par Clémentine Mercier publié le 9 décembre 2021
Amateurs de frissons, amis des fantômes, partisans du doute, ce lugubre mois de décembre est le vôtre puisque l’outre-tombe est à l’honneur dans deux ouvrages et une inquiétante exposition. Ectoplasmes, spectres et train fantôme ont trouvé refuge au cœur de Paris dans l’appartement-musée aux parquets grinçants d’Auguste Comte, dans le quartier de l’Odéon, dans le VIe arrondissement. Au milieu des objets et du mobilier Empire se déploie l’exposition Fantographie. Images et traces de l’invisible (1850-1950), imaginée par l’artiste Emmanuelle Fructus et le journaliste Philippe Baudouin, dans le cadre du festival Photo Saint-Germain. Au sein de la demeure intacte du philosophe du positivisme, de surprenants clichés rappellent le long compagnonnage de l’occulte et de la photographie – invention entérinée par l’Académie des sciences au XIXe siècle et outil supposé de validation rationnelle.
Issues de collections particulières (Sébastien Lifshitz, Steve Caillat, Christophe Goeury…), d’antiques photographies témoignent de l’apparition d’étranges esprits : des Indiens d’Amérique en coiffures de plumes, un homme enturbanné ou une enfant disparue hantent des portraits de vivants. Sous de longs voiles blancs, les spectres s’invitent même dans des albums de famille. Dans les clichés du célèbre photographe-médium Edouard Buguet – qui sera à terme condamné pour faux et reconnaîtra ses supercheries en 1875 –, des esprits anthropomorphes, en double exposition, taquinent les modèles. Sous vitrine, de nombreux livres anciens (Nos Communications avec les morts, Chez les évocateurs de fantômes…)montrent l’ampleur du phénomène spirite à partir du XIXe siècle. Le choix de la maison d’Auguste Comte, haut lieu parisien de la philosophie des sciences et centre de recherche, n’est pas en contradiction avec l’histoire des fantômes : comme le rappelle Philippe Baudoin, le monde des sciences et celui des esprits se sont nourris l’un de l’autre pendant la révolution industrielle.
Coquins agitateurs
Spécialiste de l’histoire des techniques, Philippe Baudouin s’intéresse à leurs corollaires – l’occultisme et le spiritisme. Outre cette surprenante exposition parisienne, l’explorateur des marges de la connaissance scientifique est aussi l’auteur de deux captivants livres, denses et soigneusement documentés : Surnaturelles. Une histoire visuelle des femmes médiums et Apparitions. Les archives de la France hantée. Biberonné dans son enfance aux films Ghostbusters (Ivan Reitman, 1984-1989) et la Maison des damnés (John Hough, 1973), le philosophe de formation a aussi été marqué par Mystères, une émission de TF1 sur le paranormal, qui l’empêchait de trouver le sommeil quand il était petit, ainsi que par des séries comme la Quatrième dimension, X-Files ou Fringe. Grand lecteur des écrits sur la photographie de Walter Benjamin, auxquels il a aussi consacré un recueil, Philippe Baudouin s’est ainsi penché sur la question de l’aura des daguerréotypes. A propos de sa fascination pour les photos de fantômes, coquins agitateurs de notre perception, il explique : «La disparition de l’aura dans notre rapport à l’œuvre d’art va de pair avec l’essor de la modernité technique, et nous relie intimement à l’ordre du caché, à l’invisible, au mystère.»
Dans Apparitions, l’expert de l’invisible, aussi conteur passionné, s’est intéressé à douze cas de phénomènes étranges qui ont donné du fil à retordre aux rationalistes dans l’Hexagone. Sous forme d’enquêtes richement illustrées, ces douze histoires décortiquent l’entremêlement de la vie et de la mort, de l’étrange et de la science, de l’invisible et du visible. Ainsi découvre-t-on qu’en 1901, plusieurs spectres, dont ceux de Marie-Antoinette et d’un fantôme au visage grêlé de petite vérole, sont venus hanter les jardins du château de Versailles sous l’œil ébahi de deux Anglaises en goguette. Hallucination collective ? Une enquête est menée, d’abord par les deux femmes, puis par un archiviste : ce cas d’aventure surnaturelle pourrait s’expliquer par une sorte de voyage émotionnel dans l’espace-temps.
Pour parler des phénomènes paranormaux, Philippe Baudouin suit des saint-Thomas, ceux qui ne croient que ce qu’ils voient. Ainsi nous conte-t-il l’histoire de Dominique Jacomet, le policier qui a traqué Bernadette Soubirous afin d’élucider les apparitions de la Vierge et les épidémies de visionnaires. Les archives de ce commissaire de police, aujourd’hui conservées à Lourdes, sont désormais devenues une preuve du miracle pour l’Eglise. Plus étonnant encore, la fascination de Pierre et Marie Curie pour Eusapia Palladino, une médium italienne aux transes célèbres. Alors que la découverte de la radioactivité et ses mystérieuses luminescences font reculer les frontières du réel, les deux scientifiques sont ouverts à toutes les hypothèses. Pierre Curie sort exalté de séances de spiritisme, constate l’envol de tables et de guéridons avant de mourir dans un accident avec une voiture à cheval. Après son décès, Marie Curie essaiera de communiquer avec son esprit. «Pour ces hommes et ces femmes de science, l’ouverture aux phénomènes étranges, bizarres, ne contrevient en rien à la rigueur et la précision qui ont fait leur renommée, explique Philippe Baudouin. Au contraire, elle constitue une véritable source d’enrichissement et les contraint à évoluer, à se remettre en question, qu’il s’agisse des méthodes, des hypothèses de travail, ou bien encore des outils employés.»
Corps possédés
Dans Surnaturelles, on retrouve Eusapia Palladino, mais aussi Marthe Béraud, star des médiums, qui faisait sortir des ectoplasmes de ses narines… L’album recense 25 trajectoires de médiums. Sur les photos : des visages exaltés et des séances de spiritisme. Le portrait de Jeanne Melec, l’écouteuse des morts, assise sur une tombe dans un cimetière, est saisissant. Dans ces troublants clichés avec trompettes spirites en lévitation et ectoplasmes régurgités, le corps féminin, obscène et convulsé, devient l’objet de tous les maux. Nouvelles sorcières, les médiums ? Grandes malades ? Folles à lier ? Leurs corps possédés nécessitent un arsenal de contrôle : cordes, bâillons, chaînes, camisoles, corsets, masques et tissus doivent empêcher les fraudes, tout comme les laxatifs et vomitifs qui sont censés purger leurs entrailles de tout trucage. Ces visuels évoquent étrangement l’iconographie des hystériques du docteur Charcot à la Pitié-Salpêtrière ou des séances de bondage. Se joue dans ces images transgressives une forme d’exorcisme du corps féminin : lieu mystérieux et monstrueux de la naissance, il est aussi un corps symbolique opprimé dans un monde masculin. Si le phénomène spirite se tarit après 1945, après la découverte des fraudes et la condamnation des illusionnistes, cette histoire visuelle n’en reste pas moins fascinante, aux confins du plaisir, du frisson et de la farce.
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