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lundi 29 novembre 2021

Torah, Bible, Coran : les interpréter, est-ce les trahir ?

Par Alice d'Oléon  Publié le 28 novembre 2021

Les textes sacrés des trois monothéismes sont-ils écrits une fois pour toutes et leurs grilles de lecture sont-elles définitivement verrouillées ? Les traduire, est-ce les trahir ? Quelle latitude entre la lettre et l’esprit ? Eléments de réponse.
Un exemplaire de la Bible ouverte sur un autel, en Haute-Savoie.

« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. » Ces mots par lesquels débute l’Evangile de Jean peuvent sembler sans équivoque. Et pourtant. Comment comprendre les textes sacrés ? Quelle latitude les croyants peuvent-ils observer par rapport aux Saintes Ecritures ?

La question se pose aussi bien pour l’islam que pour le christianisme ou le judaïsme. Mais pas dans les mêmes termes, puisque si le texte est sacré dans les trois religions, il ne l’est pas de la même manière.

Dans l’islam, le Coran est considéré comme dicté par Dieu à son prophète, il est donc perçu comme étant la parole même de Dieu (Kalam Allah), et donc incréé et immuable. Il est vénéré tel quel, et sa récitation est au cœur du rite musulman. « Par conséquent, personne n’est, en principe, capable de le comprendre pleinement, ni de l’interpréter, ni même de le traduire dans une autre langue humaine », résume Mathieu Guidère, agrégé d’arabe, islamologue et auteur d’Au commencement était le Coran (Gallimard, « Folio », 2018). L’auteur choisit d’ailleurs de placer la première phrase de l’Evangile de Jean en exergue de son ouvrage, afin de « rappeler que le Coran place le Verbe divin au-dessus de tout autre chose puisque le premier verset et la première sourate révélés du Coran sont placés sous le signe du Verbe divin (Iqra !, “Lis !”) ».

En revanche, le principe même de l’interprétation est inhérent aux textes fondateurs du judaïsme, qui s’appuie sur deux enseignements : la Torah écrite et le Talmud, commentaire oral du texte biblique. Les deux sont inséparables.

« La Torah écrite ne s’accomplit que grâce à la Torah orale », écrit la philosophe Catherine Chalier dans Lire la Torah (Seuil, 2014). Si la Torah est, selon la tradition juive, un texte dicté par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï, elle diffère par nature du Coran en ce qu’« une fois descendue sur terre, la Torah n’est plus au ciel ; c’est parmi les hommes que se déroule son aventure », précise la spécialiste du judaïsme pour justifier la « longue tradition d’interrogations et d’interprétations renouvelées » que constitue le Talmud.

Le christianisme, quant à lui, reçoit la Bible comme un texte dont les auteurs ont été inspirés par Dieu. Ce qui prédispose le chrétien à une latitude plus large vis-à-vis de l’Ecriture que le juif ou le musulman. « Le centre de la vie chrétienne, c’est bien le Christ, mort et ressuscité ; ce n’est pas le Livre, même si ce Livre l’annonce, parle de sa venue et de sa résurrection », précise Catherine Chalier.

Dans la langue de chacun

La Bible est aussi un livre dont le principe même de la transmission est la traduction, car le texte est « fait pour être dit dans la langue de chacun », ajoute l’enseignante de grec biblique et d’exégèse Roselyne Dupont-Roc, en se référant au récit de la Pentecôte. Elément qui diffère en effet du judaïsme et de l’islam, pour lesquels il est essentiel de se référer au texte original.

Quand bien même la traduction laisserait place à une certaine forme de trahison, « l’Eglise promeut cela ; il faut annoncer jusqu’aux extrémités de la Terre », explique Roselyne Dupont-Roc, en prenant l’exemple de la version cambodgienne de la Bible dans laquelle le mot Dieu a été remplacé par l’expression « vieillard du ciel ». Les catholiques lisent « selon l’Esprit, en accord avec la foi de l’Eglise, mais avec une grande marge », résume-t-elle.

Les choses sont légèrement différentes pour les autres chrétiens. Selon Gérard Billon, président de l’Alliance biblique française, la plupart des orthodoxes ont « résolument adopté une lecture spirituelle, et la question de l’historicité des textes ne les marque pas beaucoup ». Ils ont donc opté pour la lecture dite patristique de la Bible, née avec Origène au IIIe siècle, qui distingue le sens littéral des sens spirituels, c’est-à-dire ce qui est raconté de ce que « cela produit sur nous ».

Les protestants sont aujourd’hui divisés : d’un côté, il y a ceux qui, s’inscrivant dans la lignée des Eglises réformées luthériennes, sont « très avancés dans l’étude critique de la Bible et pour qui la Bible peut être lue de différentes façons », résume Roselyne Dupont-Roc ; et, de l’autre, le courant plus fondamentaliste. Ce dernier prend, à son paroxysme, la forme du mouvement créationniste, qui continue d’enseigner que le monde a été créé en sept jours. Il est encore assez répandu, notamment aux Etats-Unis.

L’« ijtihad » ou effort d’interprétation

La lecture littérale du texte est aussi le propre des courants fondamentalistes musulmans. Pourtant, s’ils s’abritent derrière la nature immuable et divine du Coran, donc intouchable, « cela est d’autant plus préjudiciable que le dogme du Coran “incréé” n’a pas été dominant tout le temps, précise Mathieu Guidère. Le tournant se situe au IXe siècle, quand les mutazilites (rationalistes) perdent définitivement le pouvoir au profit des acharites (traditionalistes) ».

L’exégèse coranique a d’ailleurs toujours existé, et les divers courants d’interprétation nés au Moyen Age ont formé des écoles juridiques encore actives, dont la pluralité atteste d’une réflexion abondante. On dénombre ainsi au moins quatre écoles juridiques chez les musulmans sunnites (hanafisme, malékisme, chaféisme, hanbalisme), trois chez les musulmans chiites (jaafarisme, zaydisme, ismaélisme), sans oublier les nombreux courants du soufisme, la voie mystique.

Ce qui pose aujourd’hui problème, c’est surtout la politisation de l’islam et de son texte fondateur

L’effort de réflexion et d’interprétation du texte sacré fait partie d’une « exigence de parfaire sa foi et sa pratique religieuse » propre à l’islam, pour reprendre les mots de Mathieu Guidère. C’est ce que l’on appelle communément l’ijtihad (« effort »), que des spécialistes estiment terminé au Moyen Age, empêchant toute modernisation de la compréhension du Coran. Pour certains intellectuels, « les portes de l’ijtihad » doivent être rouvertes, afin de contextualiser et de réactualiser la parole divine.

Selon Mathieu Guidère, ce qui pose aujourd’hui problème, c’est surtout la politisation à outrance de l’islam et de son texte fondateur, qui a fait passer l’islam d’une religion à une idéologie : « Dans l’histoire musulmane, l’ijtihad a toujours été un outil, pas une fin en soi. Aujourd’hui encore, il est revendiqué comme un moyen de modernisation de l’islam et d’adaptation aux réalités du monde contemporain. Mais, comme tout outil, il peut être instrumentalisé à des fins politiques ou idéologiques, voire militaires ou terroristes. C’est pourquoi il est surtout urgent de dépolitiser l’islam afin qu’il redevienne une religion comme les autres. »

Esprits libres contre fondamentalistes

Si rouvrir les portes de l’ijtihad est souhaitable, cela nécessite l’adhésion des oulémas, les théologiens juristes du monde musulman. Or ceux-ci sont adeptes d’un islam traditionaliste et ne cherchent pas à faire émerger une interprétation religieuse qui remettrait en cause leur autorité en la matière. Ils ne vont pas non plus y être poussés par les pouvoirs politiques dont ils sont les sujets. La plupart des oulémas vivent dans des pays autoritaires et despotiques – des régimes craignant qu’un renouveau spirituel et intellectuel aille de pair avec un renouveau politique et sociétal.

« Les sens spirituels n’existent que vérifiés par le sens littéral »

Cette analyse est celle de l’islamologue Abdessamad Belhaj, chercheur au Centre interdisciplinaire d’études de l’islam dans le monde contemporain de l’université catholique de Louvain (Belgique). Distinguer le temporel du spirituel, oui, mais « il y a des résistances et des difficultés dont il faut être conscient pour pouvoir réussir ce projet », résume-t-il. Il avance que la solution, sur le Vieux Continent, consisterait à former des théologiens musulmans favorables à la séparation des sphères politique et spirituelle, et faisant primer l’éthique européenne de cohésion sociale sur toute autre considération communautaire.

S’arrêter au sens littéral, cadenassé, des textes sacrés présente donc de nombreux risques, mais trop s’en éloigner comprend aussi son lot d’embûches. C’est ce qui a poussé saint Thomas d’Aquin (1225 ?-1274) à attirer l’attention sur le fait que « les sens spirituels n’existent que vérifiés par le sens littéral », développe Gérard Billon.

Ce n’est qu’à partir du XVIIe siècle que la démarche scientifique fait véritablement son entrée dans la lecture et l’interprétation de la Bible et de la Torah. Notamment, grâce au travail de Baruch Spinoza (1632-1677) et de Richard Simon (1638-1712), « la Bible n’est plus simplement perçue comme la parole de Dieu, mais aussi comme un objet à étudier de façon analytique », ajoute-t-il. C’est ainsi que se développe l’approche historico-critique, qui perdure aujourd’hui.

S’éveiller au mystère

La dichotomie entre « esprits libres » et fondamentalistes n’est cependant pas la seule manière de comprendre le conflit des interprétations des livres saints, argue Catherine Chalier. Cette perception est trop radicalisée et simplificatrice à ses yeux. Elle prône en effet une lecture davantage spirituelle du texte sacré, qui « ferait droit au sérieux et à l’étude minutieuse des textes (…) sans considérer la subjectivité comme la “folle du logis” », écrit-elle.

Dans la tradition juive, l’interprétation n’est pas fermée et valorise le renouvellement du sens (hidduch en hébreu), « le fait que le texte peut nous dire encore autre chose », précise-t-elle en interview. Catherine Chalier invite à ne pas laisser de côté ce qu’elle nomme « la destinée ultérieure de ces textes », car « refuser les interprétations comme autant d’impostures, c’est oublier qu’un texte coupé de sa réception (…) propre aux communautés et aux personnes qui le lisent n’est plus rien pour nous ».

Roselyne Dupont-Roc enchérit en ce sens : « Il faut mettre en œuvre des méthodes scientifiques et critiques sans être hostile à des lectures plus personnelles. » L’interprétation féministe des textes sacrés, présente dans les trois religions, en est une expression emblématique. Citant l’exemple de la théologienne protestante Elisabeth Parmentier, Gérard Billon note que « des femmes scientifiques dans l’Eglise ont relu la Bible avec leur regard de femme et proposent une relecture de la place de la femme dans le dessein de Dieu ».

« Le verset tout seul ne dit rien, ce sont nos yeux qui vont l’animer »

On peut aussi évoquer la théologie de la libération, qui étudie la manière dont la lecture de la parole de Dieu peut aider les pauvres et les opprimés à s’émanciper. Roselyne Dupont-Roc alerte néanmoins sur les risques de ces courants d’interprétation : « On doit toujours se méfier de soi-même et de son point de vue pour ne pas faire dire au texte ce qu’on voudrait qu’il dise. L’attitude la plus saine est de garder à l’esprit que ce n’est pas nous qui interrogeons l’Ecriture, mais elle qui nous interroge. »

Cette mise en garde vaut aussi pour la Torah, qui « n’est pas un recueil de dogmes ni de solutions ». La lire serait plutôt « une manière de nous éveiller aux questions encore informulées que nous portons en nous-même », résume Catherine Chalier. La philosophe exhorte à la lecture des livres saints, car « le verset tout seul ne dit rien, ce sont nos yeux qui vont l’animer ». Position que rejoint Gérard Billon : « Quand un livre est lu, il déplie, il déploie ses significations. Une fois que l’on a analysé et trituré les textes sacrés, il reste de la beauté et du mystère qui touchent notre vie. »

Cet article est tiré du hors-série qui vient de paraître, « Juifs, chrétiens et musulmans : ce qui les unit, ce qui les sépare », coédition La Vie - Le Monde des religions, actuellement en kiosque ou à commander sur notre boutique Web (84 pages, 7,90 €).
Hors-série « Juifs, chrétiens et musulmans : ce qui les unit, ce qui les sépare », coédition La Vie - Le Monde des religions, actuellement en kiosque.


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