par Juliette Démas, Envoyée spéciale à Glasgow publié le 4 janvier 2023
Depuis plusieurs années, des chercheurs en sciences sociales s’interrogent sur un étrange décalage. Dans la région de Glasgow, première ville d’Ecosse, l’espérance de vie est plus courte que partout ailleurs au Royaume-Uni. C’est même la plus courte d’Europe de l’Ouest : 73,1 ans pour les hommes et 78,3 pour les femmes (contre 79,3 et 85,3 respectivement en France). Ce constat, surnommé un temps «l’effet Glasgow», ou «l’effet écossais», a généré d’innombrables théories plus ou moins farfelues. Les Ecossais vivraient moins longtemps à cause d’un manque d’animaux de compagnie, de la qualité de l’eau, de la météo peu clémente, des divisions sectaires ou même d’un soda local orange vif, l’Irn-Bru…
Fléau mythologique mis à part, comment la «deuxième ville de l’Empire» et principale économie de la nation écossaise est-elle devenue un symbole d’inégalités et de déclassement ? Dans le centre-ville de Glasgow, d’immenses bâtiments néoclassiques attestent encore de sa richesse passée. Ni la mairie, ni la bibliothèque, ni le musée de Kelvingrove ne manquent de grandeur. Le métro a été l’un des premiers réseaux souterrains d’Europe. Sur l’embouchure du fleuve Clyde, les chantiers navals, aujourd’hui asphyxiés, ont vu passer dans les années 1900 un cinquième des vaisseaux des mers du monde, quand le commerce du tabac, le secteur textile et la construction de locomotives renflouaient les caisses de la ville.
Mais la culture et le langage populaires témoignent aujourd’hui de plusieurs décennies de difficultés : on parle du «sourire de Glasgow» (balafre allant des lèvres aux oreilles, comme sur le visage du Joker) ou du «baiser de Glasgow» (un coup de boule) avec un brin d’ironie. Côté gastronomie, le cliché d’un régime à base de Mars frit et de Buckfast (alcool de vin fortifié et caféiné associé aux quartiers pauvres et à la violence) a la peau dure. Quant aux statistiques, elles continuent de confirmer qu’on y est en plus mauvaise santé que dans les villes voisines. On vit ainsi en moyenne 8,7 ans plus longtemps à Westminster, au cœur de Londres, qu’à Glasgow. L’espérance de vie est donc de 73,1 ans en moyenne pour les hommes à Glasgow, contre 76,8 en moyenne pour l’Ecosse, 75,5 à Manchester ou 76,1 à Liverpool. Pour les femmes, on meurt en moyenne à 78,3 ans à Glasgow, 81 en Ecosse, 79,9 à Liverpool et Manchester. Par ailleurs, à Glasgow, on a 30% de risque supplémentaire de mourir avant 65 ans qu’à Manchester ou Liverpool. Le taux de suicide y est aussi 30% plus élevé que dans les villes anglaises. C’est l’équivalent d’environ 5 000 morts supplémentaires et prématurées en Ecosse chaque année (sachant que l’Ecosse ne compte que 5,4 millions d’habitants).
«Le gouvernement a laissé tomber Glasgow»
Très vite, une première hypothèse apparaît : celle de la pauvreté matérielle. Glasgow aurait été davantage touchée que les autres villes britanniques par la fermeture de ses usines. La désindustrialisation amorcée dès les années 60 a mis à mal les grandes entreprises et les chantiers navals de la ville. Mais elle ne suffit pas à expliquer cette surmortalité : comparé à Liverpool ou Manchester, au profil similaire, Glasgow compte toujours 30 % de morts prématurées supplémentaires, qu’on attribue principalement à l’alcool, à la drogue et aux suicides.
Le chercheur en santé publique David Walsh voit donc l’origine du problème dans la «vulnérabilité» de la population glaswégienne, fragilisée par une série de politiques du gouvernement britannique et du Scottish Office (l’ancêtre du Parlement écossais). En effet, jusque dans les années 50, l’espérance de vie écossaise n’est pas différente de celle de ses voisins européens. C’est après la guerre que les choses se corsent. «Le gouvernement a moins investi dans les logements et a moins fait pour protéger les plus pauvres» qu’à Liverpool, par exemple, affirme David Walsh.
Des villes nouvelles sont alors créées, qui attirent industries et travailleurs qualifiés. Les communautés ouvrières explosent et se dispersent, et les habitants des taudis du centre-ville sont envoyés en périphérie, dans des barres d’immeubles rapidement construites pour les accueillir. Sur le papier, il s’agit d’assainir la ville. La réalisation du projet laisse les habitants sceptiques. «Le gouvernement britannique a choisi de faire sortir les entreprises et l’activité de la ville, puis a laissé tomber Glasgow, pensant qu’il n’était pas possible d’améliorer les choses. Et même quand les décideurs se sont rendu compte des effets catastrophiques de leurs politiques, qui étaient en train de déséquilibrer la métropole en n’y laissant que les pauvres, les malades et les chômeurs, ils ont persévéré pendant une décennie.» Une série de décisions qui a créé une ségrégation sociale dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui.
«Des pompes funèbres et des bookmakers»
Ce déclin pèse sur l’atmosphère de Castlemilk, l’un des «Big Four», ces quatre quartiers où ont été envoyées les populations du centre-ville au tournant des années 60, mais où les constructeurs n’ont pas anticipé le manque d’espaces de socialisation et d’emplois. Il faut près d’une heure de bus, depuis la gare centrale de Glasgow, pour rejoindre le parking du McDonald’s où Cathy Milligan donne ses rendez-vous. «Il n’y a pas grand-chose d’autre ici pour se retrouver», explique cette activiste du collectif Castlemilk Against Austerity, qui multiplie les initiatives pour venir en aide aux gens du coin.
Trois tours d’une vingtaine d’étages encadrent le parking du Braes, une petite galerie commerciale dont une aile entière est condamnée – les canalisations ont gelé et explosé pendant la dernière vague de froid. Les clients ont le choix entre une enseigne de produits discount et un supermarché spécialisé dans les surgelés à bas prix. «Le bureau de poste a été déplacé, alors que les seniors ont besoin d’y accéder pour récupérer leurs retraites», explique Cathy Milligan, qui liste les magasins disparus. Un des centres médicaux a fermé et n’a pas été remplacé. «Par contre, à l’étage, il y a des pompes funèbres et des bookmakers. Pas de fruits et légumes, mais plein d’endroits où faire des paris !» raille sa nièce Natali. Il reste aussi un vendeur de cartes postales, un barbier, une boulangerie à petits prix Greggs, et un sentiment assez prononcé d’abandon.
Les autres tours ont été détruites dès les années 90 à cause de l’insalubrité et de leur mauvaise réputation – la démolition étant alors vue comme l’alternative préférable à la rénovation. Vues comme des villes indépendantes où les gens pourraient vivre et travailler, Castlemilk et ses cités sœurs de Pollock, Drumchapel et Easterhouse attestent de l’échec des politiques de logement et des effets du manque d’investissement. A partir de 2010, la dégringolade s’est accélérée avec la politique d’austérité mise en place par le gouvernement conservateur de David Cameron. «Dans le quartier, on a eu trois suicides de femmes en trois ans, explique Cathy Milligan. Ce sentiment de désespoir, on l’a tous ressenti un jour ou l’autre.» Elle et sa nièce évitent de fréquenter la galerie marchande – «trop déprimante» – quand dans leur prime jeunesse, il leur était possible d’y passer toute la journée.
Cercle vicieux
«Quoi qu’il se passe ici, c’est tellement ancré que ça affecte tout le monde à Glasgow, sans distinction de classe sociale», explique Darren McGarvey. Auteur de deux livres et rappeur sous le nom d’artiste Loki, il décrit dans ses ouvrages sa jeunesse dans le quartier Pollock. «Ici, le stress est le catalyseur d’une myriade de problèmes de santé qui se reflètent dans l’espérance de vie plus courte et les multi morbidités. Pour tenir le coup, les gens se tournent vers ce que la société leur offre : de l’alcool, des paris, des drogues, qui ne font que renforcer le problème.» Un cercle vicieux qui semble difficile à arrêter, surtout en pleine vague d’inflation. «L’espérance de vie a cessé d’augmenter au Royaume-Uni, s’inquiète David Walsh, le chercheur du Glasgow Center for Population Health. Dans un pays riche comme le nôtre, ça ne devrait être le cas qu’en temps de guerre ou d’épidémie.» Chez les plus pauvres de Glasgow, elle est même en train de reculer. Un constat qui date d’avant la pandémie de coronavirus.
Certains avancent une dernière explication, comme Kirsty Mackay, photographe qui a arpenté la ville pour son livre The Fish That Never Swam («le poisson qui n’a jamais nagé», en référence aux poissons présents sur le blason de Glasgow). «Si on regarde ce qu’il s’est passé au XVIIIe siècle, Glasgow a attiré des personnes délogées de leurs terres dans les Highlands [région de montagnes écossaises, ndlr]. A la même époque, beaucoup d’Irlandais ont quitté leur pays pour fuir la famine de la pomme de terre. Glasgow avait déjà une population composée de déplacés, et donc une vulnérabilité inhérente.» Selon elle, ce traumatisme passé de génération en génération perdure aujourd’hui. «Le taux de suicide est 30 % plus élevé que dans les villes britanniques équivalentes. De ma propre expérience, en ayant grandi ici, c’est un environnement où la violence est banalisée.»
Avec son centre gentrifié, bars branchés et magasins flambant neufs, Glasgow s’est maintenant réinventé en cité post-industrielle et destination de shopping. Mais soixante-dix ans de dommages ne s’effacent pas avec des commerces bobos et quelques cafés chics. Le gouvernement local, dirigé par les indépendantistes du Parti national écossais (Scottish National Party, SNP), tente de mettre en place des mesures pour atténuer les effets de ce manque d’investissement chronique : des minima sociaux supplémentaires pour les enfants, un plan de lutte contre la pauvreté menstruelle… Il manque toutefois de budget pour contrer les effets de l’austérité passée, et de celle à venir.
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