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dimanche 8 janvier 2023

Les extraits de « Finir prof », de Mara Goyet : « Enseigner, ce n’est pas faire un petit tour dans une salle de classe. C’est durer »

Par    Publié le 02 janvier 2023

Dans un livre à paraître le 5 janvier, l’enseignante publie un essai très personnel dans lequel elle ausculte sa pratique quotidienne au cœur de la classe. Un livre qui donne à voir une professeure heureuse de son métier. En voici quelques extraits.

Enseignante d’histoire-géographie en collège depuis vingt-cinq ans, Mara Goyet poursuit l’écriture de sa grande saga sur le collège. Après Collèges de France (Fayard, 2003), Tombeau pour le collège (Flammarion, 2008) et Collège brutal(Flammarion, 2012), l’enseignante publie un livre beaucoup plus personnel où elle raconte page après page son bonheur d’enseigner. A l’heure où le métier d’enseignant ne fait plus rêver et ne fait même plus le plein, elle ausculte sa pratique quotidienne au cœur de la classe. Dans Finir prof. Peut-on se réconcilier avec le collège ?, qui paraît chez Robert Laffont (234 pages, 19,90 euros) le 5 janvier, elle montre la face cachée du métier, analysant tour à tour comment l’épisode du Covid-19 puis l’assassinat de Samuel Paty ont profondément changé l’école. Au passage, elle aide à comprendre combien les réformes récentes ont éloigné les enseignants du réacteur de l’école, détournant leur regard du lieu où chaque jour se produit le petit miracle de la transmission : la classe. C’est de ce Finir prof… que nous vous proposons les bonnes feuilles.

Dénis

« C’est bien de se mentir. » La phrase tombe comme un couperet. Elle a été prononcée par quelqu’un de mon âge qui, d’un point de vue académique et éditorial, a parfaitement réussi. J’étais en train de lui expliquer à quel point être professeure de collège me comblait, combien j’aimais ce métier et y trouvais ma place.

Il ne me croit pas insincère ni poseuse ; c’est pire que cela : je suis, à ses yeux, dans le déni. Pour lui, j’ai de toute évidence un boulot de merde, un métier que plus personne ou presque ne souhaite faire, et pourtant j’en suis contente. Une sorte de syndrome de Stockholm professionnel m’a sans doute permis de me convaincre que je m’y épanouissais.

Non, non, non, j’adore ce métier. Mais un doute s’insinue dans mon esprit.

Des années plus tard. Lors d’un repas, on me demande ce qui me plaît dans l’enseignement. Je me dispense, un peu étrangement, du passage lyrique obligé sur la transmission, la jeunesse, la culture, les marronniers dans la cour et le son de la cloche. J’évoque l’austérité, la dimension répétitive des années scolaires, une forme d’âpreté, d’humilité et de franchise. A m’entendre, on pourrait croire que je suis guide de haute montagne, moniale dans une abbaye des plus reculées ou membre d’un club SM soft survivaliste. Je regarde mes commensaux et je lis dans leurs yeux de l’incrédulité.

Je les comprends. Mes motifs de satisfaction n’ont rien de probant. En même temps, enseigner, ce n’est pas faire un petit tour dans une salle de classe, s’émouvoir et repartir, riche de moments uniques, magnifiques ou cataclysmiques. C’est durer. Des années. Auprès d’adolescents qui pourraient être vos petits frères et sœurs, puis vos enfants, puis vos petits-enfants. Ce temps long peut mener à l’épuisement, à l’ennui, à l’aigreur ou à l’essoufflement. J’ai tenté de l’aimer. Je ne suis pas certaine de l’avoir apprivoisé mais, du moins, j’ai tenu à l’affronter et à en faire, plutôt qu’une dimension secondaire ou un inconvénient regrettable du métier, une donnée essentielle. (…)

Le confinement

Ce fut aussi un grand moment d’autonomie. L’administration, le « système » furent moins présents, malgré les invitations quotidiennes à des « webinaires » académiques et les récurrentes prises de parole ministérielles. J’eus dans un premier temps le sentiment grisant qu’on assistait à une sorte de « réforme » pédagogique sur le modèle luthérien. Adieu le système absurde et mortifère, adieu la hiérarchie avec ses us et coutumes empesés, adieu les cuistres qui assènent des mantras qu’ils ne comprennent même plus, adieu les rites idiots, les mauvaises habitudes, les contraintes et les sacrements pléthoriques, adieu l’infantilisation, adieu les intercessions et l’organisation en clergé. Sola fide (l’éducabilité, les valeurs à transmettre et à faire vivre), sola scriptura (la culture, le savoir), sola gratia (avec, malheureusement, les injustices, les élus et les damnés des inégalités scolaires).

Il y eut comme un dépouillement, un resserrement autour du lien pédagogique, l’ouverture pour chacun, professeurs comme élèves, d’une ère de responsabilité et de liberté aussi bienvenue qu’exigeante et austère. Il y avait d’un côté le savoir, de l’autre les élèves, avec les professeurs et les CPE, souvent les familles, mais pas toujours, comme pasteurs pour guider et rassembler leurs ouailles dans une langue et avec des intentions accessibles à tous. On y était. Enfin. Du moins pour ceux qui en étaient – toujours le même problème, qu’il ne fallait jamais perdre de vue.

Sans nier la difficulté et les écueils redoutables de ce moment, ni les séquelles à prévoir, je dois dire que ce fut sans doute, après mes débuts en zone d’éducation prioritaire en Seine-Saint-Denis, la période la plus stimulante, enrichissante et intense de ma carrière. Epuisante, aussi. Et souvent décourageante. Avec, cependant, tout le confort moderne du confinement et de l’expérience. J’ai retrouvé pendant quelques semaines la force et l’obstination de mes jeunes années. J’étais personnelle et déterminée. Individualiste comme jamais, tout en travaillant avec quelques collègues de manière extrêmement étroite et continue. Je savais ce que je voulais, je pouvais faire le tri entre l’accessoire et le nécessaire, j’avais toute latitude pour enseigner, dans un cadre contraint, certes, mais comme je l’entendais.

Enfin, pas tout à fait. J’ai dû m’adapter. Quand, au collège, les élèves sont « captifs », à distance ils étaient tout à fait libres de faire autre chose. Il fallait donc les mobiliser, les retenir, attirer leur attention et, ô scandale, les séduire. Au risque de la démagogie, mais sans se départir de sa fonction d’enseignant. Il fallait aussi, pour être pertinent, tenir compte du contexte anxiogène et de l’humeur souvent maussade, sinon ennuyée, d’un peu tout le monde.

Si j’ai tenté de faire cours du mieux que je le pouvais, dans le respect des programmes et de leur progression, j’ai décidé de faire flèche de tout bois et, plutôt que de lutter contre ce qui nous était imposé (l’enfermement, l’actualité), d’en tirer parti. Il ne m’a pas semblé absurde, en tant que professeure d’histoire et d’enseignement moral et civique, de m’emparer de cette épreuve qui nous touchait tous.

J’ai, pour ce faire, organisé des défis, des concours, et ouvert des blogs à tour de bras. Les élèves ont ainsi envoyé des photos de ce qu’ils voyaient depuis leur fenêtre, qu’ils soient à Paris ou ailleurs. Ces vues, je les ai juxtaposées : c’est un exercice qui se pratique souvent en géographie, je n’ai rien inventé. Cela a donné un panorama intéressant, une mosaïque révélant au passage des inégalités profondes : il y avait des vues sur cour, des vues sur la mer. Nous avons ensuite évoqué, avec mes classes, les intentions qui se dégageaient de chaque cliché : la carte postale, la désolation, le factuel, la présence d’un animal sur une rambarde. Pour finir – là est l’entourloupe –, les élèves ont dû faire un croquis de géographie d’une vue au choix, relever les divers éléments du paysage, leur organisation, ainsi que les plans. Exercice qui est au cœur du programme de 6e, mais qui prenait une dimension différente et intime dans la mesure où il donnait un sens au cadre du confinement.

Encouragée par l’adhésion des élèves, j’ai ensuite organisé un concours « à la Depardon » – une autre activité qui se pratique souvent en classe. Lors de leurs rares sorties, les élèves devaient tenter d’imiter le Maître. Il y eut de belles réussites et des interprétations diverses du défi. Certains se mirent en tête de retrouver sur Google Maps les lieux photographiés par Depardon et de comparer l’image proposée par Street View avec le cliché du photographe, ce qui faisait ressortir son génie. J’avais pour but de leur montrer la richesse potentielle de l’espace restreint, limité, dans lequel nous étions sommés d’évoluer avec parcimonie. Au bout de quelques jours, ils voyaient du Depardon partout, dans une enseigne, un zébra, un panneau de signalisation. J’ai poursuivi cette exploration de l’ordinaire en constituant avec eux une « mythologie du confinement » : chaque élève devait choisir un objet emblématique et dire pourquoi il symbolisait, à ses yeux, le moment que nous subissions. (…)

Affronter les questions

L’Ecole n’est pas un sanctuaire hermétique ; les débats qui traversent la société ont nécessairement une résonance en son sein. Les enseignants, l’Institution n’ont rien à gagner à détourner le regard ou à se placer dans une posture obsidionale. Il faut être ferme et souple. Cela signifie, par exemple, ne pas accepter que tout, de l’énoncé de maths au roman à lire, devienne objet de contestation ; mais c’est aussi être d’accord pour mener avec les élèves un dialogue, le plus serein possible, ce qui est envisageable avec les plus jeunes. Il ne faut pas craindre de s’interrompre et de consacrer du temps à ces questions quand elles surgissent. On gagnera à saisir la balle au bond et à évoquer ces sujets de soi-même dans des moments plus calmes.

Cela peut être à l’occasion d’un simple mot : un jour, un élève m’a dit « vous » en parlant des catholiques. L’emploi de ce pronom montrait qu’il considérait qu’il y avait lui et les siens d’un côté, et un certain « nous » de l’autre (ce qui serait, en somme, la France rêvée d’Eric Zemmour). Il n’y avait rien d’agressif dans sa remarque, mais je ne l’ai pas laissée passer. Je lui ai tout simplement demandé ce qui lui faisait penser que j’étais catholique. La discussion a été passionnante et, je l’espère, utile. Dans d’autres cas, c’est bien plus difficile, mais il ne faut pas oublier que les élèves peuvent aussi être sincères, de bonne foi, et qu’ils ne sont pas nécessairement dans la contestation permanente.

On peut tenter aussi d’affronter la question ensemble et de discuter, justement, de ce qu’est l’assignation, d’explorer ce thème. Chose heureuse, ce genre de moment recrée du commun, même s’il peut être tendu et incertain dans ses effets : réfléchir ensemble consolide le lien. C’est sans doute ce que Jean-Pierre Vernant entendait par « une esthétique et une éthique de la relation sociale ».

Certains s’inquiètent des effets de la théorie du genre sur les élèves. D’autres craignent les effets ravageurs du féminisme radical. Quelques manuels ont remplacé « les hommes de la préhistoire » par « les femmes et les hommes de la préhistoire ». Est-ce vraiment la fin du monde ? Aucunement. On entend aussi s’exprimer de profondes inquiétudes quant au potentiel militantisme LGBTQI+. De fait, il doit bien y avoir quelques discours délirants ici ou là, ou des cours et des formations complètement en dehors des clous : à ce titre, je comprends que cela suscite des craintes.

Mais enfin, le problème majeur au collège réside avant tout dans un sexisme (chez les élèves, les adultes et dans l’Institution), une homophobie, un racisme et un antisémitisme dont on a du mal à venir à bout. Dans les cours d’EMC (enseignement moral et civique), notamment ceux qui sont consacrés aux discriminations, les élèves restent sur leur quant-à-soi : les préjugés ou le rejet deviennent un objet scolaire, ils sont donc appréhendés comme tels. C’est hors contexte que tout se dit et se révèle. Et c’est là qu’il faut saisir la chance d’avoir une discussion.

Avec des 6es, par exemple, je projette un tableau représentant Zeus et Ganymède. J’entends alors des hurlements de dégoût. J’adopte toujours la même démarche : j’annonce qu’« on arrête tout ».

Ne pas laisser passer, même si c’est pesant, me semble la seule réponse pertinente. Les débats sur le déboulonnage des statues, sur la cancel culture, sur toutes les questions de genre sont, comme je l’ai dit et redit plus haut, omniprésents sur TikTok ou Instagram. Comment accepter que l’Ecole, sous prétexte que les programmes sont trop lourds, ne s’en saisisse pas ? Nous devrions au contraire nous mobiliser tous pour expliciter ces thèmes avec le plus d’honnêteté intellectuelle possible. C’est la seule solution pour que les élèves ne soient ni exclus ni captifs de la réflexion. Encore une fois, j’insiste, ce n’est pas simple. On est très seul quand on le fait, avec la crainte légitime que cela nous retombe dessus, que ça nous dépasse.

Inévitablement, mon cours finit par devenir un omnibus : on s’arrête souvent. Quand l’un imite l’accent chinois et ne comprend pas en quoi c’est raciste, quand l’une estime que s’il y avait eu des filles sur l’île dans Sa Majesté des mouches,tout se serait bien passé, quand un autre considère que le racisme est propre aux Blancs, on cesse toute activité. A force, les élèves se lassent de marquer des pauses et limitent leurs remarques intempestives. On pourrait croire qu’ils s’autocensurent ; j’espère surtout qu’ils sont capables de refaire tout seuls le chemin qui permet de comprendre, par exemple, que le racisme envers les Asiatiques n’est pas moins grave qu’un autre. (…)

Finir prof. Peut-on se réconcilier avec le collège ?, de Mara Goyet (Robert Laffont, 234 p.).

« Finir prof. Peut-on se réconcilier avec le collège ? », de Mara Goyet (Robert Laffont, 234 pages, 19,90 euros).

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