par Katia Dansoko Touré et Julie Renson Miquel publié le 3 octobre 2022
«Je rêve d’avoir envie de dormir dès 23 heures pour connaître une bonne nuit de sommeil.» La rentrée scolaire a eu lieu il y a tout juste un mois et Deborah soupire déjà. Cette lycéenne de 17 ans, en terminale en banlieue parisienne, ne se souvient pas de la dernière fois où elle a réussi à fermer l’œil avant 3 heures du matin. Deborah se lève à 6 h 50 pour aller au lycée et ses réveils matinaux sont difficiles, alors qu’elle se met au lit avant minuit. Elle est donc loin des neuf heures de sommeil recommandées à son âge. Résultat : elle oscille toute la journée entre une humeur massacrante et une fatigue constante. Mais Deborah n’est pas un cas isolé. Collégiens, lycéens, jeunes adultes… Tous dorment moins que les générations qui les ont précédés : seulement sept heures de sommeil au compteur aujourd’hui, et la tendance ne va pas en s’arrangeant.
«Si le sommeil et les troubles qui l’accompagnent sont des enjeux majeurs de santé publique qui concernent toute la population française, il est avéré qu’en 2022, les personnes âgées de 15 à 25 ans sont les plus touchées», confirme Emmanuelle Godeau, médecin et enseignante-chercheuse à l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP), en ajoutant que le problème touche aussi les préadolescents.
La première cause de ce phénomène ne fait pas de doute : l’usage des écrans numériques et, surtout, des smartphones connectés. Et cela, même dès la fin de l’école primaire, souligne Emmanuelle Godeau. «Il y a vingt ans, le souci qui se posait était la présence d’une télévision dans la chambre des enfants mais, aujourd’hui, nous sommes face à des outils encore plus stimulants et menaçants pour le sommeil : l’accès à Internet et ce qui l’accompagne, les réseaux sociaux pour interagir, en pleine nuit, avec d’autres personnes, ou alors les jeux en ligne», analyse-t-elle. Pour passer le temps, Deborah se tourne de fait vers son smartphone et les réseaux sociaux, d’Instagram à TikTok en passant par YouTube, où elle regarde des rediffusions de reportages sur des enquêtes policières. «Mon copain, lui, a 20 ans, et ne dort pas avant 5 heures du matin parce qu’il passe ses nuits à regarder des vidéos sur TikTok. Pourtant, il travaille…»
Alex, 23 ans, dit être insomniaque depuis l’âge de 13 ans. Et pour contrer la somnolence dans la journée, ce communicant en entreprise installé récemment à Francfort carbure à la caféine depuis ses 15 ans. «Je survis comme ça, souffle-t-il. Je mets un temps fou à m’endormir et j’ai beaucoup de mal à me réveiller le matin. Le reste de la journée, la fatigue est très pesante. Heureusement, j’ai un emploi qui ne nécessite pas que je doive me lever à 6 heures du matin en semaine.» Lui, pendant ses insomnies, évite d’allumer son smartphone. Maëlys, étudiante lyonnaise en psychologie de 22 ans, qui alterne entre insomnies et réveils nocturnes depuis deux ans et demi, n’utilise pas systématiquement le sien pendant ses nuits problématiques mais pense que cela peut parfois l’apaiser. «Cela ne m’aide pas à m’endormir mais je dirais que ça permet d’oublier la frustration qui m’assaille quand je tourne en rond, dans mon lit, depuis plusieurs heures», dit celle qui, dans la journée, compense la mauvaise humeur, le stress et la fatigue par le grignotage.
Carmen Schröder, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent aux Hôpitaux universitaires de Strasbourg et spécialiste des troubles du sommeil, tempère : «L’usage des écrans est un facteur aggravant, et les ados les utilisent abondamment [en 2021, 94 % des 15-29 ans disposaient d’un smartphone selon l’Insee, ndlr], mais cela n’explique pas le phénomène dans son entièreté. Il faut également prendre en compte le décalage physiologique lié à la maturation cérébrale [développement du cerveau, ndlr] qui s’opère jusqu’à l’âge de 25 ans environ. Les adolescents pratiquent aussi davantage d’activités sociales le soir comme les sorties entre copains et, enfin, notons la consommation d’excitants comme le café, le thé ou les boissons énergisantes mais aussi celle de tabac. D’ailleurs, il s’agit là de stratégies pour contrer la fatigue dans la journée alors que cela aggrave le problème.» La professeure de psychiatrie ajoute que d’autres facteurs comportementaux sont à prendre en compte comme le fait de se coucher tard le week-end et donc de se lever à midi passé le lendemain. «C’est comme si vous preniez un vol Paris-New York chaque week-end. Les ados se retrouvent avec un décalage de cinq à six heures qui les empêche de s’endormir le dimanche soir pour un lever catastrophique le lundi matin.» C’est ce que l’on nomme la «dette du sommeil» : le déficit accumulé en semaine est rattrapé les jours où il n’y a pas école ni travail.
Eco-anxiété et guerre en Ukraine
En deux ans le phénomène s’est aggravé, en particulier chez les collégiens, affirme Emmanuelle Godeau. Les raisons sont évidentes : l’impact de la crise sanitaire et ses confinements successifs. Pour Maëlys, cette période a effectivement intensifié ses problèmes de sommeil : «Pendant le premier confinement, j’étais complètement déréglée de ce côté-là. Je n’étais plus en état de suivre les cours, je n’arrivais pas à prendre de notes…» Pour Carmen Schröder, le stress engendré par la guerre en Ukraine n’a pas arrangé les choses, sans oublier les préoccupations vis-à-vis de l’environnement. «La crise du climat a de tels impacts sur l’état psychique des jeunes qu’ils ont parfois du mal à se projeter dans l’avenir. Les pédopsychiatres sont désormais tenus de prendre en compte la question de l’éco-anxiété.»A 12 ans, Enora, en 5e dans un collège privé à Montauban-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine), affirme également avoir beaucoup de mal à s’endormir. Entre le moment du coucher, peu avant 22 heures, et son endormissement vers plus de minuit, elle dit se sentir angoissée et se met même en colère. Lever : 6 h 30. «Je stresse surtout quand il y a un contrôle prévu le lendemain», raconte-t-elle àLibération. Elle ajoute qu’elle reste marquée par la crise sanitaire, que la guerre en Ukraine la terrifie et est aussi préoccupée par la crise climatique. «Sur TikTok, on tombe sur des vidéos qui racontent que l’on a plus que trois ans à vivre sur Terre», expose l’adolescente dont les parents récupèrent le smartphone le soir.
Cette année, le conseil scientifique de l’Education nationale a organisé un colloque sur le sommeil. «Le ministère de l’Education est largement conscient de cette problématique. En 2022, le sommeil est désormais dans les axes de l’Ecole promotrice de santé», ajoute Emmanuelle Godeau. L’Observatoire régional de santé parisien (ORS) estimait déjà, dans un rapport de janvier 2020, que le sommeil des jeunes Franciliens était devenu un enjeu largement sous-estimé, «à l’ère du numérique». «Près d’un jeune Francilien sur cinq est insomniaque chronique et plus d’un sur quatre est en dette de sommeil», peut-on notamment y lire. Entre 2011 et 2018, Emmanuelle Godeau et le spécialiste Damien Léger ont mené et coécrit une enquête sur le sommeil des collégiens et des lycéenspour le compte de l’EHESP mais aussi de Santé publique France, qui exposait que 30,6 % des collégiens et 41,4 % des lycéens se sentaient fatigués presque tous les jours en se levant le matin. Et en sept ans, les collégiens avaient perdu en moyenne 20 minutes de sommeil par nuit, passant de huit heures trente-sept de sommeil en 2010 en semaine à huit heures seize, les lycéens n’ayant perdu pour leur part que cinq minutes. «La diminution du temps de sommeil dans la population, notamment chez les jeunes, doit nous interpeller. En effet, on estime que, depuis les années 1970, l’adolescent a “perdu” une heure trente de sommeil par nuit», notait en 2018 l’Institut national du sommeil et de la vigilance.
«Décaler d’une heure le début des cours»
Professeure d’histoire-géographie dans un lycée SRE (structure de retour à l’école) à Paris, Alicia Danaux, 33 ans, est elle aussi convaincue que l’insomnie chez les ados est un problème de plus en plus massif. «Au lycée, le manque de sommeil est une cause de décrochage scolaire. Certes, la responsabilité des parents entre en jeu mais si l’on peut débrancher la télé ou la console dans la chambre vers 22 heures ou 23 heures, comment priver son ado du smartphone qui lui sert de réveil…», note-t-elle. Carmen Schröder confirme des difficultés d’attention, de mémorisation dans l’apprentissage, mais aussi, sur le long terme, des risques de dépression, troubles anxieux, addictions et conduites à risques – ces deux derniers points concernant exclusivement les ados –, comme les abus de substances.
La spécialiste en pédopsychiatrie va jusqu’à parler d’un lien entre manque de sommeil et tentatives de suicide. «En contre-mesure, on réfléchit, en France, à des initiatives, notamment en ce qui concerne les lycéens, ajoute-t-elle. On se dit qu’il faudrait peut-être décaler d’une heure le début des cours parce que, physiologiquement, cela serait plus favorable. Cela a déjà été mis en place au Canada ou aux Etats-Unis. Car ce phénomène dépasse largement les frontières de la France.» Sans compter des risques de surpoids ou d’obésité, de diabète de type 2, d’hypertension artérielle, de maladies cardiovasculaires, entre autres maladies chroniques. Alicia Danaux, elle aussi, préconise un changement d’horaires : «Sinon, vous vous retrouvez avec énormément d’élèves qui, dès 8 heures, dorment sur les tables.»
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire