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mercredi 1 décembre 2021

Sexe et ados : que peut la littérature ?

par Sophie Van der Linden  publié le 30 novembre 2021 

La sexualité des jeunes est longtemps restée taboue dans les livres. Certains éditeurs commencent enfin à s’y intéresser, au-delà du seul aspect éducatif.

«Pour public averti», «à ne pas mettre entre toutes les mains», «pas avant 16 ans» sont les formules qui accompagnent souvent les critiques des quelques romans pour ados osant braver la sexualité. C’est qu’il faut du courage, et de l’habileté, aux écrivains pour écrire sur ce thème. Plus encore lorsqu’ils écrivent pour les adolescents.

Il leur faut, déjà, se confronter aux parents, qui manifestent souvent avec fracas leur désapprobation face à des textes abordant trop directement le sujet. Et puis la commission de surveillance de la loi de censure sur les publications destinées à la jeunesse reste bien active et scrute tout particulièrement les romans ados. Persistent aussi beaucoup d’idées reçues, et de craintes, sur la sexualité des jeunes, à rebours de leurs pratiques. Enfin, se pose la question des limites d’une production de contenus potentiellement érotiques, donc propres à susciter le désir, écrits par des adultes et adressés à un lectorat mineur. Les pressions, contraintes et chausse-trapes qui pèsent sur les épaules des écrivains s’aventurant sur ce terrain sont ainsi nombreuses. Lequel ressemble fort à l’un des derniers tabous de la littérature jeunesse. (1)

De fait, en dépit du développement fulgurant du roman ado ces dernières décennies, le thème reste rare. Et lorsqu’il est abordé, c’est le plus souvent sous l’angle éducatif de la première fois, des complexes, des grossesses non désirées, etc. Comme s’il fallait une justification pour aborder le sexe dans la littérature adressée à la jeunesse. On trouve dans ce registre de superbes textes mais leur tentative d’amener par un biais détourné une forme d’éducation à la sexualité finalement assez institutionnelle se trouve rapidement démasquée par un public se méfiant des discours normatifs sur le sujet.

Décalage avec une conception commune

Pourtant, les choses évoluent. La collection «l’Ardeur», lancée par l’éditeur Thierry Magnier, est emblématique de ce frémissement. Elle entend se poser «résolument du côté du plaisir et de l’exploration libre et multiple que nous offrent nos corps». Elle est aussi résolument littéraire. On y trouve en effet des imaginaires variés explorant toutes les sexualités, une place significative accordée à la masturbation, en particulier féminine, une exploration de la sensualité des corps, y compris masculins, et des scènes de sexe explicites, là où d’autres referment prudemment la porte de la chambre d’ado sur une ellipse. Le dernier titre en date, Queen Kong, d’Hélène Vignal, a l’audace notable de raconter à la première personne du singulier la pratique sexuelle débridée d’une lycéenne déconnectée du sentiment amoureux. Ce, alors même que les enquêtes montrent la prédominance de ce lien dans les représentations des jeunes filles sur la sexualité. (2)

Car, du côté des ados, le film documentaire de Julie Talon, diffusé en juin et toujours en ligne sur le site d’Arte, Préliminaires, montre avec éloquence la diversification de leurs pratiques, leur aptitude à utiliser des mots crus – et justes – pour en parler. Surtout, des joues rougies, des yeux embués et des lourds soupirs marquant ces témoignages émergent à la fois le constat douloureux d’une différence de représentation de la sexualité entre filles et garçons, la difficulté à vivre des orientations non hétéronormées, et la complexité des malentendus et souffrances causées par un consentement aux contours troubles. On mesure alors le décalage avec une conception commune de la sexualité adolescente encore focalisée sur la crainte des grossesses non désirées ou les comportements à risque. L’ampleur et la complexité des besoins réels des jeunes en la matière paraissent vertigineuses.

Dire l’indicible

A cet égard, une collection plus ancienne, Scripto, chez Gallimard Jeunesse, offre l’espoir d’une littérature en capacité de toucher à ces zones grises de la sexualité adolescente par la force de ses écritures. Je serai vivante, de Nastasia Rugani, paru en juin, est le monologue d’une jeune fille pendant le dépôt de plainte pour le viol commis sur elle par son petit ami. Le texte d’une centaine de pages est un concentré poétique, rugueux, qui fouisse les méandres de la douleur dans le corps, la peau, l’âme abîmée. Il cerne le viol dans la singularité d’une situation sociale, d’un lieu, fut-il celui atrocement tendre et gracieux d’un cerisier sous un ciel d’avril. Et cette écriture poétique s’affirme dès lors comme l’unique condition pour dire l’indicible. Dans cette même collection, un texte à paraître en janvier, de Claire Castillon, les Longueurs, s’aventure quant à lui sur le terrain délicat du récit d’une relation pédophile entre un adulte manipulateur et une enfant sous emprise, porté par la langue heurtée, effroyable de justesse, d’une adolescente perdue entre attachement à son bourreau et dévastation intime entretenue par un abus durable.

On pourrait à juste titre se demander «Que peut la littérature ?» à l’heure où les ados disposent d’accès libres et anonymes à des contenus qui évoquent sans filtre ces sujets sur Netflix ou Instagram. Or, ces romans récents, par leur grande qualité littéraire, la force de leur écriture, l’intelligence des situations mises en scène témoignent à eux seuls des possibles, des forces et des puissances incomparables de la littérature sur ces questions.

Sujet retors de la littérature jeunesse, la sexualité pourrait bien, dès alors, incarner l’une des voies de sa propre régénération. Car cette forme d’expression mêlant intime, capacité à explorer l’Autre, offrant justesse et précision de la langue tout en pouvant déployer une esthétique fulgurante est assurément la plus à même d’accueillir la détresse, la douleur, les espoirs et les désirs d’une jeunesse qui se cherche.

(1) Cf. «La sexualité, tabou ultime», dans En quête d’un grand peut-être, Guide de littérature ado, Tom et Nathan Levêque, éditions du Grand Peut-être, 2020.
(2) Voir les travaux de Nathalie Bajos, notamment l’enquête Fecond de 2010.


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