Par Angeline Montoya Publié le 8 décembre 2021
Les filières de l’adoption internationale (1|3). Ces soixante dernières années, des centaines de milliers d’enfants d’Amérique latine, d’Asie, d’Afrique ont été adoptés par des couples européens ou nord-américains, parfois au mépris du droit. Devenus adultes, certains recherchent la vérité sur leur histoire. Premier volet de notre enquête : entre le Guatemala et la France.
Sur les murs du bureau, des dizaines de photos ternies par le temps. Des gens se sourient, s’embrassent. « Là, ce sont les premières retrouvailles que nous ayons organisées, un papa avec sa fille… En 2001. » Marco Garavito s’émeut toujours autant devant ces images, fruits de plus de deux décennies de labeur. Cet homme de 70 ans est le responsable de Todos por el reencuentro (« Tous pour les retrouvailles »), un des programmes de la Ligue guatémaltèque de la santé mentale, une organisation de soutien psychologique spécialisée dans la recherche des 5 000 enfants disparus pendant le long conflit armé entre les militaires et la guérilla marxiste (200 000 morts entre 1960 et 1996).
Marco Garavito nous fait visiter la petite maison, édifiée autour d’un patio rempli de plantes, dans le centre de la capitale, Guatemala. Quatre personnes travaillent avec abnégation au sein de ce programme, sans aucune aide de l’Etat, payant de leur poche des traducteurs des vingt-deux langues mayas, parcourant des kilomètres de pistes cabossées pour rejoindre les villages reculés. « Nous avons actuellement 1 300 dossiers, précise notre hôte. Au début, nous cherchions les enfants au Guatemala ; puis il a fallu élargir à l’étranger. Deux cents d’entre eux se trouveraient en Europe, surtout en France, en Belgique et en Italie. »
Pour prendre la mesure du phénomène, il faut revenir à la fin des années 1970. La violence d’Etat est alors systématique : saccage de villages, disparitions forcées, tortures… Après les massacres, des gamins perdus sont emmenés par des militaires pour les utiliser comme domestiques ou les adopter. Assez vite, certains y flairent un business, et les enfants sont envoyés en adoption dans d’autres pays, sans vérifier s’ils sont vraiment orphelins.
A compter de 1977, le processus s’accélère avec une loi qui permet de « privatiser » les démarches : plus besoin de passer par un juge, un acte notarié validé par le bureau du procureur général de la nation (PGN) suffit. Résultat : à la fin des années 1990, le Guatemala est le quatrième pays au monde en nombre d’enfants adoptés à l’international, après la Chine, la Russie et la Corée du Sud, mais le premier en proportion de sa population (11 millions d’habitants en 1999). Pour la seule période dont on connaît les chiffres, entre 1997 et 2007, 32 250 enfants ont été officiellement adoptés, selon le PGN, avant tout aux Etats-Unis (86 %), mais aussi en France (4,6 %).
A l’époque, des milliers de couples américains et européens profitent de la facilité de la procédure. « C’est devenu un négoce, les enfants étaient vendus au plus offrant », explique Alexander Colop, chef du parquet contre la traite d’êtres humains au ministère public guatémaltèque. « Pour répondre à la demande, des jaladoras, des rabatteuses, se mettent en quête de femmes vulnérables, analphabètes, afin de les convaincre d’abandonner leurs enfants ou de leur faire signer des papiers sans leur en lire le contenu », indique Leonel Dubon, de l’association guatémaltèque El Refugio de la niñez (« le refuge de l’enfance »). A la fin du conflit armé, en 1996, des vols purs et simples permettront de récupérer encore plus d’enfants.
Au fil du temps, des structures dignes du crime organisé s’activent. Des assistantes sociales, des avocats – qui, au Guatemala, font aussi office de notaires –, des fonctionnaires d’état civil ou du bureau du PGN se font payer pour fermer les yeux sur la légalité des documents présentés. « Trente minutes après son enlèvement, un enfant pouvait avoir une nouvelle identité », poursuit M. Colop. Les Américains vont « faire leur marché » dans un hôtel de luxe, le Camino Real, près de l’ambassade des Etats-Unis, où un étage est transformé en pouponnière. Les prix explosent : jusqu’à 50 000 dollars (44 300 euros) par enfant.
« Totale impunité »
Dès les années 1980, des articles sonnent l’alerte, des rapports sont publiés, notamment celui de la Commission interaméricaine des droits humains, en 2003, qui dénonce un« réseau de trafic d’enfants » opérant en « totale impunité », avec « la participation ou l’acquiescement de l’Etat ». Au même moment, un groupe d’avocats réussit à bloquer la ratification par le Congrès guatémaltèque de la convention de La Haye (1993) sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale. Six pays imposent alors un moratoire ; la France en fait partie, pas les Etats-Unis. Le nombre d’adoptions augmentera jusqu’en 2007, date à laquelle la convention sera finalement signée, la loi durcie et toutes les adoptions internationales suspendues.
Depuis 2001, la Ligue, l’organisation de soutien psychologique, a contribué aux retrouvailles de 518 personnes avec leurs parents biologiques. Lorenzo et Javier M. (pour préserver leur anonymat, les prénoms des personnes dont le nom n’est pas cité ont été changés), deux frères d’origine guatémaltèque adoptés en 1981 par un couple de Parisiens, n’ont pas eu cette chance. Des années durant, trente-huit au total, ils ont vécu dans la certitude qu’ils avaient été abandonnés au Guatemala et que leur unique chance de survie avait été l’adoption. C’est ainsi, d’après eux, que l’histoire leur était présentée par leurs parents français. En réalité, le scénario de départ était bien différent. Javier, désormais âgé de 44 ans, a pu le reconstituer, au terme d’une longue enquête à laquelle Le Monde a en partie contribué, en se rendant dans ce pays d’Amérique centrale à la recherche des réponses que personne, en France, n’avait été capable de lui fournir.
Javier a d’abord eu recours aux réseaux sociaux pour tenter de faire la lumière sur son enfance. C’est ainsi que, à la fin des années 2010, il entre en relation avec plusieurs autres adoptés européens originaires du Guatemala. Parmi eux, Mariela SR. Cette Belge de 34 ans, devenue Coline Fanon après son adoption, a appris, en 2017, qu’elle avait été volée à sa mère biologique, à laquelle on avait fait croire qu’elle était décédée après sa naissance. La jeune femme décide alors de créer une association, Racines perdues, destinée à aider les personnes en quête de leurs origines. Les résultats ne tardent pas : dans les années suivantes, Racines perdues retrouveraune quarantaine de familles au Guatemala.
En janvier 2019, Mariela SR profite d’un voyage sur place pour interroger Marco Garavito sur l’existence d’un éventuel dossier concernant la famille de Javier. Une fiche, datée de 2013, est exhumée : une certaine Rosa M. dénonce la disparition de ses deux fils, survenue selon elle en 1981. Dans le dossier, des photos des deux garçons. Aucun doute possible. La Ligue tente immédiatement d’appeler cette femme. Un homme répond : Juan G., son mari. Qui annonce que Rosa est morte, sept semaines plus tôt… Pendant trente-huit ans, elle a pleuré ses fils, qu’elle n’a jamais revus. Dans les mois qui suivent, ceux-ci poursuivent tout de même leur quête de vérité. Peu à peu, le puzzle de leur parcours se compose, parfaite illustration du trafic mis en place, ces années-là, au Guatemala.
Quand elle accouche de Lorenzo, en juillet 1976, à l’hôpital San Juan de Dios au Guatemala, Rosa a déjà deux autres enfants, de pères différents, un garçon (Julian) et une fille (Andrea). Le pays, en plein conflit, vient d’être ravagé par un tremblement de terre (23 000 morts). Le chaos est total. La jeune femme vivote en travaillant comme vendeuse ambulante ou en offrant ses services dans des cantines.
En octobre 1977, un quatrième enfant naît : Javier. Elle se met en couple avec Juan G., un homme que les deux aînés décriront plus tard comme « violent et alcoolique ». Alors que Rosa est de nouveau enceinte, en 1979, les propriétaires de la pension où elle demeure l’accusent de vol. La voici bientôt en prison, ses fils et sa fille placés dans un foyer d’Etat. Libérée faute de preuve, elle les confiera ensuite à des proches, le temps d’accoucher de son cinquième enfant. Julian et Andrea habiteront chez un oncle, Lorenzo et Javier chez une grand-tante par alliance. Par la suite, Rosa aura encore un sixième enfant, Martin G.
Lorenzo, 4 ans, est dans un état de dénutrition avancé. Il aurait alors été conduit par sa grand-tante dans un foyer privé, en novembre 1980, afin d’y être soigné. Cet institut pour mineurs, baptisé Casa Canada, a été fondé en 1977 par une Canadienne, Naomi Bronstein. Cette femme, qui se sent investie de la mission de « sauver » des enfants de pays du tiers-monde – elle-même en adoptera sept –, a vécu un temps en Asie du Sud-Est. Au Vietnam, elle a fait la connaissance d’une Française, Minnie Gallozzi, fondatrice de l’association Les Amis des enfants du Vietnam. Quand Mme Bronstein s’installe au Guatemala, à la fin des années 1970, leurs destins se croisent à nouveau : tandis que la Canadienne lance sa « casa », Mme Gallozzi crée Les Amis des enfants du monde (AEM). Cette organisation servira d’intermédiaire pour l’adoption en France de plus de 80 petits Guatémaltèques placés à Casa Canada, et d’environ 7 000 autres enfants venus du monde entier.
La fille de Rosa, Andrea, avait 10 ans à l’époque. Elle se souvient : « A Casa Canada, on a dit à maman qu’on pouvait envoyer Lorenzo aux Etats-Unis pour le soigner. Elle ne savait ni lire ni écrire. Elle a fait confiance, elle l’a placé. Un jour, ils l’ont ramené à la maison, il allait mieux, mais il n’a pas voulu retourner chez ma mère, il pleurait et voulait rester dans la voiture. » Le garçonnet craignait-il son beau-père, Juan, comme l’insinue Andrea ? « En tout cas, il est retourné à Casa Canada, et une responsable de l’orphelinat a tant insisté qu’elle a convaincu maman de leur confier aussi Javier. »
Juan nie tout comportement violent, mais n’a pas oublié cette responsable de l’orphelinat, Angelina Perez Galdamez, ni la suite : « On allait voir les garçons toutes les semaines. Et puis Angelina a commencé à poser des excuses : ils sont à la piscine, au zoo, au parc… On ne les a plus vus. » Julian, l’aîné de la fratrie, accompagnait aussi Rosa à Casa Canada. « Un jour, Angelina lui a donné des photos d’eux, tout sourire, une couronne dorée en papier sur la tête, elle lui a dit qu’ils étaient chez une comtesse en France, qu’ils allaient bien. Ma mère ne comprenait pas pourquoi ils étaient si loin, mais elle était contente, elle les imaginait dans un château… »
Des mois plus tard, Rosa et sa fille retournent à Casa Canada dans l’espoir d’avoir des nouvelles. Elles trouvent porte close. La jeune femme comprend qu’elle ne reverra pas ses garçons. « A partir de là, elle est tombée malade, témoigne Andrea. Elle s’est enfermée dans sa chambre, elle pleurait en regardant les photos, on n’a plus jamais fêté Noël. » Son benjamin, Martin, l’a vue souffrir jusqu’à son dernier souffle, en novembre 2018 : « Dans ses prières, elle suppliait Dieu de lui faire un signe pour savoir s’ils étaient vivants ou morts. Elle nous répétait : “Je ne les ai pas abandonnés, on me les a volés.” »
Au Guatemala, nous avons retrouvé Angelina Perez Galdamez, alias « Angie ». En 1982, après le retour au Canada de Naomi Bronstein – décédée en 2010 –, elle a pris la présidence de Casa Canada, la rebaptisant Casa Guatemala en 1985. Elle a fait construire un nouveau foyer à Rio Dulce, à 300 kilomètres à l’est de la capitale, et fermé l’ancien. Avec les AEM, la collaboration a duré jusqu’en 1995.
Cette femme de 78 ans vit dans une grande maison de la Zona 10, un quartier huppé de la capitale, à 50 mètres de l’ex-orphelinat. « Après le tremblement de terre de 1976, la situation était si terrible que les enfants n’avaient que la peau sur les os, dit-elle au sujet du contexte de l’époque. Naomi ne savait pas d’où ils venaient, elle ignorait leur âge, leur nom, ou qui les avait amenés. Elle disait qu’elle se fichait de la paperasse, elle voulait juste leur donner une vie meilleure. »
« Angie » accepte de nous remettre une copie des dossiers des deux frères, conservés dans ses archives. Ces documents montrent que Rosa les avait en effet placés à Casa Canada afin qu’ils soient envoyés aux Etats-Unis ; Lorenzo, mi-décembre 1980, pour traiter une « dénutrition protéino-calorique de type kwashiorkor », et Javier, début février 1981, à cause d’un « problème rénal ». Mais ils ne sont jamais allés aux Etats-Unis. Quelques jours plus tard, Rosa signe d’autres documents, où elle affirme « déléguer » son autorité parentale et la garde de ses fils à Naomi Bronstein. Elle permet aussi à celle-ci d’« effectuer les démarches pour l’obtention de visas et de passeports » et « autorise l’adoption à la ou aux personnes que madame Bronstein choisira par le biais de Casa Canada ». Son consentement, précisent les deux actes notariés, « est exprimé de manière irrévocable, volontaire, sans contrainte aucune, de sa volonté libre et spontanée ».
Pour les deux frères, ces archives sont terribles : n’est-ce pas la preuve qu’ils ont bien été abandonnés ? Sauf qu’un examen plus poussé traduit une autre réalité… D’abord, tous sont signés d’une empreinte digitale, Rosa étant analphabète. Les dossiers contiennent en outre des documents d’état civil douteux. La naissance des deux enfants a été à chaque fois déclarée presque le même jour où Rosa les plaçait à Casa Canada. La plupart des familles pauvres faisaient l’impasse sur cette démarche à la naissance et ne régularisaient la situation qu’au moment d’établir une pièce d’identité, comme un passeport.
« Urgence sanitaire »
Lorenzo est déclaré né dans la ville de Palencia et Javier dans celle d’Amatitlan. Or tous les membres de la famille assurent qu’ils ont vu le jour dans la capitale, à l’hôpital San Juan de Dios. Concernant Lorenzo, un certificat le prouve. Dans le cas de Javier, l’hôpital a répondu « brûler toutes les archives tous les dix ans »… Autre anomalie : c’est un mystérieux Humberto Ramirez, inconnu de la famille, qui avait déclaré la naissance de Javier, en se trompant au passage sur le nombre d’enfants de Rosa.
C’est pourtant bel et bien sur la base de ces documents que toute la procédure s’est faite : leur passeport guatémaltèque, leur entrée en France, le jugement d’adoption français et, partant, leurs papiers français, sur lesquels figurent, comme lieux de naissance, les villes de Palencia et d’Amatitlan. Julio Prado, un ancien enquêteur du parquet contre la traite d’êtres humains, souligne une autre irrégularité : « Le document dans lequel la mère délègue la tutelle des enfants à Naomi Bronstein n’a aucune valeur légale : seul un juge en avait la faculté. »
Les anomalies sont tout aussi nombreuses en ce qui concerne les démarches d’adoption. Dans le dossier exhumé à Casa Canada autant que dans celui conservé par les parents adoptifs en France, il n’y a pas de rapport psychosocial établi au Guatemala sur le couple adoptant – qui n’a jamais mis les pieds dans le pays –, pas non plus d’avis favorable du bureau du procureur général de la nation, pourtant obligatoire, ni de modification des actes d’état civil guatémaltèques avec leur nouveau nom. Autrement dit, aux yeux des autorités locales, les deux frères n’ont jamais été adoptés. Naomi Bronstein a signé deux mois et demi après leur arrivée en France un document donnant son « accord pour l’adoption plénière »des enfants à la famille H. Les démarches ont donc été faites depuis la France, en contrevenant aux lois guatémaltèques. « Il n’y a aucun moyen de considérer une adoption faite dans ces circonstances comme légale », tranche Julio Prado. Côté français, ce sont les lois migratoires qui n’ont pas été suivies : les enfants sont visiblement entrés sur le territoire national sans visa d’adoption.
Le couple français pouvait-il le savoir ? Quand Mme H. apprend par Le Monde que la mère biologique de ses deux fils a pu être trompée, elle est sous le choc et se dit « scandalisée ». « Il n’a jamais été de notre intention de prendre un enfant à qui que ce soit ! », s’indigne-t-elle, avant d’assurer ne s’être jamais doutée de rien, même en constatant qu’il ne s’était écoulé que vingt-sept jours pour Lorenzo, et dix-huit pour Javier, entre leur « abandon » et leur arrivée en France. « On nous a dit qu’il y avait une urgence sanitaire, on a fait confiance. »
Aujourd’hui, Javier a décidé de porter plainte dans les deux pays. Il existe peu de précédents au Guatemala, où seulement une dizaine de personnes – la directrice d’un foyer, une rabatteuse, deux avocats, un juge, des fonctionnaires du bureau du PGN… – ont été jugées et condamnées pour des affaires similaires, en 2015, à des peines de prison.
Mais c’est surtout le cas d’Osmin Tobar Ramirez qui lui donne espoir. Adopté de façon illégale aux Etats-Unis en 1998, ce trentenaire a engagé des poursuites devant la Cour interaméricaine des droits humains après avoir retrouvé sa famille biologique. Le 9 mars 2018, l’institution a prononcé une sentence historique, reconnaissant la culpabilité de l’Etat du Guatemala. Osmin, qui s’y est réinstallé, voudrait que son exemple « ouvre la voie à d’autres enfants volés ».
William Julié, l’avocat français de Javier, considère que « des poursuites en France ne sont pas seulement possibles, mais s’imposent ; plusieurs qualifications visant des infractions a priori non prescrites peuvent être retenues, notamment l’enlèvement, l’usage et le recel de faux ». Il espère que la plainte permettra l’accès aux archives du ministère des affaires étrangères et incitera d’autres victimes à se manifester.
Fin octobre, Javier a obtenu auprès de l’état civil français de récupérer son prénom de naissance. Il veut aussi annuler l’adoption plénière et retrouver la filiation avec sa famille biologique. Si la plupart des adoptés ont de bonnes relations avec leurs parents adoptifs, les deux frères affirment en effet n’avoir trouvé que violences, physiques et psychologiques, chez les H. Des accusations que Mme H. conteste totalement. Une certitude : Javier a fait sa première tentative de suicide à 10 ans, et tous deux ont sombré dans la drogue et la délinquance ; l’un et l’autre ont connu la prison, Lorenzo a même vécu dans la rue.
Du côté des personnes responsables de leur adoption – Casa Guatemala et les AEM –, tout le monde se renvoie la balle, Angelina Perez Galdamez en tête : « C’est Naomi Bronstein qui a géré ce dossier, je n’ai rien à voir [avec ça]. » « Angie » était pourtant vice-présidente de Casa Canada et apparaît en tant que témoin sur un des actes notariés. En France, la fondatrice des AEM et son actuelle présidente d’honneur, Minnie Gallozzi, désormais âgée de 85 ans, a pris sa retraite dans le sud de la France. Elle rejette, elle, la faute sur Angelina d’abord, sur son amie Naomi ensuite : « Nous ne sommes pas responsables de ce qui s’est passé sur place. On a pris les enfants qu’on nous a donnés en toute bonne foi. Si “Angie” ne nous a pas dit la vérité, on n’y peut rien, nous sommes blancs comme neige. » Puis : « Pour Naomi, c’est une grosse déception. » « On était dans l’urgence pour sauver un maximum d’enfants », plaide-t-elle sur le fait que les deux frères seraient entrés en France sans le visa adéquat.
« On suivait la procédure »
Un homme avance le même argument : Edmond Mulet, un ancien avocat guatémaltèque qui a fait une brillante carrière aux Nations unies, où il a notamment été secrétaire général adjoint pour les opérations de paix. En 2019, alors qu’il est candidat à la présidentielle, son passé de jeune avocat refait surface : fin 1981, il a été brièvement arrêté, accusé d’avoir réalisé des adoptions illégales en envoyant des enfants au Canada sans visas ad hoc. Il explique aujourd’hui qu’il voulait « faire vite » et éviter ainsi que les enfants ne restent en orphelinat, privés de l’amour d’une famille. « On ne peut pas juger les faits d’hier avec notre regard actuel, soutient-il, se disant victime d’un complot politique. On suivait la procédure de l’époque. » Il n’a jamais été inculpé.
Lorenzo et Javier ne sont pas des cas isolés. Le Monde a identifié un autre Français, Patrick, adopté dans les mêmes circonstances : placé, malade, à Casa Canada en 1979 à l’âge de 1 an et demi. Comme Rosa, sa mère a pu aller lui rendre visite les premiers temps. Et, comme Rosa, elle a fini par trouver portes closes, et ne l’a plus revu. Jusqu’à ce jour de décembre 2011 où elle a enfin pu le serrer à nouveau dans ses bras, grâce à la Ligue de Marco Garavito. Les premières retrouvailles entre une mère guatémaltèque et un enfant parti en Europe. Comme les deux frères, Patrick était arrivé en France par l’intermédiaire des AEM. « Ma mère était analphabète, elle ne savait pas ce qu’elle signait, témoigne-t-il. Elle m’a juré qu’elle ne m’avait pas abandonné. » Patrick a pu profiter d’elle pendant dix ans, se rendant tous les ans au Guatemala, où elle est décédée début 2021.
Ce pays affiche à présent sa volonté d’aider les dizaines de milliers de personnes en quête de vérité. Le gouvernement a mis en place un programme : un formulaire en ligne suffit à obtenir un certificat de naissance ou un passeport, et le Centre national des adoptions se charge de la recherche de la famille d’origine. Mais aucun soutien particulier n’est prévu quand les papiers sont inexistants ou faux, et l’adoption illicite. Les personnes ayant essayé de faire bouger les choses ont reçu des menaces de mort. Le propre frère biologique de Mariela a été arrêté en 2018, alors qu’il tentait de recueillir des preuves de l’enlèvement de sa sœur. « Il a été condamné à dix ans de prison, accusé d’être l’auteur des menaces de mort à mon encontre ! », s’étrangle Mariela, dont le livre Maman, je ne suis pas morte, publié en novembre (Kennes, 216 pages, 19,90 euros), a fait grand bruit au Guatemala. Le 5 décembre, la Ligue s’est fait voler tous ses ordinateurs, contenant les informations de centaines de dossiers.
Rien d’étonnant dans un pays où règne l’impunité et où la situation de l’enfance demeure dramatique : un enfant sur deux souffre de malnutrition ; 60 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. « Mille enfants disparaissent tous les ans et ne sont jamais retrouvés, note Leonel Dubon, du Refugio de la Niñez. On suppose qu’ils sont victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle. »
Pour les sauver, certains sont favorables à la reprise des adoptions internationales. Dans le lot, un ex-député d’extrême droite, Fernando Linares Beltranena. Cet avocat, qui a notamment défendu de nombreux trafiquants de drogue, ne se cache pas d’avoir été responsable de dizaines d’adoptions avant 2007. En 2003, il s’était opposé à la signature de la convention de La Haye. « L’adoption devrait dépendre de la loi de l’offre et de la demande pour faire baisser le prix », dit-il en nous recevant dans son bureau de la Zona 10, non loin de l’ancienne Casa Canada. Il revendique le fait d’avoir cherché des femmes enceintes dans le besoin afin de les convaincre d’abandonner le bébé à venir. « Vous avez vu les gosses qui mendient aux feux rouges ?, tonne-t-il. Si je les avais donnés en adoption il y a quinze ans, ils seraient à l’université aux Etats-Unis. Pensons à ceux que nous pourrions sauver. »
Lorenzo et Javier, les deux fils de Rosa, ne sont pas tout à fait sûrs d’avoir été « sauvés »… Leur disparition a affecté toute leur famille au Guatemala. « On nous a enlevé le droit de jouer avec nos grands frères, de recevoir leurs conseils !, sanglote Martin, le benjamin. Ma mère est partie avec cette culpabilité de n’avoir pas pu les retenir. Et nous tous continuons de souffrir, tandis que les responsables vivent chez eux sans être inquiétés. »
Les deux frères rêvent de se rendre au Guatemala mais ils n’en ont pas les moyens. Les autorités françaises ne prévoient aucune aide pour des cas comme les leurs. Idem du côté des AEM, qui ont dit à Javier n’avoir conservé aucun dossier de cette époque. « Je voudrais voir ma famille au moins une fois », soupire Lorenzo. Peut-être les six frères et sœurs se retrouveront-ils alors pour se recueillir ensemble sur la tombe de Rosa, leur mère à tous.
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