Propos recueillis par Florent Georgesco Publié le 01 décembre 2021
L’historienne Enora Peronneau Saint-Jalmes a étudié les « crimes sexuels à la fin de l’Ancien Régime ». Son livre éclaire un pan important de l’histoire des femmes.
« Crimes sexuels et société à la fin de l’Ancien Régime », d’Enora Peronneau Saint-Jalmes, Perrin, 362 p.
Dans Crimes sexuels et société à la fin de l’Ancien Régime, Enora Peronneau Saint-Jalmes analyse trente et une affaires de violences sexuelles jugées autour d’Auxerre et Sens entre 1695 et 1780. Ce panorama unique d’une réalité méconnue, adapté d’une thèse soutenue en 2020, a valu à la jeune historienne – elle a 26 ans – de recevoir la première bourse Victor-Baubet, créée par les éditions Perrin en partenariat avec l’Ecole nationale des chartes, dont elle est issue.
Les violences sexuelles demeurent un sujet peu traité par les historiens, à de rares exceptions près, comme l’« Histoire du viol », de Georges Vigarello (Seuil, 1998). Comment l’expliquez-vous ?
Il est vrai qu’avant Vigarello, il n’y avait presque rien. Et, depuis, il n’y a pas eu grand-chose non plus, sauf sur des points particuliers, ou au détour d’études dont ce n’était pas l’objet principal. Le sujet a, bien sûr, un aspect répulsif. Mais, surtout, la grande rareté des sources est démotivante. Pour le XVIIIe siècle, on ne trouve que 1 % à 2 % d’affaires de ce type parmi les dossiers judiciaires. C’est ce qu’on appelle le « chiffre noir » des crimes sexuels, qui peut notamment s’expliquer par le fait qu’une partie des violences n’étaient pas déclarées. Mais il est tout de même possible de trouver des éléments. Nous sommes d’ailleurs de plus en plus nombreux à nous intéresser au sujet.
De quelle manière y êtes-vous venue ?
Ayant lu le livre de Vigarello, je savais qu’il y avait quelque chose à faire. Or, j’ai aussi un intérêt personnel pour ce qui se passe dans la société autour des violences sexuelles. Les causes féministes me tiennent particulièrement à cœur. Et j’ai toujours aimé les histoires de procès. Je crois que j’ai eu envie de mener ma propre enquête, pour éclairer un pan important de l’histoire des femmes.
J’avais d’ailleurs une vision préconçue de ce que j’allais trouver – globalement, une forme de « culture du viol ». Mais j’ai fini par comprendre qu’il fallait mettre mes hypothèses de côté. J’allais bien voir. Je tirerais mes conclusions ensuite. Et je dois dire que j’ai été surprise par ce que j’ai trouvé. Cela a balayé beaucoup de mes préjugés.
L’un d’eux était que l’Ancien Régime entretenait, au minimum, une indifférence à l’égard des violences sexuelles…
C’était pour moi, au début, l’hypothèse la plus probable pour expliquer la pauvreté des archives. Et puis, j’ai mesuré l’investissement de la justice. Il y a une quête intense de la vérité, pour laquelle beaucoup d’argent est dépensé. Je ne m’y attendais pas du tout. Le viol, en réalité, est considéré comme un crime odieux, qui doit être châtié sévèrement.
D’un autre côté, le poids des stéréotypes est grand. En particulier, les récits de viol suivent systématiquement un scénario préétabli…
La situation traditionnelle, c’est un homme qui surprend une femme ou une fille dans une activité innocente, chez elle, au travail, ou en sortant de l’école s’il s’agit d’une enfant (dix des victimes, dans mes dossiers, sont des petites filles). Une femme, par exemple, n’est pas censée être dehors, le soir, en train de faire la fête. L’homme, lui, doit être dans le corps-à-corps. Elle dit non, elle se débat, mais il la prend de force et la laisse ensuite dans un état de désolation.
C’est une scène figée, avec des caractères prédéfinis, qu’on retrouve dans les fables ou les pièces de théâtre. Ce scénario est également important au cours de la procédure judiciaire. S’il y a une variation, la parole de la victime pourra être remise en cause. Pour autant, la justice n’est pas paralysée par ces schémas. On pourrait s’attendre à ce que, dès qu’on a un doute sur la probité de la femme, l’enquête se close rapidement, mais elle est souvent menée à son terme et on a des condamnations effectives.
Il ressort de votre travail un tableau contrasté. Vous montrez une société profondément patriarcale, où la misogynie est puissante. En même temps, il y a des possibilités de résister…
La misogynie est, en effet, incontestable. Une femme habillée de manière provocante a du mal à être reconnue comme victime, de même qu’une femme adultère. Au demeurant, il y a des éléments d’une culture du viol dans les représentations sociales, dans la littérature par exemple. Sans même parler de Sade, le schéma, à la Choderlos de Laclos, de l’homme qui dévergonde une fille, y compris de force, est prégnant.
Mais est-ce que cela correspond à la réalité ? Ce que j’ai pu observer, en tout cas, c’est que tout cela entre en contradiction avec la manière dont les enquêtes sont menées. Par exemple, l’imaginaire du droit de cuissage est toujours présent et, de fait, à l’époque, il y a des abus de maîtres sur des servantes. Seulement, ce n’est pas toléré. Ces cas se retrouvent devant la justice comme les autres, et suscitent le même opprobre social.
Au-delà, les femmes, dans mes sources, montrent une grande force de caractère. Elles sont capables de se présenter en tant que parties civiles sans être accompagnées par un homme, de payer le procès, de prendre des initiatives, d’écrire des suppliques. Elles ne sont pas du tout passives, au contraire. Ce sont des femmes qui ne se laissent pas faire.
Le viol, un fait social total
« Ce crime ne peut être toléré, pardonné ni oublié », écrit Jeanne Roussel dans la supplique qu’elle adresse à la justice en 1731. La jeune femme vient d’être attaquée par un groupe de soldats sur le chemin qui relie Auxerre à Dijon. L’un d’eux au moins l’a violée, que les juges identifient bientôt comme un certain François Bardot. Il est condamné à mort. On ignore si la plaignante a obtenu qu’il soit pendu devant sa porte, pour répondre « aux reproches que les mauvais esprits pourraient lui faire sur le malheur qui lui est arrivé », comme elle le demandait aussi. Mais le crime, en effet, n’a pas été pardonné, et la vie de Jeanne Roussel peut reprendre. Elle se marie quelques années plus tard. On lui connaît un enfant – une fille.
En choisissant d’étudier un nombre réduit de dossiers criminels, sur un territoire restreint, Enora Peronneau Saint-Jalmes fait preuve d’une belle maîtrise des ressources d’incarnation qu’offrent les archives. Comment se faire une idée précise de la manière dont les violences sexuelles étaient vécues sous l’Ancien Régime ? La méthode suivie, toute de vision rapprochée, permet à l’historienne de multiplier les angles, entre histoire sociale, culturelle, judiciaire, de la sexualité, du genre ou, bien sûr, des femmes. « La vague créée par le crime déferle sur une communauté tout entière », écrit-elle. La force de son livre tient à cette manière d’ériger les violences sexuelles en un fait social total, bien plus riche et nuancé que l’idée qu’on a l’habitude d’en avoir pour l’époque traitée. Analyse minutieuse, d’une rigueur et d’une prudence interprétatives rarement mises en défaut, ce défrichage d’une voie historiographique peu fréquentée a aussi, par là, valeur de manifeste pour la complexité et l’imprévisibilité de l’histoire.
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