blogspot counter

Articles, témoignages, infos sur la psychiatrie, la psychanalyse, la clinique, etc.

mercredi 8 décembre 2021

Pierre Janet, traumas et tabous

par Robert Maggiori  publié le 1er décembre 2021

Le philosophe, psychologue et médecin, né en 1859, fut longtemps considéré comme le «Freud français», et ses théories ont largement contribué à l’élaboration d’une psychologie scientifique. «Les Formes de la croyance», son ouvrage testamentaire, était inédit. 

Sans doute est-il faux d’affirmer tout de go que croire serait pathétique et maladif, quand savoir serait sain et roboratif. D’abord parce que la croyance a une myriade de sens. Elle est une manière de prudence si elle se manifeste quand la vérification fait défaut : je crois que Douchanbé est la capitale du Tadjikistan, mais je le sais si je consulte une encyclopédie. Elle est une force inouïe quand elle fait naître la confiance ou la foi, formes d’amour qui n’ont pas besoin de preuves. Et, de plus, elle soutient la vie : que serait une personne qui ne croit en rien – si tant est que cela lui soit possible, puisqu’elle croirait au moins qu’il est bon de ne croire en rien ? Il est vrai aussi que, parfois, la croyance glisse sur des pentes dangereuses, celles qui la muent en crédulité, la délient du réel ou la portent au délire : on croit alors qu’au paradis on connaîtra la jouissance, que les morts nous parlent, que tout est complot, que l’on est surveillé jour et nuit, que Rihanna nous aime en secret, qu’en une nuit d’extase le Christ vient nous parler, que l’on est possédé par une tarentule ou par le diable… Existe-il des «maladies de la croyance» ? Analyser certaines pathologies mentales que caractérisent les pensées prélogiques, les hallucinations, les fantasmes de persécution, les craintes paranoïdes, les glossolalies mystiques ou fanatiques, etc., est-ce un moyen de mieux voir, en grossissant le trait, ce qu’est une croyance «normale», sinon de savoir ce que croire signifie ?

Tapuscrit in extenso

On trouve maints éléments de réponse dans les Formes de la croyance de Pierre Janet. Mais le dire de la sorte est aussi réducteur que prendre une scolie pour un texte tout entier – d’autant que le nom même de Janet n’évoque plus le personnage mondialement connu, le «Freud français», qu’il fut à son époque. Les Formes de la croyance est en effet une forêt foisonnante que Janet, dans les quinze dernières années de sa vie, a sans cesse plantée, élaguée, reboisée, remodelée, jusqu’à en faire une sorte d’ouvrage «testamentaire». Testament rendu aujourd’hui public, sous forme «lisible», grâce aux efforts de Stéphane Gumpper (psychanalyste, université de Strasbourg), et de Florent Serina (historien, université de Lausanne), qui offrent la reproduction in extenso du tapuscrit (inachevé), accompagné d’une série d’annexes, d’un appareil critique et d’une double présentation retraçant la trajectoire intellectuelle du philosophe, psychologue et médecin français.

Un «nuage de mots» relatif à Pierre Janet – interlocuteurs, référents, patients, notions… – donnerait à peu près ceci : Freud, hystérie, Charcot, hypnose, mystique, Jung, religion, Ribot, psychasthénie, extatique, Lacan, Breton, Leiris, trauma, désagrégation, Bataille, tension psychologique, Raymond Roussel, automatisme, stigmate, Nathalie Sarraute… C’est dire l’irradiation de ses travaux, illustrés par une trentaine de livres et près de cent vingt articles de recherche, contenant des études fondamentales pour la compréhension de la dissociation et du trauma, ou de la naissance de la psychologie dynamique. Avant la Première Guerre, la renommée de Janet est supérieure à celle de Freud. Leurs biographies se croisent par endroits (on ne sait s’ils se sont rencontrés de visu), puisque tous deux ont travaillé à la Salpêtrière chez le «maître de l’hystérie» Jean-Martin Charcot (Janet en tant que directeur du laboratoire de psychologie, Freud, traducteur de Charcot, en tant que boursier de l’université de Vienne), et que Carl Gustav Jung, dont Freud voulait faire son dauphin, a suivi les cours de Janet. Mais ces croisements sont en fait des crissements. En 1913, Janet participe à Londres au Congrès international de médecine. Il se livre là à une violente diatribe contre la «psycho-analyse», récusant le rôle attribué à la sexualité et, surtout, accusant Freud d’avoir plagié ses idées (dont celle de «subconscient»). Janet soulignera plus tard la fécondité des travaux de Freud, et Freud a reconnu le rôle pionnier joué par Janet dans la mise en évidence des processus psychiques inhérents à l’hystérie. Mais l’antagonisme ne disparaîtra jamais : en 1937, Freud refuse même de recevoir chez lui Janet, en visite à Vienne. Certes, historiquement, la psychanalyse l’a emporté sur la psychologie des conduites. Mais Janet a continué, même souterrainement, à susciter l’intérêt des spécialistes, et le suscite toujours davantage, dans la mesure où la psychopathologie, qui plaçait en son centre la sexualité et l’inconscient, s’est infléchie vers une psychotraumatologie visant à étudier les répercussions qu’un trauma (qu’il vienne d’un événement personnel, social ou politique) produit dans le psychisme des personnes, et pour la compréhension desquelles le concept de désagrégation forgé par Janet se révèle très utile.

«Dispositions mystiques»

Pierre Marie Félix Janet est né le 30 mai 1859 à Paris, où il meurt le 27 février 1947. Il appartient à une famille catholique de moyenne bourgeoisie, comptant nombre d’intellectuels – dont son oncle Paul Janet, philosophe assez connu. Il fait ses études au collège Sainte-Barbe, à Fontenay-aux-Roses puis à Paris. C’est un élève «timide, sauvage», dont la scolarité est gênée par des problèmes de santé, et, en 1875-1876, par une «crise religieuse», dont il dira qu’elle tenait au conflit entre sa foi, voire ses «dispositions mystiques», et son goût pour la science. Après son baccalauréat et une «prépa» à Louis-Le-Grand, il est admis à l’ENS, où il a pour condisciples Bergson, Jaurès et Durkheim. Parallèlement, il s’inscrit en médecine. Agrégé de philosophie, il enseigne à Châteauroux puis au Havre, jusqu’en 1889. Au Havre, il travaille aussi à l’hôpital général, et, avec l’aval de plusieurs médecins, s’intéresse à l’hypnose, au magnétisme animal, et «entreprend quelques expériences de somnambulisme provoqué». C’est là qu’il rencontre Léonie Leboulanger, «somnambule hystéro-épileptique», qu’il traite par hypnose – «cas» présenté par certains comme la «première cure cathartique» (que d’autres voient dans le «cas Anna O.» de Freud). Les recherches autour du «cas Léonie» – discuté dans de nombreuses revues scientifiques – alimentent la thèse que Janet soutient en juin 1889 : L’automatisme psychologique. Essai de psychologie expérimentale sur les formes inférieures de l’activité humaine, son livre le plus connu. En1893, il obtient le titre de docteur en médecine, pour sa contribution à l’étude des accidents mentaux chez les hystériques. La voie royale s’ouvre dès lors devant lui : il enseigne à la Sorbonne puis obtient la chaire de psychologie expérimentale et comparée au Collège de France.

La «patiente extatique»

On ne se risquera pas à résumer les théories de Janet, articulées et complexes, qui ont largement contribué à l’élaboration d’une psychologie scientifique, abandonnant l’introspection au profit de l’étude clinique. Le philosophe-médecin voulait «comprendre la conduite des hommes», et a, pour cela, considéré les faits psychologiques comme des actions, et la personne comme une unité fonctionnelle bâtie progressivement, un ensemble dynamique d’activités hiérarchisées se conditionnant les unes les autres, depuis les plus réflexes, organiques, jusqu’aux plus réfléchies – sans établir de mur entre le normal et le pathologique, et en intégrant les faits échappant à la conscience. Plus qu’aux formes éminentes de l’activité humaine (volonté, intelligence, jugement, libre-arbitre…), Janet s’est intéressé à ces conduites qui traduisent un «rétrécissement du champ de la conscience», et dans lesquelles apparaissent soit l’automatisme (actes subconscients, catalepsie, oubli, suggestion…) soit la «désagrégation psychologique» (folie impulsive, idées fixes, délires spirites, hallucinations, possessions…). Le «cas» de référence est celui de Madeleine (Pauline Lair Lamotte, qui s’est rebaptisée elle-même Madeleine Le Bouc), la «patiente extatique» que Janet va suivre pendant vingt-deux ans. De langoisse à lextase (1926) rassemble les observations centrées sur Madeleine et son «délire religieux de type psychasthénique», mais contient aussi une étude des croyances – thème sur lequel Janet revient sans cesse dans les Formes de la croyance.

On peut certes croire en une chose qui, aux yeux de la majorité des gens, est fausse ou irréelle. Mais pour que la croyance soit délirante, il faut qu’elle «ne puisse pas être corrigée par un effort d’attention du sujet», autrement dit qu’elle «dépende d’un trouble mental qui rend le sujet momentanément incapable de l’opération psychologique nécessaire pour cette correction». Janet distingue bien sûr les «croyances réfléchies», normales, «formées par la discussion avec les autres membres de la société», des «croyances asséritives», ou «pithiatiques», qui, elles, sont aptes, par suggestion ou sous l’effet d’un traumatisme, à provoquer certaines psychonévroses. «Brutales et sans nuances», ne se fondant «sur rien de rationnel», ces dernières se retrouvent aussi chez le religieux ou le mystique, et peuvent «conduire au fanatisme ou au martyre».

Marqué par la lecture des Deux sources de la morale et de la religionde Bergson, Janet va par la suite donner une tout autre vision, positive, du mystique. Mais c’est la croyance elle-même qu’il ouvre à une autre dimension, en la considérant comme «une tentative d’adaptation» qui rend nos actions plus efficaces. «De même qu’un homme […] marche en avant vers une ville qu’il ne peut pas voir mais qu’il croit devant lui, de même il transformera toute sa vie pour se conformer à un modèle idéal, pour atteindre un but qu’il lui est actuellement impossible d’entrevoir. C’est à tort que l’on rira de cette poursuite de l’invisible et de l’inaccessible, car l’invisible nous enveloppe et nous le rendons visible en nous conduisant par la croyance comme si nous pouvions le voir». Guide des conduites futures, la croyance, dès lors, «va libérer nos forces et préparer nos progrès».

Pierre Janet, Les formes de la croyance. Etablissement des textes, annotations, présentations et postface de Stéphane Gumpper et Florent Serina, Les Belles Lettres, 702 pp.


Aucun commentaire: