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mardi 30 novembre 2021

La thérapie mémorielle des petits-enfants de la guerre d’Algérie

Par   Publié le 30 novembre 2021

Depuis plusieurs mois, de jeunes Français, Algériens ou binationaux, descendants de militaires, de harkis, de rapatriés ou de combattants du FLN, travaillent ensemble sur la guerre d’Algérie. Objectif : parvenir à une mémoire apaisée. Ils remettent mardi leurs propositions à Emmanuel Macron.

Les jeunes du groupe « Regards de la jeune génération sur les mémoires franco-algériennes », à Sciences Po Paris, le 9 octobre 2021.

C’est l’histoire d’un voyage intérieur. Celle d’un trajet qui mène vers des mémoires encore embrasées et des souffrances familiales restées le plus souvent silencieuses. C’est l’histoire d’un voyage dans le temps. Celle d’une quête personnelle de dix-huit jeunes venue épouser la longue destinée de deux pays qui s’attirent et se déchirent depuis près de soixante ans. Onze femmes et sept hommes qui ne se connaissaient pas ont accepté de faire ensemble cette traversée avec un objectif : apaiser « cette blessure mémorielle » qui froisse la France et l’Algérie, comme l’a décrit Emmanuel Macron.

L’enjeu est lourd. Lourd de sens pour ces jeunes gens, qu’ils soient français, binationaux ou pour certains algériens. Car, même si la guerre est finie depuis 1962, Linda, Yoann, Alma, Nabil, ou encore Lina (ils ne souhaitent pas que leur nom de famille soit rendu public), qui ont entre 18 et 35 ans, portent malgré eux l’héritage de ce conflit : ils sont les petits-enfants de ces souvenirs tourmentés entre les deux pays de la Méditerranée. Leurs grands-parents ont été combattants du Front de libération nationale (FLN), militaires français, appelés, harkis ou rapatriés (pieds-noirs et juifs).

« Enormément de bienveillance »

Depuis juin, ce groupe – qui s’est nommé « Regards de la jeune génération sur les mémoires franco-algériennes » – échange librement et réfléchit à la manière de rapprocher toutes ces « blessures » pour le compte de l’Elysée. « Il y a eu énormément de bienveillance entre nous », assure Gautier, arrière-petit-fils d’un général putschiste, ancien chef de l’Organisation de l’armée secrète (OAS).

Après cinq mois d’intimes discussions – que Le Monde a pu suivre –, ces jeunes devaient remettre, mardi 30 novembre, plusieurs propositions, sous forme de messages, à Emmanuel Macron, censés nourrir la réflexion du président de la République autour de « la réconciliation entre les peuples français et algérien ».

Le plus important concerne l’école : ces porteurs de mémoire souhaitent que la colonisation et la guerre d’Algérie soient étudiées en classe et qu’elles deviennent un thème incontournable de l’éducation nationale. Ils estiment que « les Français nés dans les années 1980 (…) n’ont pas bénéficié de cours d’histoire sur cette période dans leur parcours scolaire ». En outre, le groupe suggère de collecter et de diffuser les paroles de personnes qui ont connu la guerre d’Algérie sur un réseau social créé à cette occasion. L’idée est de faire vivre la mémoire des derniers témoins en vie. Ils veulent aussi la création d’un « office des jeunesses franco-algériennes » pour rencontrer et mener des projets avec leurs alter ego de l’autre rive. Et le plus symbolique des messages s’adresse à Emmanuel Macron : les jeunes lui proposent de prononcer « un grand discours » sur la guerre d’Algérie qui « reflète toutes les mémoires » sans être « nécessairement fondé sur des excuses » mais « tourné vers l’avenir ». A lui de choisir désormais…

Travaux du groupe « Regards de la jeune génération sur les mémoires franco-algériennes », à Science Po, à Paris, le 9 octobre 2021.

Comment ce groupe a-t-il vu le jour ? Tout commence le 2 mars. Ce mardi-là, le chef de l’Etat reçoit à l’Elysée quatre petits-enfants d’Ali Boumendjel : le président de la République s’apprête à reconnaître la responsabilité de l’armée française dans la mort de cet avocat nationaliste algérien « torturé puis assassiné » par les militaires en pleine bataille d’Alger en 1957. Par ce geste, Emmanuel Macron suit l’une des recommandations d’un rapport portant sur « la colonisation et la guerre d’Algérie » rédigé par l’historien Benjamin Stora et remis le 20 janvier.

Lors de cette rencontre, Mehdi Boumendjel, 32 ans, raconte au président qu’il a fallu « de longues discussions avec [s]on père, [s]on oncle, [s]a tante, qui ont combattu un mensonge d’Etat [la mort de son grand-père a été présentée comme un suicide], pour que nous acceptions tous ensemble, malgré la douleur, le geste du président ».Les mots justes de Mehdi Boumendjel ont été, selon l’Elysée, « un déclic » pour le chef de l’Etat, le poussant à s’intéresser à cette troisième génération. « C’est celle-ci qui fait franchir le pas à la deuxième, souligne Cécile Renault, chargée de mettre en œuvre les préconisations du rapport Stora. Il fallait se tourner vers cette jeunesse pour qu’elle ne porte plus le poids du passé car le travail d’histoire et de vérité n’a pas été fait. »

Comprendre

L’énarque constitue alors un groupe de parole d’une vingtaine de petits-enfants de la guerre d’Algérie en veillant à l’équilibre des mémoires. Ce groupe n’est pas un club d’historiens ; ses membres, pour la plupart étudiants, de milieux sociaux différents, ne connaissent pas tous ce pays. Certains n’ont même jamais foulé la terre sacrée de leurs aïeux. Mais peu importe les attaches avec cette contrée, la principale raison de leur engagement est de comprendre. Comprendre pourquoi l’Algérie a tant bouleversé leurs grands-parents. Comprendre pourquoi cette guerre reste en France « la matrice d’une grande partie de nos traumatismes », comme l’a constaté M. Macron.

Ainsi, Yoann, un Lyonnais de 35 ans, veut honorer le souvenir de sa grand-mère, une juive d’Alger, qui, avant de mourir, lui a demandé de « faire exister » sa vie et, à travers elle, celle de ses semblables. Nour, une Algéroise de 19 ans qui habite en France depuis un an pour ses études, héritière des indépendantistes, a voulu « arriver à une lucidité de réflexion » sur l’histoire de son pays, « sans être polluée par les discours du régime ». Gautier, 33 ans, s’interroge sur les motivations qui ont poussé son arrière-grand-père putschiste « à diriger l’OAS ». Ou encore, Linda, une Cannoise de 26 ans, fière d’être la petite-fille d’un harki et d’un combattant du FLN, cherche à savoir qui elle est : « On ne connaît même pas notre propre histoire », se désole-t-elle.

Tout au long des séances de travail qui se sont déroulées dans une classe de Sciences Po Paris, il y a eu des doutes, des incompréhensions et un a priori : ces mémoires allaient-elles cohabiter ? « J’avais peur qu’on soit trop dans la victimisation », raconte Linda. Pour empêcher toutes « fragmentations », Lucie, 27 ans, petite-fille de harkis, n’a cessé de rappeler qu’il ne fallait pas « hiérarchiser les mémoires et les douleurs ». Pourtant, il y a eu une fracture entre eux et des moments de tension lorsque le groupe a abordé notamment la question des excuses lors d’un éventuel discours présidentiel.

Lors d’une réunion, Amine, 18 ans, né à Gennevilliers (Hauts-de-Seine), petit-fils de combattants FLN, s’explique : « Mon grand-père a vu l’armée française utiliser du napalm. Il y a un besoin de vérité. Il vaut mieux s’excuser trop que pas assez. » Nour enchaîne : « Des excuses valent insultes pour d’autres. » Amine reprend la parole :« Ce que j’attends, c’est la reconnaissance des faits, les premières victimes sont les Algériens. » Lucie propose alors que le président Macron puisse avoir des paroles saluant toutes les mémoires mais « pas nécessairement fondées sur des excuses ». Formulation qui sera conservée à la rédaction finale des messages, insuffisante pour Amine.

Il y a eu aussi des moments d’émotion. Lorsque Linda, par exemple, a raconté l’histoire de ses grands-parents qui « s’adoraient ». « Quand mon grand-père harki est mort, mon autre grand-père indépendantiste a pleuré, ils étaient comme des frères », a-t-elle décrit en larmes. Les jeunes ont été, aussi, bouleversés par le témoignage d’un combattant FLN, d’un harki, d’un appelé, d’une descendante de colon, venus ensemble à leur rencontre. Ils leur ont fait prendre conscience de l’importance de la colonisation – absente de leurs débats – dans l’histoire de l’Algérie.

« Point d’équilibre »

Une autre rencontre va les ébranler. Le 30 septembre, le groupe est invité à l’Elysée pour déjeuner avec le président de la République. Au menu : tempura de légumes sauce piquante, la lecture d’une partie des sept messages et une discussion libre avec le chef de l’Etat. Emmanuel Macron est attentif, trouve ces jeunes courageux et souhaite que leur travail circule en France. Il leur parle aussi d’un « système politico-militaire » algérien « fatigué » et se demande s’« il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? » 

Ses propos, rapportés par Le Monde, le 2 octobre, provoquent une crise diplomatique inouïe entre les deux pays. La plupart des jeunes, pris dans cette tempête vertigineuse, sont effrayés : peur de représailles d’une partie de la presse algérienne (qui les a présentés comme des harkis) et de ne plus pouvoir retourner au pays. Certains regrettent les mots « maladroits » du président, d’autres estiment qu’il aurait pu aller plus loin. Trois jeunes (dont Amine), descendants du FLN, claquent la porte du groupe. Malgré les doutes, l’angoisse et, pour certains, les pressions familiales venant d’Algérie, les quinze restants continuent leur tâche. Ils acceptent même l’invitation d’Emmanuel Macron à se rendre, le 16 octobre, à une cérémonie lors de laquelle il s’inclinera devant la mémoire des victimes algériennes du massacre du 17 octobre 1961.

Des participants jettent des roses dans la Seine à l’occasion de la commémoration de la répression brutale de la manifestation du 17 octobre 1961, au pont de Bezons (Hauts-de-Seine), le 16 octobre 2021.

Aujourd’hui, leur travail, – « sans prétention », insistent-ils – est terminé mais ils veulent continuer leurs échanges ensemble et souhaitent que d’autres porteurs de mémoire de la troisième génération les rejoignent. En cinq mois, ils estiment n’avoir fait aucun compromis ni consensus sur la question des blessures mémorielles. « Ils ont trouvé un point d’équilibre en reconnaissant la singularité de chaque mémoire sans hiérarchiser les souffrances », avance Karim Amellal, ambassadeur, délégué interministériel à la Méditerranée et qui a accompagné le groupe.

Les discussions, sorte de thérapie mémorielle, leur ont fait du bien. Pour eux, il n’y a plus d’ennemis : Nour a beaucoup appris en parlant aux harkis, tout comme Lucie ou Yoann en débattant avec les descendants du FLN. Ils ont l’impression d’en savoir plus sur eux, sur leur passé et de saisir davantage la complexité des douleurs liées à la colonisation et à la guerre d’Algérie. « Du coup, je ne sais pas ce que j’aurais fait pendant cette guerre », confie Nour. Toutefois, leurs voyages intérieur et dans le temps sont loin d’être terminés. Comme le dirait Gautier : « Ce groupe m’apporte plus de questions qu’avant. »


Guerre d’Algérie : les propositions du groupe « Regards de la jeune génération sur les mémoires franco-algériennes » à Emmanuel Macron

Document. « Dans le cadre du rapport de Benjamin Stora “Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie” commandé par monsieur le président de la République, Emmanuel Macron, publié en janvier 2021 et avec l’aide de Cécile Renault, directrice de projet au sein de l’Elysée et chargée de mettre en œuvre les préconisations de ce rapport, nous nous sommes réunis à partir du mois de juin 2021 afin de réfléchir, d’échanger et d’apporter notre vision sur l’apaisement des mémoires franco-algériennes. Le résultat de notre travail se présente sous forme de messages, adressés au président de la République.

Nous constituons un groupe de quinze jeunes adultes, âgés entre 18 et 35 ans, étudiants ou dans la vie active, d’horizons variés, mais ayant tous un lien familial avec cette histoire. Nos grands-parents ou arrière-grands-parents ont été combattants indépendantistes, appelés, harkis, rapatriés, pieds-noirs, juifs d’Algérie, militaires français ou encore membres de l’Organisation armée secrète (OAS).

Nous sommes tous animés par la même volonté : apaiser ces mémoires, les reconnaître dans leur singularité, panser les plaies encore présentes dans notre société et œuvrer à la réconciliation et à la construction d’un futur partagé pour les nouvelles générations.

Ces valeurs que nous portons et partageons ont été le socle et le fil rouge de nos messages, rédigés au cours de nombreuses séances de travail selon cinq thèmes, tous en lien avec le rapport de Benjamin Stora : l’enseignement, la création d’un musée/institut, les témoignages, les lieux de mémoire et les échanges entre jeunes, ainsi que les figures et gestes symboliques.

  • Enseignement

Nous faisons le douloureux constat que trop de générations n’ont eu aucun enseignement sur la guerre d’Algérie. Ainsi, les Français nés dans les années 1980, et qui n’ont pas connu la guerre d’Algérie, n’ont pas bénéficié de cours d’histoire sur cette période dans leur parcours scolaire. De la même façon, la plupart des Français nés dans les années 1990 terminent leurs études sans avoir jamais étudié cette guerre à l’école.

Si le récit familial, pourtant incontournable à la construction personnelle, que retrace Raphaëlle Branche dans son livre « Dis Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? », peut différer de cette histoire scolaire incomplète, le constat est alarmant dans la mesure où le propre récit des familles à leurs petits-enfants et arrière-petits-enfants crée de ce fait un hiatus entre ce qui est enseigné, reconnu par la recherche, et ce qui relève de l’émotionnel personnel. Le rôle de l’école devrait consister à faire office de ponts entre ces récits hérités des ancêtres et l’histoire dans son déroulement le plus exact. Vous pourriez être le président qui porte une ambition : que l’histoire enseignée participe à cet apaisement mémoriel.

A cette fin, il faut que cette histoire soit enseignée à tous les jeunes Français en l’inscrivant dans les programmes scolaires de manière incontournable. Actuellement, il est possible d’écarter le cours portant sur la guerre d’Algérie à la discrétion du professeur. Cette guerre devrait par ailleurs être inscrite dans le temps long de la colonisation, cette dernière devant elle aussi faire l’objet de plusieurs heures d’études. L’objectif de ce pan du programme serait de replacer les événements et les acteurs de la colonisation dans leur contexte, complexe, en évitant l’habituel manichéisme ayant trait à ces questions. Il s’agit là aussi de donner la possibilité aux apprenants d’étudier toute la diversité des mémoires concernées par cette période : appelés du contingent, pieds-noirs, harkis, indépendantistes, juifs d’Algérie.

Il faut également offrir aux professeurs les outils nécessaires à un enseignement dynamique et documenté, à même de donner aux élèves des connaissances solides. Pour ce faire, nous souhaitons la création d’un site Internet rassemblant de manière efficace toutes les ressources disponibles relatives à la colonisation de l’Algérie : archives, photographies, romans, films, documentaires et ressources muséales. Ce portail de l’Etat serait accessible au grand public. De plus, il faut encourager l’intervention en classe de témoins labellisés, comme l’ONACVG [Office national des anciens combattants et victimes de guerre] le fait déjà, afin de remplir un double objectif : d’une part libérer la parole des témoins n’ayant jamais osé parler et d’autre part donner aux élèves un aperçu des mémoires de cette histoire. Une université d’été dédiée à l’enseignement de la colonisation de l’Algérie sur le modèle de celle qui avait eu lieu en 2001, « Apprendre et enseigner la guerre d’Algérie et le Maghreb contemporain », devrait aussi voir le jour.

Afin de créer une émulation positive autour de cet enseignement, il serait pertinent de créer un concours scolaire sur les mémoires de la guerre d’Algérie, à la manière des concours déjà existants, gratuits, et qui ont fait leurs preuves, tels que le concours national de la Résistance et de la déportation ou celui de la flamme de l’égalité.

Enfin, la diffusion du savoir doit se faire en dehors des cadres scolaires afin de toucher le plus large public possible. Cela peut se concrétiser par une politique culturelle ambitieuse dotée de moyens financiers et matériels et permettant de lancer la création de documentaires ainsi que la production cinématographique. La télévision publique devra ainsi vivre au rythme des dates commémoratives en diffusant et en rediffusant ces productions audiovisuelles.

  • Musée de l’histoire de la France et de l’Algérie

Ce projet nous semble essentiel à l’apaisement des mémoires. Nous y voyons un outil pour les réconcilier, mais aussi mettre en lumière la vérité historique et construire un futur commun pour les nouvelles générations. Créer un lieu dédié à cette histoire constitue à la fois un symbole et une forme de reconnaissance. C’est la raison pour laquelle nous avons écarté l’idée d’un dispositif virtuel ou itinérant. Le public visé est la jeunesse en priorité, parce que nous sommes convaincus qu’elle doit connaître mais aussi s’approprier cette mémoire. Plutôt qu’un musée d’histoire classique, nous imaginons un institut construit comme un lieu de vie dans le fond et la forme.

Sur le fond, nous aimerions que l’institut soit animé par une programmation d’expositions et événementielle variée avec une résonance hors les murs. En effet, cet institut devrait être en mesure de rencontrer son public au-delà de son ancrage physique et impulser des partenariats à l’échelle locale mais aussi internationale. A l’échelle locale, nous voulons encourager la production artistique via des résidences d’artistes dans l’institut. L’objectif serait de créer des œuvres pour incarner de nouveaux lieux de mémoire positifs. A l’échelle internationale, nous avons pensé au dispositif d’expositions itinérantes permettant de mettre en place une collaboration entre lieux culturels algériens et français.

Concernant la forme, nous voudrions que l’institut soit un lieu accueillant et accessible pour tous les publics. Nous aimerions que l’institut s’intègre à la vie de la ville et de ses habitants, aussi nous imaginons qu’il accueillerait une librairie et un espace de travail pour les étudiants. Dans cette même idée d’accessibilité à tous, il nous faut imaginer une médiation sensible et incarnée. La priorité est de respecter et de représenter la diversité des mémoires par des parcours visiteurs pluriels et pédagogiques. Nous attendons une mémoire positive, mettant en valeur des figures ou bien des lieux de coexistence, comme la casbah d’Alger, où il n’existait aucune hiérarchie entre les populations.

Pour faire vivre le lieu et sa programmation, nous vous proposons de créer et d’installer dans ce lieu un Office des jeunesses franco-algériennes, qui serait chargé de sélectionner et de soutenir les projets proposés, au regard des valeurs défendues par l’institut, et qui pourrait participer à sa gouvernance.

Enfin, nous proposons la création d’une médiathèque de ressources en ligne qui serait un prolongement numérique de l’institut. Ce serait à la fois une banque de données avec une sélection de ressources culturelles existantes sur la question mais aussi des livres numériques édités en Algérie sans distributeurs en France. Cette médiathèque pourrait aussi accueillir une carte de France dynamique recensant les lieux de mémoire existants et des témoignages via la création d’une émission de podcasts.

  • Témoignages

L’enjeu majeur des témoignages est à la fois de diffuser les nombreux témoignages existants et de poursuivre la collecte de ces derniers, car cette génération n’est pas éternelle.

La diffusion de ces témoignages est une problématique centrale dans la mesure où peu de personnes sont informées du nombre important de témoignages déjà existants. Centraliser les témoignages permettrait aussi de confronter les différents points de vue. Le support choisi doit être susceptible de toucher un public jeune, par le biais de deux médias.

En premier lieu, nous plaidons pour la création d’un réseau social qui mettrait à disposition de brefs extraits de témoignages de toutes les mémoires. Ce format bref (proposé dans un premier temps) nous semble plus efficace pour éveiller l’intérêt ; l’internaute pourrait ensuite accéder au témoignage complet s’il le souhaite. Il serait accompagné d’une description succincte pour mettre en contexte sans assaillir le public d’informations et lui permettre de saisir la subjectivité, précieuse et complexe, de la parole donnée. Les vidéos seraient choisies dans les corpus existants, où seraient sélectionnés les passages les plus forts, mais aussi sélectionnées à la suite d’appels à contribution, y compris en milieu scolaire. La création d’un tel réseau pourrait donner la parole à de nouvelles personnes, c’est pourquoi il est primordial d’ouvrir ces témoignages à qui le souhaite. Le réseau pourrait aussi accueillir d’autres médias que des extraits vidéo, comme des extraits de BD.

Ce réseau social serait animé par un comité éditorial constitué de jeunes très sensibilisés à cette histoire, appuyés par un historien, afin d’éviter les erreurs scientifiques. Il pourrait être géré techniquement par l’institut/musée qui a été évoqué supra (encodage, droits, modération, etc.).

Nous pensons pertinent de demander à Radio France de créer une série de podcasts dédiée à l’expression des différentes mémoires. Cela donnerait à entendre toutes les voix diverses qui constituent les mémoires de la guerre d’Algérie, mais aussi à mettre en perspective leur témoignage avec un apport historique (du chroniqueur ou d’un autre invité). De plus, ce format rend l’anonymat possible pour le passeur de mémoire. Il n’existe que très peu de témoignages croisés, Radio France pourrait organiser de telles séances où les points de vue se confrontent, où l’on comprend la multiplicité des perceptions d’une même histoire. Le format de podcast d’une durée de vingt minutes est de plus en plus populaire chez la jeune génération.

Comme nous l’évoquons lorsqu’il s’agit d’enseignement, rappelons que ces témoignages doivent aussi être donnés dans le milieu scolaire pour rattacher les jeunes à l’histoire. Il est important de s’assurer que suffisamment de passeurs de mémoire puissent visiter les écoles. La transmission de récits est importante et urgente. Il faut encourager le témoignage de ceux qui ont vécu au plus près des événements. Cependant, nous pensons que cette collecte ne doit se faire sous une étiquette institutionnelle. Le rôle de l’Etat serait ici de financer un collectif universitaire pour la récolte de témoignages.

  • Lieux de mémoire

Les lieux de mémoire participent à la construction d’un futur partagé pour les nouvelles générations et à l’apaisement des mémoires.

Aussi il s’agit non pas seulement de permettre à ces mémoires d’exister sur l’espace public, mais aussi de permettre aux nouvelles générations de se les approprier. C’est en donnant véritablement les moyens à ces jeunes générations de jouer un rôle actif dans la construction de cette mémoire que celle-ci sera en mesure de créer des ponts entre les différentes communautés.

Ainsi, la première des priorités relève de la coconstruction de ces lieux de mémoire : nous sommes convaincus de la nécessité d’associer de jeunes Algériens et de jeunes Français à la construction de ces lieux, par exemple en utilisant le dispositif du service civique volontaire afin d’établir un cadre de travail. Ces jeunes seraient alors encadrés par chaque ville qui envisage d’aménager un lieu de mémoire et par des associations telles que l’ONACVG, qui mènent depuis longtemps un travail de fond sur ces questions.

La deuxième priorité, c’est l’accessibilité de ces lieux de mémoire, car au-delà de leur construction, nous pensons qu’il est nécessaire de faciliter les visites sur ces lieux de mémoire, que ce soit en France ou en Algérie. Il s’agirait donc concrètement de renforcer les possibilités pour les Algériens de se rendre sur des lieux de mémoire en France, mais également, en coopération avec le gouvernement algérien, de faciliter aux Français, et plus particulièrement aux pieds-noirs, harkis et juifs d’Algérie, l’accès sur des lieux de mémoire en Algérie. Les jeunesses algériennes et françaises sont capables de jouer un rôle dans ce domaine, en impulsant et en animant une structure, à l’image de l’Office franco-allemand pour la jeunesse, qui financerait des projets communs à des groupes de jeunes des deux rives et permettrait de faciliter la mobilité et l’obtention de visas, et ainsi faciliterait le déplacement aux visiteurs sur des lieux : les jeunes comme passeurs de mémoire.

La troisième priorité, c’est la modernité de ces lieux de mémoire. Au-delà de la seule plaque commémorative et informative, il faut donner à celles et ceux qui se rendent sur les lieux davantage d’informations en leur permettant d’accéder depuis le lieu de mémoire à des témoignages oraux, des archives, des œuvres culturelles, etc. Nous pensons aussi qu’il est nécessaire de donner la possibilité à celles et ceux qui ne peuvent se rendre sur ces lieux d’accéder à cette histoire. Pour cela, chaque lieu de mémoire devrait pouvoir être référencé sur un site Internet commun, qui serait lui-même alimenté régulièrement et géré par l’institut/musée. Ce site Internet pourrait également regrouper d’autres informations, comme un prolongement même des lieux. Ces lieux devraient également faire l’objet de visites régulières par des publics scolaires. Un tour des lieux de mémoire pourrait par exemple être intégré dans les programmes scolaires.

Enfin, la dernière priorité, c’est l’éducation populaire autour de ces lieux de mémoire, car l’enjeu repose aussi dans notre capacité à toucher un public large pour sensibiliser davantage la société. C’est pourquoi ce travail sur les lieux de mémoire doit être accompagné de la création de nombreuses œuvres culturelles, cinématographiques, musicales, etc. Ce défi nous ramène à la nécessaire création d’une institution qui financerait la création de telles œuvres. La jeune génération pourrait être sollicitée pour de telles productions et œuvres qui rejoindraient les objectifs suivants : exposer la vérité, contribuer à la réconciliation des mémoires et œuvrer à la construction d’un futur partagé pour les nouvelles générations.

Afin de contribuer à ces quatre priorités, il nous semble fondamental que le gouvernement puisse demain donner les moyens de faire émerger un Office des jeunesses franco-algériennes, qui puisse être associé à l’ensemble de ces démarches.

  • Figures symboliques

Notre groupe de réflexion à la réconciliation des mémoires a travaillé sur la question des figures historiques qui pourraient aider à bâtir des ponts entre l’Algérie et la France.

Parmi les figures éminentes et respectées des deux côtés de la Méditerranée, on ne peut ignorer l’importance de l’émir Abd el-Kader, puisqu’elle appelle à un souvenir doux : celui de son destin de protecteur des chrétiens à Damas, mais également celui du brave guerrier dont les honneurs sont encore chantés jusque dans nos armées. Il convient également de rappeler que la France lui a reconnu la grand-croix de la Légion d’honneur. Nous sommes convaincus que sa figure constitue la pierre angulaire d’un travail de réconciliation important.

C’est sur l’île Sainte-Marguerite, à Cannes, que repose sa smala. De 1843 à 1848, ils furent détenus au fort royal. Le hasard de l’histoire joue également en la faveur de ce choix : la symbolique n’aurait pu être plus forte autour de ce personnage, puisque ce sont des harkis et leurs descendants qui ont retrouvé les sépultures de la smala de l’émir. Cette découverte peut constituer un tremplin pour aborder la question des conditions de l’entretien des cimetières juifs et européens en Algérie.

Enfin, restituer les reliques d’Abd el-Kader sur l’île Sainte-Marguerite, en faire également un lieu de mémoire, au cœur de la mer Méditerranée, là où tout a commencé, représenterait un geste symbolique fort et rassemblerait les mémoires autour d’un consensus : l’humanité de l’émir, et la reconnaissance commune des deux nations à un seul individu.

Outre la figure éminente et rassembleuse d’Abd el-Kader, notre commission a pensé que la figure féminine d’Isabelle Eberhardt pouvait aussi rassembler. En plus d’être une personnalité peu controversée, Isabelle Eberhardt est issue de la société civile et de multiples nationalités. Franco-suisse aux origines russes, de confession musulmane, son ouverture sur les langues et le monde est remarquable. Originaire de Batna et mariée à un officier français, Lyautey disait d’elle qu’il n’y avait personne qui ne connaissait mieux l’Afrique. De grande culture, de grande noblesse, et représentant un pont excellent entre la France et l’Algérie, cette figure rassemble des deux bords de la Méditerranée. Nous souhaiterions donc proposer un jumelage entre les villes de Batna et de Cannes, qui rappellerait aussi les inondations dont les deux villes furent tragiquement victimes. Ce jumelage pourrait être l’une des premières pierres à l’édifice de la réconciliation franco-algérienne.

  • Gestes symboliques

La question de la parole donnée et du geste symbolique se pose également. Beaucoup de discours de commémoration ont été prononcés lorsqu’il s’agit de la guerre d’Algérie. Il y en a eu en France, il y en a eu en Algérie. Ils ont tous apporté à la parole publique et il ne s’agit en rien de diminuer leur portée. Mais, parfois, comme l’écrivait Germaine Tillion, « dire le vrai ne suffit pas, il faut dire le juste ».

Evidemment, le discours a cela d’à la fois exigu et fascinant qu’il devrait, en partant du général, s’adresser à tous et toucher chacun dans sa singularité et dans l’intimité de son vécu. Cela n’est évidemment pas toujours possible, et c’est pourquoi certaines questions que nous nous sommes posées, sans altérer la volonté et le besoin d’un discours, sont restées ouvertes : afin d’apaiser les mémoires, faut-il s’adresser uniquement à la société française, ou aussi à la société algérienne, à toutes celles et ceux dont le destin a été bouleversé par la guerre d’Algérie ? Faut-il poser les mots, ouvertement, sur ce qu’a été la colonisation ? L’apaisement et la réconciliation passent-t-ils par la reconnaissance des agissements de la France, ceux pour lesquels il n’y a jamais eu d’excuses, ou bien encore la reconnaissance des promesses inaccomplies ?

Or, malgré nos interrogations et les prises de parole publiques régulières, le souhait qui s’est dégagé au fil des discussions au sein de ce groupe, c’est la volonté d’un grand discours sur la guerre d’Algérie, qui reflète toutes les mémoires : celle des indépendantistes, des juifs d’Algérie, des pieds-noirs, des harkis, des appelés. Un discours qui ne se contente pas d’énumérer ces mémoires et ne hiérarchise pas les douleurs, mais au contraire les intègre dans un narratif d’ensemble, leur permette d’exister ensemble et lie les histoires individuelles au cours de l’histoire.

Nous aimerions des paroles qui ne soient pas nécessairement fondées sur des excuses, ni sur le champ lexical de la souffrance, mais tournées vers l’avenir. D’où le souhait, comme cela a été fait très récemment lors de l’hommage aux harkis, d’un discours qui ne s’adresse pas seulement à la première génération, à celle qui a vécu la guerre d’Algérie, mais aussi à la deuxième, à la troisième, à la nôtre. A celles et ceux qui ne sont pas responsables des choix des générations précédentes, mais qui en sont affectés, différemment, moins intensément bien sûr, mais qui sont liés aux épreuves subies par leurs grands-parents, aux conséquences qu’elles ont eues sur leur vie.

Notre message, qu’il porte sur le risque de fragmentation des mémoires ou l’amplitude générationnelle, est le même : reconnaître que nous appartenons tous à la même histoire et que cette histoire, c’est aussi celle de la France, dans tous ses aspects.

Le groupe “Regards de la jeune génération sur les mémoires franco-algériennes”.

Adèle, Alfred, Alma, Clémence, Gautier, Julia, Lina, Linda, Lucie, Maya, Nabil, Nour, Sana, Valentin, Yoann.

Nous tenons tout particulièrement à remercier pour leur accompagnement Karim Amellal, Judith Cohen-Solal et Aurélien Sandoz. »


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