Ce week-end, ma fille cadette, qui a eu la bonne idée de naître un 1er janvier, a fêté ses 5 ans à la maison. Elle avait souhaité inviter six enfants (oui, c’est trop). Il n’a pas été bien difficile pour mon compagnon et moi de contacter la majorité des parents. Nous sommes devenus amis avec plusieurs d’entre eux au fil des ans. Nous nous voyons souvent, autour d’un goûter ou d’une expo. Quant aux autres, nous avions leurs numéros, parce que nous avons échangé autour d’une activité extrascolaire, ou encore parce que je connais, par amis journalistes interposés, l’une des mamans. Bref, un entre-soi plus ou moins proche.
Restait une petite fille de la classe dont nous ne connaissions pas les parents. Nous lui avons donné une invitation restée sans réponse et, finalement, la maîtresse nous a confirmé sa venue, avant un SMS de la maman. Pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça ? Parce que je pense que ce n’est pas un hasard si nous ne connaissons pas cette famille. Des six enfants conviés, elle est la seule à, me semble-t-il, appartenir à un milieu social différent du nôtre ; la seule, aussi, à ne pas être blanche de peau.
Tout s’est très bien passé pendant cette fête d’anniversaire. Les enfants ont tous joué ensemble. Mais, en refermant la porte, le soir, je n’ai pas pu m’empêcher de me poser une foule de questions. Comment se fait-il qu’à 5 ans ma fille ait déjà une large majorité d’amis qui lui « ressemblent », alors qu’elle est dans une école de quartier très mixte ? Quel rôle avons-nous, parents, dans ses choix de sociabilité ? S’agit-il vraiment de choix, d’ailleurs ? Notre lieu de vie, nos loisirs, notre manière de parler, notre argent, notre rapport à l’école ont-ils déjà exclu certaines amitiés possibles pour nos enfants ?
J’ai tendance à penser que oui – mais il paraît que je suis de nature pessimiste. En me documentant, j’ai trouvé un ouvrage récent sur le sujet qui, pour être passionnant, n’est pas franchement rassurant. Il s’agit d’Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, sous la direction de Bernard Lahire (Seuil, 2019), professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon.
Pendant quatre ans, de 2014 à 2018, 17 sociologues ont suivi 35 enfants âgés de 5 à 6 ans, en grande section de maternelle, partout en France. Le résultat est une série de portraits approfondis, très humains, classés selon trois catégories : classes populaires, moyennes et supérieures. Que partagent ces enfants, hormis leur âge ? Qu’y a-t-il de commun entre Libertad, petite fille rom qui a connu des foyers de fortune, et Lucie, dont le père est écrivain et la mère professeure de philosophie ? D’un côté, une fillette qui n’arrive pas à construire une phrase intelligible à partir d’images simples, qui ne possède qu’un livre à la maison, tandis que l’autre élabore à partir des mêmes images une histoire structurée, et vit entourée d’ouvrages. Peut-on les imaginer jouer ensemble, devenir amies durablement ? Au-delà de ces deux cas extrêmes, la question se pose à la lecture de chaque portrait.
La conclusion de Bernard Lahire est la suivante : « Les enfants vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde. » Je dirais que ce constat est visible à l’échelle d’un microquartier, comme celui d’une école de secteur parisienne. Nous voulons croire que nos enfants vivent pleinement la mixité et qu’elle leur est bénéfique à tous. C’est en partie un leurre et, pour les parents de catégories socioprofessionnelles supérieures comme nous, un moyen de se donner bonne conscience. Je me souviens d’une mère d’élève m’expliquant avoir mis son fils dans le privé à son entrée en CE2 : « C’est parfait, m’avait-elle dit, parce que, comme ça, il a pu découvrir la mixité, en profiter jusqu’à ses 8 ans, et maintenant il va pouvoir progresser scolairement. »
L’échec annoncé d’une mixité idéalisée est-il une raison pour y renoncer ? Je ne le pense pas. La mise en ligne récente des indices de position sociale (IPS) des écoles élémentaires, collèges et lycées de France, qui classe les établissements en fonction du profil social des élèves, montre l’étendue de la ségrégation qui s’opère entre enfants favorisés et défavorisés et la fracture sociale entre public et privé. Ces chiffres m’attristent et me font peur, peur de ce qu’il adviendra si toute forme d’altérité disparaît.
Je ne sais pas si ma fille continuera longtemps à inviter des enfants de milieux et d’origines variés à ses anniversaires. Je me réjouis cependant qu’elle en ait la possibilité, et que son horizon, dans la salle de classe, ne soit pas déjà uniforme.
BLOC-NOTES
Dès le berceau. C’est la lutte des classes en surchaussures : le sociologue Wilfried Lignier s’est installé pendant un an dans une crèche municipale parisienne auprès d’enfants de 2 à 3 ans. Conclusion : les tout-petits reproduisent déjà les inégalités sociales.
Méli-mélo d’ados. A Toulouse et Paris, des expérimentations ont été menées dans certains collèges pour lutter contre la ségrégation scolaire et permettre à des élèves de classes sociales différentes de se côtoyer. Les premiers résultats sont encourageants, comme l’explique cet article.
Ma reco. Cette semaine, j’ai écouté en podcast « L’Inconscient », une émission de France Inter où le psychanalyste Juan-David Nasio raconte son travail et ses patients. Des ados, des bébés, des petits enfants et, bien sûr, des parents. Ses récits trouvent des échos en chacun de nous.
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