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jeudi 25 novembre 2021

«Race et histoire dans les sociétés occidentales», le racisme à la racine

par Jean-Yves Grenier  publié le 24 novembre 2021 

Retraçant l’origine du terme racisme dans un essai imposant, Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani analysent comment se sont construites les hiérarchies entre groupes sociaux à l’époque moderne.

Cet ouvrage imposant par son érudition n’est pas une simple histoire de la race et du racisme à l’époque moderne. Il s’agit pour Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani de comprendre comment l’Europe occidentale et ses empires ont construit des différences entre groupes sociaux qui reposent sur un fondement considéré comme naturel, en l’occurrence les catégories raciales. Il y a donc bien une politique de la race, observent-ils, dont l’un des signes est que le terme de «race» appartient au langage de l’époque, à la différence de «racisme» qui n’apparaît que dans les années 1900.

Le recours à la race est ancien puisqu’elle fonde la distinction nobiliaire et son principe de l’hérédité. La question du «bon sang» ou du «sang bleu» est au cœur d’une différence pensée comme relevant de la nature. Cette élection par le sang n’est pas métaphorique dans des sociétés qui «ont exercé et subi des violences inouïes pour défendre la croyance dans la transsubstantiation du vin et du pain en sang et chair du Christ». C’est elle qui explique le fait que l’adoption d’enfants, massivement pratiquée dans la société romaine, soit tombée en quasi-désuétude à partir du Moyen Age, au moins dans les catégories supérieures. Cette fermeture a cependant des limites car la noblesse peine à se reproduire, la faute en particulier aux guerres dans lesquelles elle joue les premiers rôles. Si un renouvellement continu s’opère grâce à l’anoblissement de roturiers, le paradoxe est que l’argument du sang ne cesse pourtant pas d’être mobilisé, bien au contraire. Les anciennes familles s’en servent pour freiner les ambitions des parvenus et les nobles de fraîche date – pour l’essentiel la noblesse de robe – pour prouver leur fidélité à l’idéologie nobiliaire. En somme, plus la proximité se renforce, plus le souci de distinction raciale s’affirme.

La blancheur de la peau, marque de distinction

De même, le traitement réservé à la minorité juive dans la péninsule Ibérique constitue pour les auteurs une autre matrice essentielle de la politique raciale. L’expulsion des juifs d’Espagne en 1492 conduit à la conversion obligatoire de ceux ne voulant pas émigrer. Se juxtaposent désormais des vieux-chrétiens et des chrétiens convertis, parfois depuis plusieurs générations. L’idée émerge assez vite que le reproche fait aux juifs n’est pas leur religion d’origine ou le manque de sincérité de leur conversion, mais bien leur «sang juif», preuve indiscutable de leur infériorité. L’absence de traits physiques distinctifs pose un problème d’identification pour leur mise à l’écart. C’est ce qui explique la passion ibérique pour les pratiques généalogiques, dès le XVe siècle, les vieux-chrétiens voulant prouver qu’aucun ancêtre juif n’entache leur pedigree et les nouveaux chrétiens s’efforçant de maquiller le passé de convertis de leur famille. Cet effort de naturalisation de la différence atteint son apogée avec l’apparition à la même époque des statuts de pureté de sang (limpieza de sangre)imposés par de nombreuses institutions (municipalités, universités, ordres religieux, etc.) qui interdisent le recrutement de convertis descendants de juifs ou de musulmans. Une fois encore, cette racialisation du rejet des juifs se produit quand juifs et chrétiens, partageant la même religion, n’ont jamais été aussi proches.

Avec la conquête de l’Amérique apparaît une nouvelle modalité de la question raciale avec les inquiétudes du conquérant espagnol face au métissage, perçu comme une cause d’instabilité liée au désordre racial. Dès la fin du XVIe siècle, les autorités s’efforcent ainsi de décrire et de nommer tous les cas possibles de métissage entre Amérindiens, colons européens et esclaves africains, comme s’il s’agissait de les contenir. Ces cas sont mis en scène au XVIIIe siècle dans les fameuses peintures de castas qui donnent une représentation visuelle d’une classification raciale labile et difficile à cerner. Un principe important ordonne pourtant ces peintures : «Le métissage avec les Amérindiens est moins discriminant ou infamant que le métissage avec les noirs.» Constat essentiel car il souligne que la stigmatisation raciale la plus forte concerne les populations africaines.

L’Europe médiévale également accorde une valeur supérieure à la blancheur de la peau, «signe de qualité morale par elle-même» et marque de distinction avec le «hâle des paysans et la noirceur des Sarrasins». Il n’est pas innocent, souligne les auteurs, que Judas, jamais décrit physiquement dans les Evangiles, devienne de plus en plus noir au bas Moyen Age. La peau noire ne cesse d’intriguer les savants, qui multiplient les dissections pour tenter de résoudre ce mystère, alors qu’ils ne marquent pas d’intérêt pour celle des Amérindiens ou des Asiatiques. L’expérience de la différence chromatique entre blancs et noirs est pourtant ancienne. Dans les grandes villes portugaises et espagnoles, les sociabilités mixtes sont attestées très tôt ; dès 1520, les noirs constituent le dixième de la population de Lisbonne. Il est vrai que cette expérience est très souvent liée à l’esclavage, qu’il s’agisse de la présence, en Europe du Sud, dès le XVe siècle, de marchés aux esclaves issus de la traite transsaharienne ou du transport par les négriers portugais de centaines de milliers d’Africains vers l’Europe et l’Amérique après 1450. «Au Maghreb comme aux Amériques, l’équivalence entre la couleur de la peau et le statut servile ne pouvait s’effacer.» L’expérience américaine met à mal cet apparentement car, rapidement, la présence de métis et de noirs affranchis introduit un décalage entre le statut et la couleur de la peau. La conséquence est que les colons européens, selon une logique largement explorée dans ce livre, ressentent de plus en plus le besoin de se définir comme «blancs».

Elucubration crânienne

La question raciale s’impose donc dans l’agenda des Lumières, ce qui soulève un paradoxe. Comment leur universalisme peut-il à la fois imposer un nouveau discours sur les droits de l’homme et, dans le même temps, accepter l’idée de hiérarchies entre les groupes humains ? Doit-on dénoncer cette ambiguïté, à l’instar du philosophe américain Richard Popkin, et en conclure que l’idéologie raciste occidentale est née de l’universalisme des Lumières ? La réponse des auteurs, très argumentée, est subtile. Ils insistent sur la question de la «naturalisation de l’homme», c’est-à-dire son inscription dans la nature, idée centrale dans la réflexion des Lumières, qui ouvre sur des directions opposées. D’un côté, elle conduit à mettre l’accent sur l’anatomie qui, mieux encore que la couleur de la peau, permet de diviser l’humanité en groupes distincts. D’un autre côté, elle incite à s’interroger sur la diversité naturelle des populations alors que l’humanité entière est censée descendre d’Adam et Eve. C’est l’hypothèse polygéniste qui est le plus souvent mobilisée car elle rend compte de l’existence de peuples très variés. Voltaire, fervent polygéniste, estime ainsi que l’humanité a été engendrée par une série de créations distinctes, les Africains se distinguant par leur infériorité intellectuelle, différence qui semble les destiner à l’esclavage. Mais pour prendre en compte le principe de l’unité du genre humain sur laquelle il insiste par ailleurs, il introduit l’idée d’évolution des sociétés. S’il existe des peuples inférieurs, ils sont néanmoins destinés à progresser, même si l’avance actuelle de l’Europe conduit à mettre en avant les différences raciales pour expliquer leur retard, analyse que l’on retrouve aussi bien chez David Hume qu’Adam Smith.

Le débat sur la naturalisation prend sa forme la plus achevée avec les discussions autour de l’orang-outan, arrivé en Europe dans les années 1630. Ses proximités anatomiques avec le corps humain interrogent quant à la frontière entre l’animal et l’humain. Beaucoup d’auteurs – philosophes comme Rousseau, naturalistes comme Linné – insistent sur la continuité de l’un à l’autre. Or, affirmer le caractère anthropomorphe du singe, c’est contribuer à la construction de la race. L’anatomiste hollandais Camper, à partir de mesures physiques, pointe «une analogie marquée entre la tête du Nègre et celle du Singe», élucubration crânienne qui sera largement reprise au XIXe siècle. Cette naturalisation des différences a pour effet de renforcer la justification de l’esclavage. C’est ce qu’ont bien compris les abolitionnistes anglo-saxons qui s’efforcent, après 1770, de «réanimaliser» l’orang-outan afin d’affirmer l’unité du seul genre humain. Mais la naturalisation a aussi eu pour conséquence d’autonomiser la pensée raciste en lui conférant un fondement non plus seulement politique mais aussi physiologique. Si l’abolition de l’esclavage n’a de ce fait aucunement résolu le problème racial, c’est bien par contre dans la mobilisation de l’universalité pensée par les Lumières que la critique du racisme, encore aujourd’hui, trouve ses meilleures armes.

Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani, Race et histoire dans les sociétés occidentales (XVe-XVIIIe siècle), Albin Michel, «Bibliothèque Histoire», 506 pp.


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