par Anne-Laure Delatte, chargée de recherches au CNRS (Leda, université Dauphine), créatrice du podcast Un shot d’Eco
publié le 30 novembre 2021
Rares sont les politiques qui appuient leur récit sur des faits et des données. Et l’année 2021 n’est pas en reste : un facho rabougri négationniste occupe l’espace médiatique, Jean-Michel Blanquer recycle ses potes réacs dans un think tank sur le wokisme et les candidats à la primaire de droite font du moon walk sur le plancher des vaches… C’est d’autant plus surprenant que les progrès en statistiques sont remarquables depuis une décennie. En fait, plus les travaux statistiques documentent la société, moins les discours politiques s’en servent. C’est comme si on avait la possibilité de courir un marathon doté des dernières baskets de running ultralégères avec le meilleur amorti du marché et qu’on choisissait de partir en bottes en caoutchouc, trois tailles au-dessus de sa pointure. Sans ambages : l’obstination de nombreux politiques à ne pas mobiliser les connaissances et les données ajoute au malheur du monde.
Par exemple, les progrès récents de la «comptabilité distribuée» sont impressionnants et ils répondent à une demande sociale aiguë : comprendre une société qui semble être en train de se fracturer. C’est à mon sens ce que manifeste le beau film de Catherine Corsini sorti le mois dernier, la Fracture, et qui décrit une nuit aux urgences à l’automne 2019 pendant les manifestations des gilets jaunes. Elle y peint un certain portrait de la France : l’infirmière qui enchaîne six nuits de suite dans des conditions dégradées à cause du manque de personnel ; le chauffeur routier, gilet jaune, venu à Paris manifester «pour parler avec Macron» car il sent bien que sa«colère n’est pas légitime» ; et la bourgeoise de centre-ville, lesbienne, également en désaccord avec le gouvernement car vaguement de gauche, mais qui ne se frotte à une autre classe sociale que la sienne uniquement parce qu’elle atterrit aux urgences de l’hôpital public.
Prouesse technique
Et de fait, les données révèlent une accélération des inégalités depuis vingt ans. Mais une fois ce constat posé, réduire ces écarts nécessite des politiques publiques ciblées, précises. Et pour ajuster ou réformer l’existant, on a besoin de savoir : est-ce que notre système fiscal est progressif ? C’est-à-dire est-ce que les riches paient plus d’impôts que les pauvres (proportionnellement à leur revenu) ? A quoi servent ces impôts ? Qui profitent de l’argent public ? Dans le système français qui privilégie la santé et l’éducation publique, est-ce que chacun reçoit à hauteur de sa contribution ? Ou les impôts des uns servent-ils à financer les services publics des autres ? Le sujet est tellement important que l’Insee a réuni les dix centres où l’on réfléchit sérieusement à la question en France pour produire des réponses précises et documentées (1). Résultat : la France est à la pointe de la «comptabilité distribuée» dans le monde. Voici ce qu’on apprend. Mauvaise nouvelle : le système fiscal est légèrement régressif. En comptant tout, impôts sur le revenu, patrimoine, TVA, cotisations sociales, toute la population reverse environ 55 % de ses revenus pour la collectivité sauf… les plus pauvres, qui versent presque 70 %, et les plus riches, qui versent un peu moins que tout le monde. Pourquoi ? Principalement la faute à la TVA que les pauvres paient plus que les riches (en proportion de leur revenu).
Puisque du côté des impôts (les ressources), le système échoue, voyons s’il compense du côté des dépenses : est-ce que les transferts publics opèrent une redistribution ? Meilleure nouvelle : oui dans les grandes lignes. Le résultat suggère qu’une fois tout comptabilisé, 70 % des Français reçoivent plus qu’ils ne contribuent grâce à des services publics financés en partie par leurs impôts, mais aussi par les 30 % les plus riches. Dit autrement, deux tiers des Français bénéficient de la solidarité nationale. La prouesse technique de ces travaux est d’avoir réussi à allouer les dépenses d’éducation, de santé, de police, etc., à différents groupes de la population en fonction de leur revenu. Ils offrent une vision d’ensemble tandis que par ailleurs, une recherche très dynamique évalue plus précisément la redistribution de chaque grand secteur des services publics. Par exemple, est-ce que les dépenses publiques dans l’enseignement supérieur sont progressives ? Mauvaise nouvelle : non, et cela contribue à maintenir de forts écarts de revenu chez les adultes. Bref, une fois parti, on a envie de chausser les super baskets de running pour examiner d’autres dimensions : la distribution des dépenses publiques entre les hommes et les femmes, entre les villes et les campagnes, etc. Enfin, «on»… Il y en a qui préfèrent les vieilles bottes trop larges et pleines de boue.
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