par Frédéric Worms, Professeur de philosophie à l’Ecole normale supérieure, auteur de l'ouvrage : «Pour un humanisme vital» (Odile Jacob)
publié le 6 octobre 2022
Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) vient de justifier, à certaines conditions, ce qu’il appelle désormais «l’aide active à mourir». Or, chacune et chacun sent qu’on atteint avec cette notion l’une des tensions extrêmes de la vie humaine. Car on sent qu’il peut y avoir dans cette notion une contradiction avec un principe éthique qui est et qui doit rester fondamental : l’opposition des humains à la mort, sous toutes ses formes. Mais on sent aussi que l’aide active à mourir ne concerne dans ces discussions que certains cas extrêmes qui (à certaines conditions) ne seront pas des contradictions à notre opposition à la mort, mais plutôt une manière d’affronter les tensions terribles que celle-ci peut rencontrer dans la vie humaine, venant donc non pas affaiblir mais renforcer ce principe. C’est en effet le cas, mais il faut le démontrer.
Les conditions et les critères inséparables
Un signe nous orientera dans cette expression même : l’aide active à mourir. Ce n’est pas la notion d’une aide active, elle qui peut nous faire sursauter même si l’on sait qu’il s’agit d’une notion précise liée à une histoire. Mais c’est le verbe «mourir» avec cet infinitif paradoxalement actif, qui nous donne justement une autre orientation. Il nous montre qu’il ne s’agit pas de justifier le fait de donner la mort, en général, mais de répondre à une demande singulière, individuelle, située. C’est l’acte de quelqu’une ou quelqu’un, oui, même cela : «mourir». Il ne s’agit donc pas de la mort, mais d’une vie, d’un vivant, confronté à une situation et à une décision.
Mais quelles en seront les conditions, quels critères ? Il y en a deux, inséparables, qui appellent une discussion, bien sûr dans chaque cas singulier, mais aussi en général, comme cela est prévu dans un débat et même une convention. Il faut formuler avec précision le premier critère. Car il ne consiste pas seulement dans la souffrance en général. Mais dans des souffrances si singulières qu’elles se rapportent de manière extrême et explicite à la mort, et même deux fois : dans la situation de l’incurable, mais aussi dans la dimension de l’insupportable, ou pour le dire avec précision dans le «pire que la mort». Or, par définition, l’incurable et le pire que la mort ne viennent pas relativiser l’opposition à la mort. Bien au contraire, ils la renforcent, comme un critère absolu. Les médecins, les proches et les patients le savent. A tel point que c’est déjà cela, bien sûr, qui justifiait dans les lois précédentes le refus de «l’obstination déraisonnable» et aussi les décisions douloureuses d’interruption des traitements, qui pouvaient entraîner indirectement la mort (ainsi dans la «sédation» autorisée par la dernière version de la loi). Cet acte entraînant «indirectement» la mort était déjà et restera une limite éthique profonde.
Une réponse à une demande de quelqu’un
Mais il y a quelque chose de plus dans l’aide active à mourir. Elle ne consiste pas seulement dans une réponse à un besoin, ou à une souffrance mais à une demande, subjective d’abord au sens où elle vient de celle ou celui dont la vie est en jeu. Cette aide n’est active, ou plutôt cette activité n’est une aide, que parce qu’elle est une réponse à une demande de quelqu’un. Mais celle-ci ne contredit-elle pas l’opposition à la mort, chez celui ou celle qui le demande, mais aussi chez celle ou celui à qui on le demande ? N’est-ce pas la contradiction la plus profonde ? N’y a-t-il pas le risque de céder, des deux côtés de la demande, à travers un désir ou ce que certains appellent une «pulsion» de mort, auquel on devrait s’opposer aussi sous la double forme du soin psychique et de l’interdit éthique ? Y a-t-il des conditions auxquelles la demande de «mourir» est encore une opposition à la mort ?
De fait, il faut ajouter un autre critère à celui, «médical» de l’incurable et de l’insupportable. C’est celui d’une demande à «mourir» qui n’est pas une demande de mort. Ce n’est pas une demande de «la» mort, mais justement de «mourir» : donc une demande qui concerne exclusivement une vie, une vie singulière, de celui ou celle dont la vie est engagée, et son sens vital le plus profond pour elle ou lui, en lien avec les autres qui le soutiennent, proches, soignants et société, qui ont mené et mènent encore, ensemble, une lutte contre la mort.
Certes, il s’agit de pousser plus loin une liberté ou un droit des patients déjà reconnu lui aussi en bioéthique et en France on le sait depuis la loi Kouchner de 2002. Un droit qui, d’ailleurs, est lui-même issu de la lutte humaine contre la mort, cette fois contre la violation qui peuvent intervenir jusque dans le soin, et qui a justifié toute la bioéthique, du tribunal de Nuremberg jusqu’à aujourd’hui. La notion centrale de «personne de confiance» en est le relais prévu en cas d’incapacité personnelle, et c’est la notion centrale, à nos yeux, y compris dans les «directives anticipées». Mais ce n’est pas seulement de ce droit des patients en général qu’il s’agit ici, même si c’est d’abord le cas.
«Mort, où est ta victoire ?»
Il s’agit d’une demande de «mourir» qui ne sera encore une opposition à «la mort» que si elle a traversé l’épreuve non seulement de la souffrance mais de l’expression et de la discussion, ce qui bien sûr fait partie de l’avis du CCNE et du débat à venir. L’épreuve de cette demande se fait entre des vivants, dans une discussion profonde qui peut mener elle-même à une décision et à une demande difficile, douloureuse mais profonde, sous le signe maintenu de l’opposition commune à la mort.
Ainsi, «aider» quelqu’un ou quelqu’une «à mourir» peut continuer à s’opposer à la mort, à ces deux conditions toujours liées qu’on retrouve bien sûr dans l’avis du CCNE : l’épreuve du pire que la mort, et la décision profonde d’un vivant impliquant, à l’épreuve de sa souffrance, sa relation avec les autres, les proches, les médecins et la société, dont la lutte commune contre la mort reste la boussole ultime.
A ces deux conditions, qui exigent, comme toutes les notions profondes et paradoxales de la bioéthique, d’abord un débat clinique dans chaque cas, mais aussi un débat éthique et démocratique de toute la société, d’ailleurs demandé par le comité et prévu par les autorités, il s’agira à chaque fois d’affronter les tensions ultimes de la vie humaine face à la mort. La mort n’en sera en rien justifiée ni désirée pour elle-même. Au contraire, on pourra dire, comme dans certains poèmes des plus grands mystiques : «Mort, où est ta victoire ?». Non pas parce qu’on l’aurait dépassée. Mais parce qu’on en aura situé avec précision une des seules occurrences tragiquement admissibles (avec par exemple la terrible épreuve de la guerre juste contre l’agression injuste), contre toutes les autres, à la pointe extrême de la vie humaine.
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