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jeudi 12 janvier 2023

Haut les cœurs pour le haut-le-cœur : le vomi fait son retour au cinéma et dans les séries

Pierre Langlais  Publié le 13/01/23

La scène de vomi de “Sans filtre”, de Ruben Östlund (2022), n’a pas dégoûté les jurés du Festival de Cannes, qui lui ont attribué la Palme d’or.

La scène de vomi de “Sans filtre”, de Ruben Östlund (2022), n’a pas dégoûté les jurés du Festival de Cannes, qui lui ont attribué la Palme d’or.

30WEST - Arte France Cinema - BBC Films - Bord Cadre Films - Imperative Entertainment 

Allégorie d’un rejet politique ou moral, symptôme d’un malaise intérieur, simple ressort comique ou émotionnel : dans les productions contemporaines, les personnages vomissent à tout-va. Mais pourquoi tant de gerbe ?

Les séries sont d’excellentes compagnes de déjeuner. Leurs épisodes couvrent avantageusement la durée d’un repas. Nous consommions ainsi Mercredi, série de Netflix a priori inoffensive sur l’ado de la famille Addams, quand un de ses personnages, pris d’un violent haut-le-cœur, a envoyé un liquide marronnasse au visage de son voisin. Une séquence peu appétissante, d’un genre ces temps-ci décliné à toutes les sauces, dégoulinant des écrans, petits et grands, rendant périlleux les seaux de pop-corn et les plateaux télé. Le vomissement a le vent en poupe, en témoigne le sacre cannois de Sans filtre, du Suédois Ruben ÖstlundPalme d’or cauchemar des émétophobes – personnes ayant peur de vomir ou d’être confrontées à quelqu’un en train de le faire. D’où vient cette mode ? Nous avons mené l’enquête

Pendant longtemps, quand un personnage de fiction se sentait mal, on le voyait courir hors champ, main sur la bouche. Et puis il y a eu L’ExorcisteEn 1973, William Friedkin filme une enfant possédée propulsant une purée verdâtre au visage du pasteur posté à son chevet. « Il l’interroge très sérieusement et sa seule réponse, c’est ce jet dégoûtant, choquant »,analyse Nat Segaloff, critique américain, auteur de The Exorcist Legacy (éd. Kensington). Un coup de fil à Thomas Lilti, docteur et créateur de la série médicale Hippocrate, permet de confirmer la vertu provocatrice du vomi à l’écran. « Je ne cherche pas tant à dégoûter les spectateurs qu’à être spectaculaire. Le réalisateur de film d’action a la fusillade, moi j’ai le vomi », explique-t-il. « J’ai besoin d’aller toujours plus loin, de faire en sorte que les spectateurs sortent de mon film comme d’un grand-huit », confirme Ruben Östlund, qui dans la scène charnière de Sans filtre filme longuement ses personnages, passagers d’une croisière de luxe, gagnés par le mal de mer.

Une question de réception

Les cas les plus communs de vomissements sont souvent liés au genre des personnages : les hommes parce qu’ils ont trop bu, les femmes parce qu’elles sont enceintes. Mais ces stéréotypes sont heureusement noyés sous moult sous-textes plus subtils. Dans L’Exorciste par exemple, « le démon montre sa supériorité sur les humains en contrôlant ce que nous ne contrôlons pas, propulsant son vomi à l’envie », analyse Nat Segaloff. « Si un personnage vomit, il peut avoir une gastro, mais c’est plus souvent le signe qu’il va mal psychologiquementC’est la façon la plus concrète d’exprimer extérieurement un état intérieur », explique Thomas Lilti. « Si je pousse ma scène au-delà du réalisme, le vomi devient une métaphore, confirme Ruben Östlund. Dans tous mes films, je mets en scène la rupture du contrat social, poursuit-il. Quand on est malade, on ne peut plus contrôler son corps et son apparence. Naît alors un conflit entre culture et comportement primaire. »

Certaines des plus grandes scènes de vomissement de l’histoire du cinéma et des séries sont portées par cette même allégorie d’un rejet politique ou moral : La Grande Bouffe, de Marco Ferreri (1973), suicide par gavage consenti d’un groupe d’intellectuels dégoûtés de la vie ; Babylon, de Damian Chazelle (en salles mercredi 18 janvier), où Margot Robbie, en actrice sortie du ruisseau, vomit tout son saoul sur un riche financier ; la série Big Little Lies (2017), qui fait recracher son repas à Reese Witherspoon lors d’un dîner entre Californiens fortunés…

Pourquoi, malgré toute cette distanciation métaphorique, sommes-nous si concernés de l’autre côté de nos écrans ? Parce que le vomi est aussi une question de réception, explique Ruben Östlund. Ce qu’il traque, dans son interminable séquence de vomissement, ce sont aussi les réactions des passagers qui ne sont pas malades – et, par ricochet, celles des spectateurs. « Doivent-ils continuer de manger comme si de rien de n’était ou quitter le restaurant ? J’adore ces instants où, face à l’effondrement de la bienséance, personne ne sait comment se tenir », se réjouit-il.

Le vomi au visage, descendant direct de L’Exorciste, est symboliquement plus riche encore. Dans la série Hippocrate par exemple, l’interne en cardiologie Chloé Antovska (Louise Bourgoin) soigne un patient en détresse quand celui-ci lui vomit du sang à la face. « On peut y voir un malaise extérieur à elle qui vient la souiller, l’agresser : elle reçoit au visage la violence de son métier et du monde », analyse Thomas Lilti.

Un outil narratif de choix

Face à tant de souillures, il existe une meilleure défense que l’ouverture de fenêtre : le rire. Les Monty Python ont ouvert les vannes dans Le Sens de la vieen 1983, où le client obèse d’un restaurant rejette des litres d’immondices tout en continuant de se goinfrer – jusqu’à exploser, comble de l’absurde. Dix ans plus tard, La Cité de la peur a inventé un personnage d’acteur idiot, Simon Jérémi (Dominique Farrugia), qui vomit quand il est content. « Au second degré, le vomi est un formidable déclencheur de rire régressif », s’enthousiasme Michel Hazanavicius.

Dans sa comédie cinéphile Coupez !, le réalisateur, qui faisait d’ailleurs une apparition dans Le Film de les Nuls, montre sous deux perspectives le vomissement d’un acteur interprété par Grégory Gadebois : côté coulisses, il vomit parce qu’il a trop bu. Côté fiction, il apporte malgré lui plus de… substance à son rôle de zombie. « C’est embarrassant, voire humiliant, le vomi, mais quand ça arrive à l’autre, a fortiori avec le recul de la fiction, ça nous fait rire », analyse Hazanavicius.

Symboliquement riche, capable de faire rire ou d’émouvoir – comme dans les scènes de The Crown sur la boulimie de la jeune princesse Diana –, le vomi s’est donc imposé comme un outil narratif de choix au cinéma et dans les séries. Et ce n’est peut-être que le début. À force de tolérer ces rejets-là, le public pourrait découvrir l’étape suivante, encore moins ragoûtante : les déjections.

« Le caca, c’est le truc ultime, qu’on cache à tout prix », reconnaît Michel Hazanavicius. « La merde est de mauvais goût. On ne filme pas un personnage sur les toilettes. Ce geste quotidien reste tabou, sauf dans ses versions les plus excessives », confirme Ruben Östlund. Dans leurs films respectifs, ils ont tout deux mis en scène des personnages frappés par de violentes crises de colique. Nous ne sommes pas près de pouvoir déjeuner en paix…


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