par Sonya Faure publié le 3 décembre 2021
Certains en viennent aujourd’hui à parler de l’avènement de «l’enfant d’intérieur». Depuis quelques décennies, dans le monde occidental, les enfants ont progressivement déserté les rues des villes pour leur chambre et les multiples activités organisées. On ne «traîne» plus, ou beaucoup moins. Le sociologue Clément Rivière, maître de conférences à l’université de Lille, a enquêté auprès des parents de deux quartiers mixtes socialement de Paris et Milan (la Villette et Belleville, dans le XIXe arrondissement de Paris, et le «triangle Monza-Padova» à Milan).
Entre la peur des automobiles et celle des pédocriminels, entre la volonté d’assurer une sécurité maximale à leur progéniture tout en la préparant à l’autonomie, ils hésitent, se posent des questions, composent. Comment décident-ils des règles fixées à leurs enfants ? Comment leur apprennent-ils à se comporter dans l’espace public ? Quelles représentations du danger leur transmettent-ils ? Comment tentent-ils d’échapper à l’étiquette de «mauvais parents» ? Les réponses divergent selon leur histoire personnelle, leur origine sociale et le sexe de leurs enfants. Mais tous doivent apprendre à leur faire confiance et à faire confiance à la ville, explique Clément Rivière dans Leurs Enfants dans la ville (Presses universitaires de Lyon). Un «travail parental» qui n’est pas de tout repos.
On imagine toujours les villes des années 60 pleines d’enfants, alors qu’on en voit rarement jouer dans les rues aujourd’hui. Est-ce une image d’Epinal ?
De nombreuses recherches ont montré que, depuis quelques décennies, les enfants sont de moins en moins longtemps seuls dans les espaces publics des villes occidentales. Leur présence dans les rues ou dans les parcs, le rayon de leurs déplacements sans la présence d’un parent ou d’une baby-sitter sont partout en recul en Europe, aux Etats-Unis, en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Lia Karsten, une géographe néerlandaise, parle même de l’avènement de «l’enfant d’intérieur» (indoor child). L’expression révèle bien le passage progressif, sur une longue période, d’une enfance qui se déroulait principalement dans l’espace public à celle que nous connaissons aujourd’hui et qui a surtout pour décor la chambre ou des espaces sécurisés comme l’école ou les aires de jeu.
Quelles sont les raisons de cet «enfermement» progressif des enfants ?
On ne peut comprendre leur retrait de l’espace public sans prendre en compte le développement massif de l’automobile en ville. Mécaniquement, chaque voiture garée prend la place de ce qui pourrait potentiellement constituer un espace de jeu. Surtout, le risque d’accidents est le premier danger qu’évoquent les parents pour justifier que leurs enfants ne font pas seuls le trajet vers l’école ou ne retrouvent pas des copains dans le quartier. Les parents enseignent à leurs enfants une concentration permanente face au risque automobile : marcher sur le trottoir, traverser sur les passages piétons et toujours se méfier des véhicules motorisés qui pourraient transgresser les règles, même quand le feu est rouge. Les parents enseignent à leurs enfants les règles de la circulation mais aussi à douter du respect de ces règles par les adultes…
Historiquement, les progrès techniques ont amené les urbains à passer de plus en plus de temps chez eux… Pourquoi ?
Le développement des réseaux d’approvisionnement en eau, en électricité, en chauffage, puis la machine à laver, le réfrigérateur, la télévision… à mesure que les machines ont gagné les logements, les rues se sont dépeuplées. Toutes ces innovations rendent moins nécessaire la coexistence avec les autres, au-dehors. Plus la peine de sortir pour laver le linge ou de faire ses courses chaque jour. Ce mouvement s’est intensifié ces dernières décennies avec l’apparition des ordinateurs individuels, des jeux vidéo, des téléphones portables ou des réseaux sociaux qui expliquent en partie le déclin du jeu à l’extérieur. Les sociabilités enfantines se sont elles aussi recentrées vers le domicile, que les enfants y jouent seuls ou y invitent leurs copains. Au point que certains, comme le sociologue Hervé Glevarec, ont décrit l’apparition d’une «culture de la chambre» : une façon d’habiter sa chambre, d’y exposer ses jouets, de la décorer, d’y passer du temps.
La peur des pédocriminels revient souvent dans les discours des parents pour expliquer leur réticence à laisser sortir seuls leurs enfants.
La montée en visibilité du fait pédocriminel, à partir de la fin des années 70 aux Etats-Unis – au point qu’il y avait des photos d’enfants disparus sur les bouteilles de lait dans les supermarchés –, puis dans les années 90 en France et en Europe lors de la médiatisation de l’affaire Dutroux, a transformé les normes de contrôle parentales. Ce qui ne veut pas dire bien entendu que les enlèvements et les pédocriminels n’existaient pas avant, mais ils sont devenus plus centraux dans les craintes des parents et dans leurs recommandations : ne pas faire confiance à un homme qu’on ne connaît pas même quand il a l’air gentil, ne pas l’écouter, encore moins lui répondre… Les parents se trouvent d’ailleurs devant un dilemme : comment enseigner la méfiance sans céder sur la politesse ?
Un sociologue a même parlé d’enfants «séquestrés pour leur propre bien».
Tout au long du XXe siècle, la façon de considérer l’enfance a changé : les enfants sont de plus en plus perçus comme vulnérables et fragiles. Or, la ville peut se définir comme un monde peuplé d’étrangers : on y côtoie des personnes qu’on ne connaît pas personnellement. Le modèle du «bon parent» a lui aussi été redéfini : des pratiques qui paraissaient anodines il y a trente ou soixante ans deviennent proprement impensables aujourd’hui. Si bien que certains pères ou mères qui auraient tendance à laisser leurs enfants conduire leurs propres expériences, seuls dans la ville, ne le font pas de peur d’être perçus comme irresponsables. Beaucoup se souviennent avoir joué aux billes, au ballon ou à la corde à sauter dans la rue. Et beaucoup regrettent cette époque. Ils jugent que leurs propres parents étaient plus légers, plus insouciants. Ils ont le sentiment qu’il était plus facile et moins angoissant d’être parent à l’époque – ce qui ne veut bien sûr pas dire que c’était nécessairement le cas.
S’ils regrettent cette «insouciance» du passé, c’est qu’ils vivent selon vous dans un contexte «d’anxiété parentale diffuse». Que voulez-vous dire ?
Le «métier de parent» est perçu comme de plus en plus éprouvant, exigeant, ses tâches et ses responsabilités ne cessant d’augmenter. Certains psychologues parlent ainsi d’épuisement parental. Les parents ressentent une forme de pression pour assurer la sécurité des enfants, mais aussi leur épanouissement.
Quelles injonctions contradictoires ! Il leur faut apprendre aux enfants à se méfier (des voitures, des inconnus…) tout en les rendant autonomes…
Tout l’objet du livre est d’interroger ce tâtonnement : les parents ne peuvent pas garder leurs enfants sous cloche éternellement, ils doivent apprendre à leur faire confiance et à faire confiance à la ville. Ils s’y prennent de manière différente en fonction de leur propre histoire, de leurs appartenances sociales… Les amis, les voisins, les parents d’élèves qu’on a rencontrés à l’école peuvent être un soutien, on peut s’appuyer sur des normes partagées quand on ne sait pas trop s’y prendre, on se cale sur eux pour décider qu’en CM1, notre fils pourra aller à l’école seul…
Les enfants circulent-ils différemment dans la ville en fonction des milieux sociaux ?
On ne peut comprendre la façon dont les enfants évoluent dans les espaces publics si on ne prend pas en compte les ressources des familles et leurs conditions de logement : plus le logement est exigu et densément occupé, plus l’extérieur est précieux pour les enfants. Par ailleurs, dans certaines familles de classes populaires, les enfants n’ont pas d’activité organisée en dehors de l’école, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne font rien mais qu’ils ont beaucoup plus de temps libre, quand d’autres enfants ont un «agenda de ministre», comme me le confiait un père de famille parisien, prof d’université, à propos de sa fille qui avait poterie le lundi, théâtre le mardi, etc. Cette multiplication d’activités entraîne un rapport à l’espace public plus résiduel. La rue est alors faite pour se déplacer, accompagné par une garde d’enfant, pas pour y passer du temps – ce qui reviendrait à «traîner».
Les enfants en tirent-ils des compétences différentes ?
Les enfants de classes populaires jouent plus souvent au-dehors, ils y discutent de la vie avec des amis, ils y mènent des expériences plus ou moins amusantes ou dangereuses. Tout cela contribue à créer un rapport au quartier socialement très contrasté : les enfants des classes populaires ont une connaissance beaucoup plus fine de l’espace local et des autres enfants, ils sont plus autonomes, moins dépendants des adultes. Les enfants plus favorisés sont en revanche plus habitués à sortir du quartier, ce qui constitue un atout pour la suite. Ce clivage s’accentue encore quand, bien souvent, les enfants de classes moyennes supérieures sont scolarisés hors de leur quartier d’origine, ou dans une école privée plus loin de chez eux, dans le cadre de pratiques d’évitement scolaire. Ils sont alors amenés à prendre les transports en commun plus tôt que leurs camarades restés dans le collège du secteur.
D’où ces parents qui préparent longuement leurs enfants à la ville…
Tous les parents préparent leurs enfants à la ville. Mais je montre dans mon livre comment ceux des classes moyennes et supérieures ont tendance à anticiper davantage encore. Il s’agit paradoxalement d’une autonomie préparée, accompagnée et produite par les parents. Les enfants ne sont pas laissés en autonomie, comme dans les familles des classes populaires, ils sont «préparés» à être autonomes. Ce qui peut conduire des parents à suivre leurs enfants sur le trajet de l’école, à quelques mètres de distance, pour vérifier qu’ils regardent bien avant de traverser, à faire un trajet de bus avec eux dans les deux sens pour qu’ils sachent comment rebrousser chemin s’ils ratent une station, à leur inculquer des dizaines de scénarios à suivre, parant à toutes les éventualités : que faire si son ticket est démagnétisé ? Que faire si le bus ne s’arrête pas ?
On sait que la ville est vécue différemment par les femmes et les hommes. Qu’en est-il des filles ?
A 8, 9 ou 10 ans, les filles sont jugées plus mûres par leurs parents, plus attentives à leur environnement, capables de mieux réagir au danger que les garçons du même âge. On pense qu’elles prennent moins de risques, qu’elles respectent mieux les règles que leurs parents leur inculquent. Bref, elles sont perçues comme plus obéissantes, et ont souvent davantage de latitude que les garçons au sein de la ville. Mais de manière assez brutale, avec l’arrivée de la puberté, le regard des parents sur leur fille change et on les perçoit désormais comme étant plus exposées au danger que les garçons. Petit à petit se mettent en place des pratiques spécifiques pour encadrer leurs usages de la ville : on contrôle davantage leurs horaires de sortie, leur habillement, la manière dont elles se présentent en public (maquillage, coiffure). On leur transmet un ensemble de recommandations relatives à leurs attitudes, notamment dans les transports en commun, qui permettent de comprendre comment se créent des dispositions différentes chez les femmes et les hommes adultes : on invite les filles à la discrétion, à ne pas se faire remarquer, à une forme de passivité même – si une fille se fait embêter, elle ne doit pas réagir et faire comme si elle n’avait rien entendu. Alors même qu’un certain nombre d’entre eux regrettent cette situation, je n’ai pas rencontré de parents qui favorisent la capacité d’autodéfense de leur fille, qui leur enseignent à ne pas se laisser faire, à contester les normes de genre dans l’espace public. Les mères, notamment, habituées à se faire importuner ou harceler dans la rue, transmettent et reproduisent très largement ces normes genrées, y compris lorsqu’elles déplorent leur prégnance.
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