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vendredi 10 décembre 2021

A Outreau, la philosophie à l’écoute des voix fragiles

par Stéphanie Maurice, Correspondante à Lille  publié le 8 décembre 2021

En résidence depuis septembre dans la ville du Pas-de-Calais, le philosophe Guillaume Le Blanc a questionné les habitants dans le cadre d’une journée de participation pendant le festival Citéphilo. Entre précarité et peur de la stigmatisation, la prise de parole est un défi en soi.

«On ne sait pas trop pourquoi il est là…» Les moues sont dubitatives : un philosophe dans les murs du centre social Jacques-Brel, à Outreau (Pas-de-Calais), pour cette journée de réflexion sur la participation, ce n’est pas dans les habitudes. Un sociologue, encore, on comprendrait : «Un sociologue, ça analyse un quartier, c’est de l’étude de terrain. Un philosophe, ça n’analyse pas», tranche Marie-Hélène, caractère bien trempé et ancienne éducatrice spécialisée. Elle se rattrape : «Ce n’est pas une critique : je ne le connais pas, cet homme.» Une dame, cheveux blancs, glisse : «Je n’ai jamais été en philosophie. Ma petite-fille, elle a philo, elle n’aime pas trop, mais elle vous le dirait, ce qu’il fait.» Son mari complète, sûr de lui : «Il va nous expliquer après, et nous mettre sur la voie.»Guillaume Le Blanc a en effet pour mission de clôturer cette session d’ateliers, après les restitutions, et monsieur le maire l’a bien dit dans son discours introductif, il faut profiter de sa présence.

 

Le philosophe, qui défend justement la pratique de terrain et travaille sur le thème des précarités, est en résidence depuis septembre à Outreau, dans la banlieue de Boulogne-sur-Mer. La ville de l’affaire du même nom, des soupçons de réseau pédophile qui s’emballent, et à la fin un fiasco policier, médiatique et judiciaire, qui voit l’acquittement de treize personnes accusées à tort, curé, boulangère, ouvrier ou huissier. Cette initiative de résidence se tient dans le cadre du festival Citéphilo qui, depuis vingt-cinq ans, organise chaque automne un cycle de conférences-débats philosophiques dans les Hauts-de-France, avec le soutien de la direction régionale des affaires culturelles (Drac).

«C’est important pour les habitants de prendre de la hauteur»

Le philosophe est bien là et il boit du café, comme tout le monde, l’air pas si réveillé, comme tout le monde, à 9 heures du matin, dans le froid de ce mardi de fin novembre. C’est important, le café, parce que c’est grâce à la pastille de couleur collée sur le verre en plastique que sont répartis les présents dans les différents ateliers. «Vous le gardez bien toute la journée», gourmande la bénévole aux distraits tentés d’abandonner leur gobelet sur une table. L’atelier bleu a un joli intitulé : «Habiter, est-ce participer ?». Une vraie question de dissertation, que Guillaume Le Blanc développe dans sa présentation. «On définit l’homme comme un animal politique, qui participe à la vie de la cité. Aristote le disait déjà. Mais il y a quelque chose d’exigeant : il peut y avoir une violence de la participation, comme un impératif supplémentaire. N’aurait-on pas le droit de vivre pour soi, pour ses proches, de cultiver son jardin ?»Allons bon, alors qu’une des principales préoccupations de l’assemblée, c’est le consumérisme ambiant, ces gens qui viennent prendre un cours de couture, de musique au centre social, sans aller y voir plus loin, sans envie d’engagement.

Dans les ateliers, Guillaume Le Blanc se faufile, carnet à la main, prend des notes, et ne dit rien. Souriant et discret. Savoir se taire est un présupposé : «C’est quand même une structure d’écoute, la philosophie», souligne-t-il. La précarité, cet état entre inclusion et exclusion, fragilise aussi les voix, qu’on n’entend plus. Parce qu’il manque une condition sociale pour être pleinement reconnu : un travail, un logement, un accès aux soins, des papiers d’identité, qui sont une reconnaissance juridique de chaque existence, explique le philosophe. Il précise tout de suite : «Tous les gens que j’ai rencontrés à Outreau n’étaient pas des précaires.» A Outreau, le taux de pauvreté était de 19 %, en 2018, selon les chiffres les plus récents de l’Insee.

«La journée, elle va vite, vite. Avant, je n’avais pas de voiture, et j’avais du temps», raconte l’une. Le temps de retrouver les autres mères au bas de l’immeuble et d’aller ensemble chercher les enfants. De se rencontrer à la bibliothèque, au rayon des encyclopédies, plutôt que de taper ses recherches sur le Web. Une voisine de table, hôtesse de caisse à la retraite, se souvient : «J’avais des habitués à ma caisse, ils te parlent, te racontent leurs petits malheurs. Maintenant, l’écoute n’est plus là.» Les démarches administratives sur Internet les affolent, personne à qui expliquer le problème, le tout en ligne en prend pour son grade. Un jeune le reconnaît, gentil : «J’aurai bien voulu connaître votre époque, madame. Avec les téléphones, les ordis, on n’a plus le temps de prendre les choses à cœur, c’est assez compliqué à gérer…» Il n’ose pas défendre les nouveaux outils de communication, réseaux sociaux en tête.

Christophe Ringot, le directeur du centre social, est persuadé du bien-fondé de la démarche : «Le rôle du philosophe, c’est de nous réinterroger sur la fonction de l’institution.» Il a encore en mémoire cette réunion de présentation de la résidence devant les élus. «Tous, ils disaient qu’ils étaient attachés à cette ville. Et Guillaume leur répond, mais ce n’est peut-être pas si bien que cela, d’être attaché… “attaché à quoi” ? Ils l’ont regardé, oh là, qu’est-ce qu’il me dit, lui ?» L’anecdote le fait bien marrer. Puis, reprend-il, «c’est important pour les habitants d’entendre une autre voix, de prendre de la hauteur. Dans une ville qui s’appelle Outreau, qui a une image tellement dégradée, qui a subi un préjudice terrible, il y a déjà vingt ans». Et l’acerbe monte dans sa voix : «Pour la presse, ce n’était que du bonheur, une cité ouvrière du Nord, où les gens n’avaient pas d’autres loisirs que de faire des saloperies avec des mômes.»Guillaume Le Blanc le reconnaît, il a d’abord fui, pendant un mois et demi, toute mention de l’affaire. «Cela me semblait faire écran», explique-t-il. Il voulait d’abord prendre la mesure d’Outreau, détruite par la guerre, désindustrialisée, toujours vivante, tissu associatif solide, se laisser surprendre par la proximité de la campagne, où les HLM tutoient les falaises du Boulonnais, avec un merveilleux panorama sur les gris verts de la mer du Nord. «Les habitants se servent de cette relation à la nature pour tenir dans leurs existences, décrit-il. On doit s’enlever l’idée que la vie pauvre, précaire, est une pauvre vie.»

«On vit quand même par rapport au regard des autres»

Dans l’atelier bleu est arrivée sur la table la difficulté de participer :«On vit quand même par rapport au regard des autres, on a peur, voilà, on a peur des autres», lâchent des habitants. Le poids des réseaux sociaux ? Peut-être, mais on ne peut que penser à l’effroyable expérience de la puissance des rumeurs qu’a vécue la ville, il y a vingt ans. Prendre la parole à Outreau, comme un défi en soi. «Le rapport à la réputation est assez central, et revient régulièrement», reconnaît le philosophe. Il le pose, Outreau se voit comme une ville stigmatisée. Il s’y est pris la violence sociale, ces jeunes qui ne quittent pas leur ville, même pas pour aller au lycée général de Boulogne-sur-Mer, la porte à côté pourtant, et choisissent donc le lycée professionnel d’Outreau. Il a en tête cet ado qui, dans une balade philosophique impromptue sur la beauté de la nature, a soudain récité un extrait de Spleen de Baudelaire, et avait dans ses réponses une approche fine des concepts. Moment de grâce, gamin classé en difficulté scolaire, précise l’animateur présent. «Que veut dire faire de la philosophie à l’intérieur des frontières de la violence sociale ?», s’interroge Guillaume Le Blanc, bousculé.

Clôture de la journée sur la participation, le philosophe revient sur cette nécessité de participation qui affleure sans cesse, et pose le droit de cité, le droit de profiter des services qu’offre la ville, sans rien donner d’autre en échange que sa présence. Une des travailleuses sociales souffle : «Ça me rassure professionnellement, on n’est pas à la ramasse sur le message.» Dans la salle, une participante, professeure de musique, s’est levée, et remercie : «Je venais pour des informations, je ressors avec moult questions qui vont me faire avancer.» L’ordinaire de la philosophie, en somme.


Citéphilo - Hauts-de-France

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