par Estelle Aubin publié le 22 novembre 2021
Dans le flot de ses paroles, le portable de Sarah Lebailly, posé sur un coin de table, clignote. Les textos s’enchaînent presque aussi rapidement que les mots sortent de sa bouche. Le smartphone vibre. Clignote à nouveau. Telle une fanfare savamment orchestrée.«Help, est-ce que l’une d’entre vous pourrait me dépanner avec une chaise haute ?» ; «Allez lire cet article sur les inégalités de genre» ; «Mon ex-conjoint veut voir mon fils ce soir, je fais quoi ?»
Les messages affluent. Ce sont ceux de «ses sœurs de lutte», comme Sarah appelle les autres femmes qui ont rejoint La Collective des mères isolées, une association créée en mars 2020, pour se fédérer. Toutes discutent quotidiennement sur un fil WhatsApp. On y parle des tracas du quotidien et des factures indigestes. On y troque des vêtements, partage des articles, échafaude une manif ou un apéro.«C’est un réseau d’entraide», annonce la présidente Sarah Lebailly, vernis rose vif aux ongles. Le 6 novembre, elles avaient rencontré le député (LFI) de Seine-Saint-Denis, Alexis Corbière pour lui poser une question : à quand un statut pour les mères isolées ? Et samedi, elles étaient une bonne dizaine à arpenter les rues de Paris lors de la marche #NoutesToutes, avec la même question sur leurs pancartes.
«Je n’ai plus honte de raconter mon histoire»
Le groupe WhatsApp réunit aujourd’hui 70 femmes. Parmi elles, vingt ont leur carte d’adhérente. Alix (1), militante de la première heure, a rejoint les rangs pour «rencontrer des femmes qui vivent la même chose». Quand, sur la pointe des pieds, elle intègre La Collective, Alix a 37 ans, un fils de 5 ans et le sentiment, sournois, d’être la fautive. «On me renvoyait sans cesse l’image, dans la société, que c’était moi le problème. Moi qui ai choisi de quitter mon compagnon et d’élever seule mon fils. Moi qui suis parano», se souvient-elle. A ce moment, elle a besoin qu’on lui dise : «Oui, Alix, c’est inadmissible ce que tu vis. Juste ça.»
En un an et demi, elle n’a rencontré qu’une seule fois les autres mères de l’association mais a lu leurs témoignages sur WhatsApp, a donné quelques affaires, s’est sentie moins seule. Surtout, elle est «sortie de la sidération». Elle le dit désormais haut et fort : «Le problème est systémique.» Fabienne abonde. «Je sais maintenant que je ne suis pas la seule à trimer. Je le voyais à la télé, mais là, je le sens. Je n’ai plus honte de raconter mon histoire.»
Fabienne a 45 ans et deux préadolescents à sa charge. Séparée de son conjoint depuis trois ans, elle vit dans les barres d’immeuble de Montreuil (Seine-Saint-Denis). «J’étais fatiguée de toujours avoir à me justifier. Même auprès de mes amis», lâche-t-elle. Soit «on est l’éternelle cassos qui a toujours des problèmes» soit celle qui «doit être toujours forte, parce qu’on a réussi à quitter un mari violent». Sur le fil WhatsApp, elle ne s’excuse plus. On l’écoute, elle tend l’oreille. Toujours bienveillante. «Parler, c’est se décharger», relance Alix. Les mots s’érigent en slogan.
«Qu’on arrête de racketter les mères solos»
Sarah Lebailly a formé le collectif dont elle rêvait. Au fil des mois, le réseau s’est agrandi, s’étendant d’abord en Ile-de-France, puis dans le reste de l’Hexagone, comme à Marseille et Bordeaux où des mères s’intéressent à l’association. Le groupe naît à l’hiver 2020, quand Sarah Lebailly remarque que les frais de cantine de sa fille lui sont facturés selon les mêmes critères que pour un couple – à savoir, le revenu fiscal de référence.
Elle se rend à la mairie de Montreuil, feuilles d’imposition à la main, pour demander des comptes. «Je ne voulais pas la gratuité. Seulement plus d’équité, se remémore-t-elle. Il faut que les gens comprennent que nous, les mamans isolées, on doit toujours tout payer, toutes seules. Pas de salaire du conjoint pour aider.» La ville lui promet une réduction de 20%. Elle s’insurge et menace d’une grève de la faim. «Je ne suis pas une femme en solde. Qu’on respecte ma dignité et qu’on arrête de racketter les mères solos.»
«Il faut que les gens comprennent que nous, les mamans isolées, on doit toujours tout payer, toutes seules. Pas de salaire du conjoint pour aider.»
— Sarah Lebailly
Dans la foulée, elle publie un message sur Facebook pour rassembler les mamans célibataires. «Pas de chance, ils sont tombés sur l’une des daronnes les plus déter de Montreuil», raille-t-elle. L’appel fait mouche. En une heure, elle reçoit une vingtaine de réponses et crée aussitôt le groupe WhatsApp. Selon les chiffres de l’Insee, publiés mi-septembre, la France compte 1,7 million de familles monoparentales, dont 82% de mères seules avec leurs enfants. Parmi elles, un tiers vit sous le seuil de pauvreté.
Toutes ont connu la galère. Les fins de mois impossibles, le chômage, les dettes, les problèmes de garde, le harcèlement, les déboires de la justice. «Le plus difficile, c’est de tout assumer seule», confie Alix. Tous les jours, le même rituel. 9 heures, école. 10 heures, travail. 19 heures, sortie du bureau, 19 h 30, relève de la nounou. Chaque soir, mettre la table, faire les courses et les devoirs, nettoyer la maison. «Le répit, on ne connaît pas», renchérit sa camarade Fabienne. «Les loisirs, c’est du bonus», glisse Sarah.
Le combat militant, aussi. «On n’a pas le temps de s’organiser politiquement, on doit d’abord s’occuper des marmots», s’excuse Alix. Leur pire ennemi reste la fatigue. «Avec le patriarcat», ajoute Sarah. Car, «il faut être en forme, pour lutter contre la domination masculine».
(1) Le prénom a été modifié.
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