par Coralie Schaub publié le 2 octobre 2022
En 1972, quatre jeunes scientifiques du Massachusetts Institute of Technology (MIT) rédigent à la demande du club de Rome (un groupe de réflexion mêlant scientifiques, industriels de 52 pays) un rapport intitulé The Limits to Growth («Les limites à la croissance»). Celui-ci ébranle le monde et alimente les discussions de la première Conférence des Nations Unies sur l’environnement qui se tient la même année à Stockholm, en Suède. Pour la première fois, l’analyse des chercheurs établit les conséquences dramatiques sur le plan écologique d’une croissance physique exponentielle dans un monde fini. Leur analyse repose sur le modèle informatique «World3», qui permet d’identifier différents scénarios possibles en simulant les interactions entre cinq indicateurs (population, production de nourriture par habitant, production industrielle par habitant, niveau de pollution persistante et extraction de ressources non renouvelables).
Conclusion : leur croissance ne pourra se poursuivre indéfiniment. Et les limites écologiques planétaires contraindront la progression de chacun de ces indicateurs à ralentir puis à reculer. Avec, à la clé, un impact important sur le développement mondial au cours du XXIe siècle. Cinquante ans après, ce best-seller international mis à jour en 1992 et 2004 et connu sous le nom de «rapport Meadows» (du nom de deux des auteurs) est devenu une référence incontournable. Pourtant désormais, les limites planétaires sont dépassées, tant l’humanité a été sourde à ces avertissements et s’est enferrée dans une croissance matérielle insoutenable. A l’occasion du cinquantenaire du texte, publié dans une nouvelle édition en français par Rue de l’échiquier (488 pages, 14,90 euros), entretien avec l’un de ses auteurs, Jorgen Randers, professeur émérite de stratégie climatique à la BI Norwegian Business School à Oslo (Norvège).
Cet automne auront lieu la COP27 sur le climat en Egypte et la COP15 sur la biodiversité au Canada. Que vous inspirent ces conférences onusiennes sur l’environnement, cinquante ans après celle de Stockholm ?
J’y vois le signe d’une certaine prise de conscience, que quelque chose se produit. Dans les Limites à la croissance, nous avions averti de la possibilité d’un dépassement des limites planétaires et d’un effondrement au cours du XXIe siècle, pour des raisons environnementales (épuisement des ressources naturelles, trop de pollution ou pas assez d’alimentation). L’humanité a répondu dans une certaine mesure à cet avertissement. La croissance de la population mondiale est plus lente, nous avons compris qu’il nous faut baisser les émissions de gaz à effet de serre (GES) pour faire face à la crise climatique… J’essaie d’entamer mon propos en étant un peu positif. Mais de façon générale, la réponse du monde à notre avertissement a été et est toujours bien trop timide.
C’est-à-dire ?
La population mondiale croît toujours, comme la quantité de ressources naturelles utilisées par personne et par an. Nous utilisons encore des énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz). Les émissions annuelles de GES augmentent toujours rapidement. Nous émettons deux fois plus de carbone chaque année que ce que peuvent absorber les forêts et l’océan, le reste s’accumulant dans l’atmosphère et faisant grimper la température moyenne mondiale. Alors qu’il suffirait que les 2 milliards d’habitants des pays les plus riches à l’origine du problème climatique réduisent de 50% leurs émissions de GES, ce qui laisserait de la place pour un doublement des émissions des autres 6 milliards d’humains.
Depuis 1972, le monde a continué à accroître son empreinte écologique, c’est-à-dire la surface de terre nécessaire pour fournir les ressources (céréales, fourrage, bois, poisson et surfaces urbaines) et absorber les émissions de GES de la société mondiale. De sorte que l’humanité a dépassé les limites de la capacité de charge de la planète et s’aventure toujours plus loin en territoire non durable. C’est en matière de climat que c’est le plus évident. Mais nous n’avons pas encore fait l’expérience d’un effondrement du type de celui que nous avons décrit dans notre rapport de 1972. A l’époque, nous avions estimé que l’effondrement global surviendrait entre 2020 et 2060, nous ne sommes pas encore arrivés à ce point.
Mais ce risque est donc imminent ?
Je ne pense pas que nous parviendrons à un effondrement global aussi vite que cela. Mais le monde sera de plus en plus gris, très peu attractif. Avec des inondations, des sécheresses, des feux de forêts et une montée du niveau de la mer. Nous le constatons déjà d’ailleurs, mais cela ne fera qu’empirer. Dans beaucoup d’endroits, cela mènera à des effondrements sociaux localisés. Comme au Pakistan aujourd’hui [le pays a subi des inondations dévastatrices ces derniers mois, ndlr], qui est un bon exemple d’effondrement local causé par la destruction de l’environnement.
Nous venons de publier le rapport anniversaire des 50 ans, baptisé Earth for all : A Survival Guide for Humanity («La terre pour tous : guide de survie pour l’humanité»). Nous y écrivons qu’au cours des cinquante prochaines années, nous allons évoluer vers de plus en plus de dommages climatiques. Mais cela ne sera pas perçu comme étant une seule et même catastrophe mondiale. Ce qui va se passer, c’est que nous aurons de plus en plus d’Etats défaillants, de ruptures locales comme en Somalie ou en Afghanistan etc, où les sociétés cessent de fonctionner, souvent à cause de raisons environnementales. Donc nous parlons d’effondrements sociaux localisés, par opposition à un effondrement environnemental mondial.
Comment expliquez-vous que l’humanité se soit mise elle-même dans cette situation malgré votre avertissement ?
Par la nature court-termiste de l’être humain. Le fait que nous ne voulons pas payer aujourd’hui pour que nos enfants et petits-enfants aient une vie meilleure. En 1972, le plus vieux d’entre nous avait 29 ans. Nous pensions que l’humanité écouterait quand nous avons montré ce qui est si évident : la planète est petite, de plus en plus peuplée et la consommation de ressources physiques par personne augmente si vite qu’il n’y en aura pas assez pour tout le monde.
Nous avons expliqué qu’il était important d’agir pour réduire l’empreinte écologique de l’humanité. C’est-à-dire de stopper la croissance de la population, de l’utilisation physique de ressources et de terres et de la pollution par personne. Nous étions convaincus que si nous disions cela à l’humanité, alors celle-ci comprendrait facilement que c’est la réalité, écouterait et agirait. Donc nous avons été surpris quand la réponse a été très négative. Et cela a mené à cette discussion désespérante au sujet de la croissance économique versus la croissance physique. Nous parlions de croissance physique : nombre de personnes, tonnes de pétrole, tonnes de polluants… Et la réponse des gens hostiles a été de dire que nous suggérions un arrêt du développement économique.
Il y a donc eu un malentendu sur votre livre ?
Absolument. Il portait sur l’empreinte écologique de l’humanité. Or la vaste majorité de ceux qui l’ont critiqué ont dit qu’il était contre la croissance économique. Donc depuis cinquante ans, la discussion est allée sur le terrain suivant : «Est-il possible de croître économiquement alors même que l’utilisation de ressources et les émissions sont stables voire baissent ?» A mon avis, oui. Mais la grande majorité des scientifiques disent que non, ce n’est pas possible. Que la croissance économique implique celle de l’empreinte écologique. Donc ils disent que si vous êtes contre la croissance de l’empreinte écologique, vous êtes aussi contre la croissance économique. Ce malentendu, depuis le début, a nui au débat intellectuel autour des limites.
Vous dites qu’on peut avoir un développement économique basé sur le bien-être…
Oui. Les gens comme moi sont contre une croissance du PIB par habitant basée sur les énergies fossiles et pour une croissance du bien-être de la population basée sur les énergies décarbonées, comme les renouvelables. Le bien-être, cela veut dire en partie augmenter le revenu après impôts des travailleurs. Mais une bonne partie du bien-être provient aussi des dépenses publiques par personne dans la santé, dans l’éducation, etc. Enfin, vous augmentez le bien-être dans une société en luttant contre les inégalités sociales.
En augmentant les impôts pour les 10% les plus aisés, ceux qui sont déjà si riches que si vous prenez 2 à 4% de leurs revenus, ils ne s’en rendront même pas compte. Pour, ensuite, redistribuer aux plus pauvres et financer tout ce qui doit être fait. Cela n’a pas d’effet négatif sur l’empreinte écologique. Le quatrième élément contribuant au bien-être est la qualité de l’environnement, la stabilité du climat. Réduire les émissions de GES accroît l’espoir des gens dans l’avenir. Enfin, le bien-être dépend du sentiment de progrès dans la société. Donc si vous parvenez à bâtir une société dans laquelle la plupart des citoyens sont convaincus que le bien-être sera supérieur à l’avenir, alors vous avez du soutien politique pour une action gouvernementale et vous êtes capables de résoudre les problèmes qui surviennent.
Parleriez-vous de décroissance ?
Plutôt que d’employer des mots ou expressions comme «décroissance», «croissance verte», «sobriété» ou «développement durable», la seule chose qui devrait compter est ceci : le but d’un pays, par exemple la France, devrait être d’augmenter le bien-être du Français moyen, de la majorité, pas des 10% les plus riches. Cela mène à se poser les questions ainsi : si vous construisez une nouvelle centrale nucléaire, est-ce que cela augmente ou non le bien-être de la majorité de la société ? Donc beaucoup de choses qui doivent être faites aujourd’hui vont réduire le PIB mais augmenter le bien-être.
Est-ce que cela a une chance de se produire ?
Je suis de nature pessimiste. Je pense que les 10% les plus riches, dans le monde, vont se battre contre cela et vont probablement réussir. De sorte qu’on ne verra pas ces solutions se concrétiser. Et puis, la plupart des gens restent plus intéressés que jamais par l’argent. Ils sont toujours coincés dans l’idée de la croissance du PIB, qui est pourtant démodée. Et à part en Allemagne, les partis verts qui ont émergé dans les pays occidentaux ces trente dernières années, ne recueillent toujours que 3% à 10% des votes. Donc seuls 3% à 10% des électeurs pensent à long terme, dans le sens où ils sont prêts à faire un sacrifice aujourd’hui afin de préserver l’avenir des générations futures. Je ne pense pas qu’il y aura une grande fin à tout ce que nous connaissons.
Le monde deviendra simplement bien moins attrayant que ce qu’il aurait pu être. Le problème est aussi que les gens s’habituent à un monde qui se dégrade lentement. Mais malgré tout, il est très important de ne pas baisser les bras, de continuer à se battre pour augmenter les impôts pour les riches afin de réaliser les investissements à court terme qui permettent d’assurer un meilleur avenir pour nos petits-enfants.
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