par Yannick Ripa publié le 11 janvier 2023
Sans cœur, inhumaines, indignes… Il n’est de mots assez durs pour qualifier celles qui abandonnent leur enfant, trahissant ainsi non seulement leur prétendu instinct maternel, mais aussi le rôle social dévolu aux femmes, par nature, a-t-on dit si longtemps. Etre une mauvaise mère – de la maltraitance à l’infanticide, en passant par l’abandon – est la pire des accusations contre les femmes, mises au ban de la société. Cette configuration n’est peut-être pas étrangère au manque d’intérêt historiographique porté à celles qui délaissent leurs enfants, objets, eux, de multiples recherches. Ancienne inspectrice de l’action sanitaire et sociale, Martine Fauconnier-Chabalier refuse de jeter l’opprobre sur ces mères qu’elle qualifie de singulières ; elle a écouté le récit douloureux de leurs vies fracturées, par la précarité, le rejet familial, la rupture amoureuse, la peur de ne savoir ou de ne pouvoir assumer l’enfant.
Réponses laconiques
Pour rendre la parole à ces femmes en souffrance, saisir leur singularité en se déprenant de tout jugement moral, l’autrice s’est plongée, en historienne qu’elle est aussi, dans un vaste corpus de sources, centré plus particulièrement sur les dossiers des pupilles de l’Ille-et-Vilaine. En cherchant, vainement, à dresser un profil type, elle dénonce des idées reçues : ces mères, dont la majorité accouche dès le XIXe siècle en maternité, si possible loin de leur domicile par souci de discrétion, ne sont pas de toutes jeunes filles, arrivées récemment dans la région ; en majorité célibataires et domestiques, elles ont entre 20 et 30 ans. Contrairement aux affirmations, elles ne sont pas dépourvues d’affect à l’égard du futur bébé, dont le sexe ne joue pas dans leur décision : leur motivation première est d’assurer à celui-ci un bel avenir, ce qu’elles savent ne pouvoir faire. Ainsi des épouses maltraitées le protègent d’une potentielle violence paternelle.
L’abandon apparaît être un acte d’amour, «un don» même, selon certaines. Toujours déchirant, il est vécu le plus souvent dans la solitude, comme le fut la grossesse, cachée par honte ou peur, voire dans un total déni. De cette disposition, prise seule – tant les géniteurs sont absents de cette histoire – ou sous la pression des siens, nulle ne se remet vraiment. Si d’aucunes osent demander régulièrement à l’administration des nouvelles de l’abandonné, elles se heurtent des années durant à des murs ou reçoivent des réponses laconiques de services qui se contentent d’un «en vie /décédé». Les unes espèrent reprendre l’enfant, les autres penseront à lui et vivront ses anniversaires dans le silence de leur secret. L’invisibilisation de ce dernier signifie aussi la contrainte au mensonge, parce qu’il est le fruit de l’adultère – cas plus fréquent durant les deux conflits mondiaux – ou appartient à une vie antérieure ignorée du conjoint et de l’éventuelle fratrie. Le poids est encore plus lourd si le rejet de l’enfant résulte d’un viol, et ce tant que la victime est culpabilisée car soupçonnée d’un comportement déclencheur de l’agression.
Légalisation de la contraception
Ainsi se dessine une historicité de l’abandon, rivée à la conjoncture économique, à l’évolution des lois et des structures d’accueil, mais aussi, voire surtout, des mœurs : à la fille-mère – une condition jamais voulue car déshonorante – a succédé la femme célibataire ; que ce statut soit ou pas son choix, elle n’est plus vilipendée. Si ces éléments ont joué dans le déclin des abandons, passés de 142 000 en 1900 à 670 en 2018, il s’accentue dans la seconde moitié du XXe siècle. Ce recul des comportements abandonniques est dû à l’instauration de l’allocation parent isolé et plus encore à la légalisation de la contraception et de l’avortement, un volet étonnamment peu évoqué quand on se penche sur les effets de ces deux acquis. Le livre se clôt avec finesse sur la complexité à allier droit des enfants, en quête de leur origine, et droit des mères auxquelles l’Etat a promis de respecter l’anonymat.
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