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mardi 4 octobre 2022

Sur scène «Et pourquoi moi je dois parler comme toi?», la verticale du fou

par Anne Diatkine  publié le 3 octobre 2022 

En portant sur scène un patchwork de textes puisés dans les écrits des internés psychiatriques – célèbres et anonymes – des deux siècles derniers, Anouk Grinberg donne corps à des paroles fulgurantes et limpides d’une réjouissante étrangeté.

C’est un spectacle où l’on se sent chez soi, alors qu’il ne parle que d’altérité. Un seul-en-scène conçu et incarné par Anouk Grinberg – et accompagné par le compositeur Nicolas Repac – mais tellement peuplé que c’est une foule qui surgit du corps et du visage de l’actrice. Ce sont des textes écrits pour l’essentiel par des personnes internées en hôpital psychiatrique au XIXe et XXe siècles, suppliques qui pour la plupart n’ont jamais été reçues par leurs destinataires, et auxquelles Anouk Grinberg offre une existence avec une vitalité et énergie démultipliées, sous le regard ultra précis d’Alain Françon qui signe la mise en scène. 

Dans la plupart des textes, il est question d’échappée, d’évasion, d’exigences élémentaires de liberté, mais aussi du corps qu’il convient d’observer afin de comprendre son fonctionnement et ses limites étranges et poreuses. «J’ai une bonne complaisance»,remarque l’un afin qu’on lui autorise un droit de sortie. «Quand je sors je sens que je me ferais écraser parce que je ne suis plus là. Regardez ma figure, elle est toute changée, je ne suis plus la même. Je respire comme cela mais je ne respire plus en moi», dit une anonyme dans un texte qu’on croirait écrit par le Rilke des Cahiers de Malte Laurids Brigge et qu’on citerait bien en entier tant il est saisissant. Mme Tripier quant à elle voudrait obtenir «tout au moins sa liberté provisoire» parce que «rien ne vaut dit-elle la liberté des peuples qui s’entre-tuent».

Empathie extrême

Ce sont des assertions fortes et limpides dont Anouk Grinberg, toute en modulation, fait retentir la colère et la révolte mais aussi la logique sans faille. La qualité de son interprétation, son empathie extrême laissent l’auditoire plonger entièrement du côté des écrivains poètes sans jamais qu’il ait la tentation de jouer au psychiatre amateur, ou même d’employer le gros mot de «folie». Oui, dans les textes choisis, le langage est comme décadenassé, libéré de l’huile fédératrice que sont les lieux communs. Ce questionnement métaphysique, par exemple, alternative possible au pari de Pascal, qu’on n’avait jamais entendu ainsi : «Du reste, je me demande pourquoi l’Etre suprême, n’est pas resté éternellement seul. Sa divinité pleine et entière lui eût suffi.»

Poètes asilaires

Après chaque texte, Anouk Grinberg énonce le nom de l’auteur, ou le plus souvent qu’on ignore de qui il provient. Parmi ces écrits «bruts», se fraient des poèmes d’auteurs et d’autrices tout à fait reconnus tels Robert Walser ou Emily Dickinson : «Y aura-t-il un vrai “matin” ? Y aura-t-il ce qu’on appelle un “Jour” ? Pourrais-je le voir des montagnes ? Si j’étais aussi haute qu’elles ?» La réussite tient à ce que tous les écrits, bruts et moins bruts, surgissent comme des monades, monde miniatures qui se déploient et crépitent brièvement, allumette brûlée qui fait voir un trésor, tout étant pris dans une continuité. Autrement dit, les signatures plus connues ne se repèrent pas à l’avance à moins de connaître leurs textes. Ces poètes asilaires ont-ils été remarqués de leurs vivants ? Pour quelques rares d’entre eux, un peu plus qu’il n’y paraît, notamment grâce aux surréalistes qui pour certains d’entre eux passèrent une partie de la guerre à l’hôpital de Saint-Alban, lieu de résistance et fortement novateur dans sa manière de soigner les malades. «Ils y ont trouvé asile dans tous les sens du terme. Certains se faisaient passer pour malades, d’autres venaient chercher l’inspiration auprès des fous», note Anouk Grinberg dans le beau recueil d’écrits bruts et non bruts qu’elle a fait paraître aux éditions le Passeur, autre manière de poursuivre une mission d’arpenteuse de la langue que peu emprunte aujourd’hui.

Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? avec Anouk Grinberg et Nicolas Repac au théâtre de la Colline, Paris, jusqu’au 16 octobre.


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