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vendredi 3 décembre 2021

Drogues : dans la Loire, une communauté thérapeutique pour «se reconnecter»


 


par Benjamin Delille, envoyé spécial dans la Loire  publié le 3 décembre 2021 

En plein débat sur le crack à Paris, «Libération» s’est rendu dans le centre de Saint-Didier-sur-Rochefort où des usagers de drogue sont accueillis pour se soigner sur le temps long.

Rimbaud se prélasse sur la terrasse en bois, en attendant les rayons du soleil. Face à lui, les pentes boisées de Saint-Didier-sur-Rochefort (Loire) qu’il regarde entre deux toilettes d’un air nonchalant. Derrière, la communauté thérapeutique des Portes de l’imaginaire l’a adopté. «C’était un petit chaton quand les résidents l’ont trouvé. Il n’était même pas sevré, ils l’ont ramené en cachette»,se rappelle Sophie Darneix, la cheffe de service. Le courant est vite passé entre le chat et les anciens consommateurs de drogue. Son nom n’a d’ailleurs pas fait débat : le buste connu du poète est affiché partout, beau comme un astre, symbole d’une vie brûlée, logiquement repris par le centre Rimbaud, association spécialisée dans l’addictologie à l’origine de cette communauté. Créée en 2011 après un appel d’offres de l’agence régionale de santé qui la finance, cette structure peut accueillir jusqu’à vingt-cinq anciens usagers de drogue qui essaient de soigner leur addiction. En ce moment, Covid oblige, ils ne sont plus que quinze, mais ce ne sont pas les dossiers d’admission qui manquent.

Cigarette au bec, café à la main, on se partage quelques viennoiseries. Difficile de distinguer les anciens consommateurs des éducateurs spécialisés : la rémission n’a pas vraiment de visage et la communauté fait bloc. Quentin et Nicolas prennent les devants pour faire un tour du propriétaire. Ils ont 31 et 29 ans et ne s’attardent pas sur leur «produit». Crack, héro, coke, alcool : ici, ça ne définit personne. «Le point commun, c’est l’addiction, et c’est cela qu’on traite», résume Stéphane Riou, le directeur du centre Rimbaud.

«Interroger les mécanismes de notre conso»

Le bâtiment s’étale sur trois niveaux, entre les chambres, les espaces communs, les lieux de détente. Presque une colonie, mais pas de vacances. «On n’est pas là pour se faire des amis, assène Quentin, résident depuis onze mois. Si on s’en fait, c’est bien, mais ce n’est pas le but.» Le but c’est de s’en sortir, individuellement, avec l’aide des autres. De discuter, beaucoup, de se serrer les coudes. «Il y a un mot tabou : la complaisance. On n’est pas là pour se caresser dans le sens du poil.» Les résidents se traitent sans jugement, mais si l’un d’eux rechute, la franchise prime. «C’est une façon de se positionner contre l’addiction, d’interroger les mécanismes de notre conso», analyse Magalie, mère de deux enfants qui commencer à quitter progressivement la communauté. Pour parler de leur rapport à l’addiction, de ce qui les y a menés, de ce qu’ils ont vécu, les résidents se réunissent tous les jours dans des groupes de parole. Aujourd’hui, ils sont cinq autour de la table : Aloïs, Magalie, Quentin, Julien et Nicolas.

Aloïs est venu ici directement après avoir dit stop «à vingt-trois ans de défonce». Magalie a multiplié les cures, commencé un premier séjour dans une autre communauté, avant de rechuter. Hospitalisée, elle a décidé de retenter la communauté thérapeutique et la voici au bout du parcours. Tous ou presque ont connu la rechute, parfois pendant leur semaine mensuelle hors les murs, qu’ils essaient d’organiser au maximum pour éviter la tentation. Quentin, c’était au printemps, mais le revoici, soutenu par ses pairs qui l’ont aidé à s’affronter lui-même. Ici, «je» est aussi les autres. Julien c’était après un premier séjour en communauté thérapeutique où il avait passé son permis et appris à lire. Sa nouvelle tentative semble bien embarquée. «J’essaie de créer des projets», dit ce timide qui prend des cours de théâtre et fait du bénévolat avec les Petits Frères des pauvres. Le projet de Nicolas, c’est de partir dans un appartement thérapeutique, plus autonome. «J’ai encore besoin de soutien psychiatrique», avoue le jeune homme qui rêve de retrouver son travail dans le prêt-à-porter. Il a déjà retrouvé «goût à la vie» et «foi en l’humain», choses qu’il pensait avoir totalement perdues.

«La communauté thérapeutique, c’est un peu le dernier maillon de la chaîne dans le traitement de l’addiction», explique Stéphane Riou. Dernière étape après la réduction des risques, les cures, parfois l’hôpital, en vue de retrouver une forme de stabilité, une vie normale. Ici tout fonctionne en trois étapes, que l’on franchit à son rythme. Dans la première, on verbalise un bilan de sa vie de consommateur. Dans la seconde, c’est un cours didactique qu’il faut construire, une sorte d’introspection sur sa vie dans la communauté, un retour sur soi. Histoire d’entrer dans la troisième, résolument tournée vers l’extérieur, vers la nouvelle vie qui les attend, professionnelle notamment. On reste au maximum deux ans. «Tout est fait pour nous offrir le maximum d’autonomie et de responsabilités, sans pour autant qu’on se sente livrés à nous-même», synthétise Nicolas.

«Des petites choses toutes bêtes»

Ils ont tous vécu des choses compliquées qui les ont précipités dans la chute vertigineuse de la défonce. Mais tous aussi ont décidé d’y mettre un terme. Et les voici bien engagés dans la remontée, aussi longue et difficile soit elle. Inspirés, peut-être, par «l’ardente patience» de Rimbaud. «Quand je suis arrivé ici, j’ai vu un lever de soleil un matin derrière les collines, s’émeut Aloïs. Et j’avais oublié à quel point ça pouvait être beau.» «On se reconnecte avec des petites choses toutes bêtes qu’on oublie totalement quand on consomme, insiste Magalie. Pourquoi s’injecter des trucs qui nous font du mal alors que le plaisir se trouve aussi dans des choses saines?»

En plus des temps de parole, les résidents s’investissent dans la communauté. Chaque semaine, ils tournent entre cuisine, ménage, et chantiers. Ceux-là se déroulent pour l’essentiel dans une ferme proche que l’on retape doucement pour aménager des chambres d’hôtes. Cela pourrait aussi servir pour accueillir les familles, voire une résidence d’artistes. C’est là que paissent tranquillement deux moutons, tandis que les poules ont migré vers le centre. Jean-Jacques, l’un des éducateurs, accompagne les résidents grâce aux ateliers bois et fer. Tout est taillé par et pour les résidents. Comme les ateliers à thèmes. La veille, Yannick a choisi plusieurs documents pour discuter de la «solitude»«On ne se bat pas, on débat», poétise ce résident de 49 ans à la voix de crooner sculptée par la cigarette. A Saint-Didier-sur-Rochefort, on parle vraiment de tout , «même de l’espace», glisse Sophie Darneix, comme pour dire que tout n’est pas lié à la reconstruction. «Quoiqu’on y revient souvent quand même.» C’est le propre du rétablissement. Jusqu’à cette chanson écrite au feutre vert par l’un des résidents pour le karaoké du prochain mercredi : Stand by Me.

Cela ressort en filigrane des discours de chacun : ce que la communauté thérapeutique leur apporte, c’est la sortie de l’isolement dans lequel l’addiction les a poussés. Une solitude qui revient parfois au galop. «Il y a des matins sans motivation, on est en plein craving [envie irrépressible de consommer, ndlr], et on veut simplement rester au lit», reconnaît Quentin. «C’est justement là qu’il faut aller aux réunions», rattrape au vol Julien, sortant souriant de sa discrétion. Parce que l’isolement c’est le souvenir de la douleur. Celui de l’exclusion du consommateur : «C’est pour ça qu’on se cache quand on consomme, comme une bête sauvage

«Aujourd’hui, le crack a des solutions»

Tous évoquent le jugement, le regard des autres quand ils étaient au fond. Sans compter les anecdotes qui ont cassé leur confiance en eux. Comme cet anesthésiste qui, «sans un bonjour», arrive un jour au chevet de Magalie à l’hôpital et lance à ses collègues : «Ah, c’est celle qui s’abîme les veines toute seule.» «Quand on parle d’addiction, il y a toujours de la stigmatisation. Comment croire en soi quand on entend ça ?» s’indigne cette mère de 36 ans. D’où cette volonté de parler, pour casser les idées préconçues, exposer leur «maladie», volonté de «perdre sa liberté de s’abstenir», même si le terme ne plaît pas à tout le monde. «Et lancer une alerte, souffle Nicolas. Dire à ceux qui sont à Paris, par exemple, que c’est possible de s’en sortir, parce qu’on n’est pas des animaux, on est des êtres humains.»

L’actualité autour du crack à Paris les a blessés. Pour eux, le mur érigé entre la capitale et Pantin, censé protéger la proche banlieue des usagers, représente une énième tentative de cacher la misère, de nier la réalité. Comme les discours politiques qui parlent d’une injonction au soin : «Si on nous avait obligés, on n’en serait pas là, se contente de répondre Quentin. Il ne faut pas que ça devienne le discours dominant.» «L’addiction est un processus qui se déplace, qui n’est pas forcément fixé sur un même objet», commente Stéphane Riou. Autant dire que se contenter de priver un consommateur d’un produit ne sert à rien. «Surtout que les traitements, c’est important, mais ça ne résout pas tout», abonde Sophie Darneix.

Le problème, c’est que pour soigner les usagers de drogues, ce sont les infos qui manquent. La plupart des médecins ne connaissent pas l’existence des onze communautés thérapeutiques par exemple. Presque tous les résidents ont multiplié les cures avant d’enfin rencontrer quelqu’un pour les orienter. «Je ne sais pas si c’est le terme communauté qui fait peur, mais l’Etat français se méfie visiblement de nous», constate Stéphane Riou. C’est pourtant la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) qui a lancé le premier appel d’offres en 2005 pour l’ouverture de communautés thérapeutiques en s’inspirant de ce qui se faisait ailleurs en Europe.

Il devait y en avoir 22, seules 11 ont finalement ouvert en quatorze ans, ce qui représente environ 300 places. «Une goutte d’eau» dans l’océan de l’addiction : en 2015, l’Observatoire français des drogues et de la toxicomanie estimait à 241 000 le nombre d’usagers de drogue avec une consommation problématique. «Il n’y a plus d’intention politique, regrette Stéphane Riou. Dans le dernier plan de la Mildeca, qui est censé décrire l’ensemble des secteurs de l’addictologie, il n’est même pas fait mention des communautés thérapeutiques.» Autant on salue ici l’idée de développer des salles de consommation à moindre risque – récemment rebaptisées «haltes soin addiction» (HSA) par le ministre de la Santé Olivier Véran –, autant cela ne peut pas tout résoudre.

«C’est bien d’investir dans le premier maillon, mais c’est toute la chaîne qu’il faut renforcer», synthétise Stéphane Riou. Sinon ça casse. D’autant que le bout de la chaîne, ça n’est pas que les communautés thérapeutiques selon Sophie Darneix, c’est aussi parfois la psychiatrie, elle-même débordée : «On voit aujourd’hui que le crack a des solutions. Mais soigner une addiction c’est long, et ça demande de l’investissement, de l’argent.» Dehors le soleil pointe enfin son nez, illuminant le pelage de Rimbaud et les visages de tout le monde. «Si stupide que soit son existence, l’homme s’y rattache toujours», disait le poète. «Vous pourriez titrer votre article “Le rétablissement dans la douleur”», lance Quentin. On rigole, comme si la douleur était déjà derrière. Ici tout le monde veut croire qu’il a fini sa saison en enfer.


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