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lundi 9 janvier 2023

Ces seniors qui persistent à travailler : « Impossible de vivre en retrait »

Par   Publié le 04 janvier 2023

En 2019, près de 400 000 personnes, officiellement à la retraite, exerçaient toujours, en même temps qu’elles touchaient une pension. Le nombre de ces « persistants », comme on les appelle parfois, est de plus en plus élevé.

Bruno Orlando, 76 ans, a pris – sur le papier – sa retraite en 2006. Il enchaîne aujourd’hui les animations dans les grandes surfaces. Au centre commercial Rosny 2, à Rosny-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), en décembre 2022.

Après une carrière de contrôleur aérien, Christophe (certains intervenants ont requis l’anonymat) a pu prendre sa retraite en 2018, à 57 ans, l’âge limite à l’époque dans la profession. Ce Bordelais s’est alors plongé dans une vie dont beaucoup rêveraient : sports, photographie, voyages et du temps pour bichonner sa maison. Cependant, au bout de dix-huit mois, il avait épuisé les charmes de cette nouvelle existence. « J’ai trouvé le temps soudainement long », tranche-t-il.

Alors, afin d’occuper ses journées et de « réactiver un lien social », il a repris du service. Impossible de retourner à son ancien métier : il s’est donc éloigné des tours de contrôle, pour s’orienter vers d’autres cieux. Il travaille à mi-temps dans un Point Relais, réceptionnant ou livrant des colis, un emploi rémunéré au smic. En parallèle, il a développé, en tant qu’autoentrepreneur, une activité de services dans l’immobilier, pour le compte de professionnels ou de particuliers. Deux métiers qui, au bout du compte, l’occupent à temps plus que plein – environ quarante-cinq heures par semaine.

Malgré ses 62 printemps, Christophe ne compte pas lâcher le manche de sitôt, car il lui faut désormais composer avec la hausse du coût de la vie. « Au vu de la conjoncture économique et sociale, je prévois de poursuivre ces activités au moins jusqu’à 65 ans », assure-t-il. « Ces compléments de revenus me permettent d’amortir l’augmentation des dépenses courantes : logement, déplacements, factures d’énergie ou alimentation. » A bien y réfléchir, l’homme l’admet : depuis qu’il s’est décidé à retravailler, ses motivations ont changé. « Je dirais que maintenant, oui, l’aspect pécuniaire est plus important dans mon choix de continuer une activité professionnelle. »

Contrairement à Christophe, ce n’est pas le vertige du vide qui empêche Bruno Orlando de ne pas quitter la vie professionnelle, en dépit de ses 76 ans. Ouvrier typographe au début de sa carrière, puis commercial pour l’industrie pharmaceutique, il a pris – sur le papier – sa retraite en 2006. En réalité, il n’a jamais arrêté de travailler : après une énième reconversion comme caviste, il enchaîne aujourd’hui les animations dans les grandes surfaces, où ce fan d’Elvis Presley peut donner la pleine mesure de son sens du spectacle.

En fin d’année, avant les fêtes, son planning est digne d’une tournée de rockstar : foires aux vins en septembre, beaujolais nouveau en novembre, champagne et produits festifs en décembre. Les journées, calées sur les heures d’ouverture des magasins, peuvent s’étirer de 9 heures à 22 heures. Un rythme épuisant, avec ambiance musicale permanente, dans une température parfois glaciale lorsqu’il est positionné près des rayons « frais » au fond du magasin, et des clients pas toujours aimables.

Il faut bien cela pour arrondir une pension de retraite minée par des interruptions de carrière à répétition, arrêts maladie ou autres périodes de chômage. « Mille trois cents euros par mois, c’est trop juste, même si je suis propriétaire de mon appartement en Seine-Saint-Denis », remarque M. Orlando. Alors il continue, et continuera « tant qu’il aura la santé ».

« Globalement, les mentalités évoluent »

Combien sont-ils, ces « persistants », comme on les appelle parfois, qui cumulent leur pension de retraite et un emploi, ainsi que la loi les y autorise depuis le 1er avril 1983 ? En 2019, la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), rattachée au ministère du travail, en dénombrait près de 400 000 – dont 52 % d’hommes – pour le seul régime général de la Sécurité sociale, soit environ 3 % du nombre total de pensionnés.

Leur âge moyen s’élevait, en 2018, à 67,4 ans, plus des trois quarts d’entre eux ayant soufflé leurs 65 bougies. Une toute petite minorité de la population retraitée, certes, mais qui augmente régulièrement : toujours selon la Dares, l’effectif de ce bataillon a gonflé de plus de 50 % entre 2009 et 2019. Ce chiffre a sans doute quelque chose à voir avec le montant moyen des pensions allouées à ces « persistants » : elles ne dépassent pas 709 euros mensuels, avec un avantage aux hommes. Eux touchent en moyenne 772 euros, alors que les femmes doivent se contenter de 653 euros.

Pour ce qui est du profil sociologique, il s’agissait plutôt d’ouvriers, d’employés, d’agents de maîtrise, de commerçants… Des métiers aux petits salaires qui donnent aujourd’hui des petites retraites, précise Valérie Gruau, qui a fondé il y a une quinzaine d’années la plateforme www.seniorsavotreservice.com, laquelle rapproche offres d’emploi et candidats.

Près de 15 % des retraités actifs travaillent pour pouvoir aider financièrement leurs propres parents très âgés, incapables d’assumer seuls le coût d’un Ehpad ou des aides qui se relaient à domicile

Environ 40 % sont des femmes seules, qui ont pâti de carrières en pointillé. « Majoritairement, toutes ces personnes veulent travailler pour des raisons financières », poursuit Mme Gruau. Mais cela n’est pas toujours une nécessité « absolue » : une partie, dit-elle, « est composée de personnes qui veulent conserver le même niveau de vie à la retraite qu’en activité ».

En outre, près de 15 % des retraités actifs travaillent pour pouvoir aider financièrement leurs propres parents très âgés, incapables d’assumer seuls le coût d’un Ehpad ou des aides qui se relaient à domicile. Au fil des années, elle a vu évoluer sa « clientèle » : « On verra sans doute de plus en plus de personnes qui veulent garder le même niveau de pouvoir d’achat malgré la crise », et malgré la baisse des revenus induite par la retraite. Didier, qui donne, à 70 ans, des cours à domicile, en témoigne : « Cela me permet d’avoir des revenus complémentaires pour me faire plaisir et faire plaisir à mes proches. »

Pour Jean-Emmanuel Roux, qui a créé en 2018 une autre plate-forme spécialisée dans l’emploi des seniors, TeePy Job, continuer à travailler à l’âge où d’autres enchaînent tournois de scrabble ou activités bénévoles relève aussi d’une question de regards. « Globalement, les mentalités évoluent », explique-t-il. « Aujourd’hui, quand on a 62 ans, les personnes âgées, ce sont nos parents. De sorte qu’à côté des retraités qui restent actifs parce qu’ils ont tout juste assez pour vivre, on voit apparaître une autre catégorie de retraités, il est vrai moins nombreuse, qui ne souhaitent pas s’arrêter parce qu’ils détiennent un savoir-faire et des compétences utiles à la société. »

« L’envie de se sentir utile »

Brigitte, 78 ans, qui se présente comme « mamie au pair » auprès de personnes âgées, incarne cette catégorie-là, qui peine à se mettre en retrait du monde du travail. Avec 1 000 euros de revenus par mois, elle continue à exercer cette activité de dame de compagnie, une « nécessité économique », mais qui répond surtout à « l’envie de se sentir utile ». Celle-ci occupe toutes les sphères de sa vie : « J’anime des blogs, je fais du bénévolat, je rends de nombreux services dans mon entourage », énumère cette dame énergique. « Dans ma famille, on a toujours travaillé très longtemps », avance-t-elle en guise d’explication.

Allier envie et nécessité, c’est aussi le mantra de Monique. Cette ancienne infirmière, qui a fêté fin 2022 son 67anniversaire, aurait pu prendre sa retraite de la fonction publique en 2010. Douze ans plus tard, elle travaille encore, et elle est même passée par la case reconversion. Après avoir enseigné en école d’infirmières, puis pris la responsabilité d’un Ephad, elle s’est ensuite formée à la réflexologie plantaire. Elle pratique son activité deux jours par semaine, dans un cabinet libéral.

Au départ, son choix de continuer à travailler était étroitement lié à sa situation familiale, ce qui est le cas de beaucoup de femmes seules. « A l’époque où j’aurais pu prendre ma retraite, mes deux fils étaient encore étudiants et vivaient à la maison. C’était compliqué financièrement d’arrêter mon activité professionnelle. Et puis, je trouvais de l’intérêt à ce que je faisais. Aujourd’hui, mes fils ont heureusement terminé leurs études et gagnent leur vie. Mais je ne suis pas prête à arrêter de travailler totalement. J’ai le sentiment de pouvoir encore apporter des choses aux gens, et mon travail me permet d’avoir des interactions sociales. C’est sûr, mon entourage ne comprend pas toujours pourquoi je fais cela. Ils ne comprennent pas mon goût du travail. »

Le désir de rester, en quelque sorte, du bon côté de la barrière, de ne pas sortir du champ social va-t-il peser de plus en plus lourd à l’avenir, compte tenu notamment de l’allongement de l’espérance de vie ? « Entre aujourd’hui et 2030, cinq millions de personnes vont partir à la retraite. Là-dessus, une sur deux envisage de rester active », estime M. Roux, de TeePy Job.

L’accroissement du contingent des « persistants » est d’autant plus probable que la demande, du côté des employeurs, ne manque pas

Bien qu’espérée et attendue, la retraite, avec ce qu’elle implique en matière de niveau de vie, de pertes de relations sociales, voire d’image de soi, reste compliquée à vivre pour certains, comme pour Pierre, 74 ans. Ce qui motive cet ancien cadre supérieur à poursuivre de multiples activités professionnelles ou associatives, c’est son « angoisse de s’ennuyer, de ne servir à rien, d’être rejeté par la société, de disparaître avant de disparaître ».

L’accroissement du contingent des « persistants » est d’autant plus probable que la demande, du côté des employeurs, ne manque pas, nonobstant une réticence à recruter des salariés âgés dans certains secteurs ou types d’entreprise. C’est l’une des conséquences positives de la pandémie de Covid-19 et de ses effets collatéraux sur le marché de l’emploi : difficultés de recrutement, goût du télétravail particulièrement marqué chez les jeunes, « quiet quitting » (« démission silencieuse ») et autres formes de désengagement de l’entreprise.

Antoinette Giliberto, conductrice de car scolaire depuis 10 ans. Retraitée depuis peu, sa compagnie lui a demandé de reprendre du service afin de faire face au manque de conducteurs. A Châteauneuf-les-Martigues (Bouches-du-Rhône), le 3 janvier 2023.

Une planche de salut

« Avant mars 2020, les offres d’emploi pour les seniors concernaient surtout le transport, l’hôtellerie-restauration, les services à la personne ou le BTP », confirme Jean-Emmanuel Roux. « Après la crise sanitaire, on a vu arriver des offres en provenance de tous les autres secteurs d’activité : l’industrie, la banque, la grande distribution, l’immobilier… Au bout d’un moment, les entreprises qui rencontrent des problèmes de recrutement vont diversifier leurs canaux de recrutement. »

Plus fidèles que les jeunes, déjà formés, autonomes, peu exigeants, les salariés aux tempes argentées sont parés, en ces temps difficiles sur le marché de l’emploi, de bien des vertus.  « Très souvent, les retraités ne recherchent pas un temps plein », relève Didier Brumpt-Froissard, directeur général des Etablissements Froissard, une PME spécialisée dans la gravure et la signalétique. « Ils veulent plutôt travailler une vingtaine d’heures par semaine, ce qui leur permet de conserver parallèlement d’autres activités comme de l’associatif, ou de s’occuper de leurs petits-enfants. Cela apporte de la souplesse en termes de gestion de l’emploi. »

Financièrement, il s’y retrouve aussi. « Si je prends deux retraités sur un contrat de vingt heures chacun, soit quarante heures de travail au total, cela me coûte exactement la même chose qu’un seul poste à trente-cinq heures grâce aux allègements de charges », précise M. Brumpt-Froissard, qui emploie quelques seniors, dont le doyen a fêté ses 72 ans. « C’est plus facile pour jongler avec les congés, les absences ou les arrêts maladie ». Mais l’argument massue avancé par ce chef d’entreprise est ailleurs : « En recrutant un senior, je ne vais pas aller chercher la rentabilité, mais plutôt avoir quelqu’un de confiance, qui respecte les horaires, sur qui je peux compter. »

Dans certains métiers, recruter des retraités est même devenu une planche de salut. C’est le cas, par exemple, des chauffeurs de car scolaire, une profession qui peine à attirer les vocations du fait d’un emploi du temps façon gruyère, calqué sur les horaires de l’école et le calendrier des vacances. Antoinette Giliberto, 62 ans, conductrice dans les Bouches-du-Rhône, accepte ces règles du jeu. « Je fais un service le matin et un le soir et, parfois, dans la journée, je fais des trajets à la base nautique, à la piscine, au musée… Mais il y a énormément de coupures », résume cette ancienne directrice de magasin dans le hard-discount, qui assure toutefois « adorer » tenir un volant, même « si elle se fait moquer, voire insulter, par les gamins ».

Elle perçoit un salaire de 550 euros mensuels, lissés sur douze mois, ce qui lui permet d’être payée, même chichement, pendant les vacances scolaires. « C’est sûr, il vaut mieux courir derrière un ballon pour 100 000 euros par mois », s’amuse la dame, avec une pointe d’accent. « On a une population de conducteurs vieillissants, dont la moyenne d’âge est de 51 ans », observe ainsi Ingrid Mareschal, déléguée générale de la Fédération nationale des transports de voyageurs. Et pour cause : contrairement à des candidats plus jeunes, les retraités acceptent volontiers « le temps partiel choisi » grâce auquel ils peuvent garder du temps pour faire autre chose, comme s’occuper de leurs petits-enfants.

Malgré tout, même chez les plus passionnés des seniors actifs, le poids des ans finit par peser. « Cette année [en 2022],c’est la première fois en douze ans d’animations que j’ai ressenti de la fatigue », admet Bruno, l’animateur en hypermarché, qui s’est offert des chaussettes de contention pour mieux supporter le fait de rester debout toute la journée. Nadine, 64 ans, salariée dans un groupe immobilier, est plus radicale : « Je sature », reconnaît cette femme débordante d’enthousiasme, qui a continué à travailler après l’âge de la retraite afin de maintenir son train de vie parisien. « Aujourd’hui, il y a un décalage dans le rythme de vie avec mon entourage, les centres d’intérêt changent. Plusieurs de mes amies sont parties à la retraite et en sont très heureuses. » De quoi réfléchir sur ses propres choix. Elle l’avoue : « Il arrive un moment où la question de la fatigue du monde du travail se pose. »


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