groupes privilégiés ! Notre perception de la réussite reste tronquée si nous n’avons pas conscience de ces influences culturelles et normatives. C’est le cas lorsqu’on attribue des traits stéréotypés « masculins » − d’assertivité, de prise de risque… − à certains domaines, comme la science, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques. Résultat : les femmes peuvent se sentir moins légitimes ou moins « douées », et on continue ainsi à justifier l’écart entre les femmes et les hommes dans certains métiers. Nos croyances nous façonnent tout autant que nos expériences vécues.


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