Par Margherita Nasi Publié le 23 novembre 2021
Epuisés par leurs études et leurs conditions de travail, étudiants et étudiantes sont de plus en plus nombreux à douter, dès leurs premières années d’exercice.
Avant de commencer ses gardes à l’hôpital, Natacha Fau avait pris une habitude : se regarder dans le miroir. « Je m’observais, et je me disais que j’étais maltraitante envers moi-même. J’avais le sentiment d’entrer en zone de guerre. » Pendant les douze heures de garde, la major de promo de l’école de sages-femmes d’Angers ne pouvait ni aller aux toilettes, ni manger. Chaque minute devait être rentabilisée.
« A l’école, on avait rebaptisé notre promo “Koh-Lanta” : seul le dernier survivant sera diplômé. La maltraitance fait partie des études en maïeutique. Nous vivons dans la crainte des “sages-femmes dragons”, des professionnelles qui sont censées nous encadrer et qui nous poussent à bout. Je suis attristée, et choquée par le nombre d’amies sous antidépresseurs, par le taux d’étudiantes qui vont voir des psychologues. Moi-même, j’ai terminé en burn-out », déroule la jeune de 27 ans, désormais en reconversion dans le monde de la petite enfance.
« Nous sommes les petites mains dociles et soumises de l’ensemble de la structure obstétricale. On nous infantilise. Dès l’école, on doit pointer une feuille de présence et on nous empêche de partir en cas d’absence du professeur. En salle de naissance, nous devons nettoyer le sang par terre et supporter des remarques quand il reste des traces de liquide amniotique », abonde Dominique, une ancienne étudiante en maïeutique qui souhaite rester anonyme.
Depuis le début de l’année, les sages-femmes multiplient les grèves et les manifestations. De nouveau, les sages-femmes se mobilisent samedi 27 et dimanche 28 novembre. Mille trois cents jeunes professionnels étaient présents à la dernière manifestation, en octobre à Paris, soit un quart des étudiants. Un mouvement inédit, selon Chantal Seguin, directrice de l’école de sages-femmes de Grenoble : « Les jeunes passent une sélection drastique pour accéder à l’école, endurent des années difficiles sur le plan théorique comme clinique, tous ces sacrifices pour se retrouver à multiplier les CDD à la sortie de l’école, avec un salaire de 1 700 euros net par mois à bac + 5. »
Stress et symptômes dépressifs
Selon la dernière enquête « Bien-être étudiant » de l’Association nationale des étudiants sages-femmes (Anesf), sept étudiants en maïeutique sur dix présentent des symptômes dépressifs, et huit sur dix souffrent d’un stress accru depuis leur entrée dans la formation. 27 % ont déjà pensé à arrêter leurs études ou à se réorienter. « L’étude date de 2018, mais on est en train de la mettre à jour car les chiffres augmentent sensiblement », précise Laura Faucher, présidente de l’Anesf, en cinquième année de maïeutique à Clermont-Ferrand.
« Nous sommes les petites mains dociles et soumises de l’ensemble de la structure obstétricale. On nous infantilise », explique Dominique, ancienne étudiante en maïeutique
Annoncées en septembre, les concessions du gouvernement – mise en place d’une prime de 100 euros net aux sages-femmes à l’hôpital et d’une hausse des salaires de 100 euros brut par mois – étaient jugées insuffisantes par les organisations syndicales. « Ce geste n’est pas à la hauteur de nos responsabilités. Il faut rendre le métier plus attractif. Les étudiants sont traumatisés par les conditions de travail à l’hôpital et fuient. Pendant l’été 2021, certaines maternités ont dû fermer leurs portes en raison du manque de jeunes diplômés qui remplacent généralement les sages-femmes pendant leurs congés », indique la présidente de l’Anesf. Le gouvernement a annoncé, lundi 22 novembre, la signature d’un protocole d’accord avec une majorité de syndicats du secteur hospitalier sur les sages-femmes. En additionnant ces mesures aux 183 euros mensuels du Ségur de la santé, le gouvernement met en avant une « revalorisation nette de 500 euros par mois ».
Dans la promotion de Loona Mourenas, deux jeunes ont déjà abandonné. « Deux promos au-dessus, sur 37 étudiants au départ, 19 seulement ont été diplômés », s’inquiète l’étudiante en quatrième année à Grenoble. La formation de sage-femme prévoit des stages dès la deuxième année d’études. La vision enchantée du métier se confronte alors à l’âpre réalité des maternités. « On voit des parturientes attendre devant les portes de l’hôpital pendant leur travail, ou accoucher sans péridurale alors que ce n’était pas leur souhait. Parfois, on ne peut même pas les suivre : on arrive juste au moment de l’expulsion, puis on quitte la patiente qu’on ne voit plus jamais. On frôle la maltraitance », raconte l’étudiante.
De plus en plus d’étudiants reportent la soutenance de leur mémoire d’un an, voire deux ans, en raison d’un programme extrêmement dense, note Isabelle Derrendinger, secrétaire générale du conseil national de l’ordre des sages-femmes et directrice de l’école de Nantes : « Lutte contre les violences faites aux femmes et contre les violences gynécologiques obstétricales, pratique de l’IVG… De multiples formations sont venues s’ajouter au programme ces dernières années. Les étudiants réclament une refonte du cursus avec la création d’une sixième année d’études. »D’après l’Asnef, les étudiants en maïeutique auraient 1 400 heures de cours de plus que les étudiants en dentaire, dont la formation s’étend déjà sur six ans. Sur ce point, les sages femmes ont été entendues : dans son engagement pour la reconnaissance du métier, le gouvernement a annoncé la création d’une 6e année de formation en maïeutique.
« Patriarcat et sexisme »
Epuisées par leurs études, choquées par les mauvaises conditions de travail, les sages-femmes sont surtout démotivées par le manque de reconnaissance. Jade Gobet, 22 ans, témoigne d’un mépris qui se manifeste quotidiennement : « Les patientes qui ne s’adressent qu’au médecin alors qu’on fait le plus gros du boulot. Les ordonnances où on lit que la prescription est faite par le médecin, alors qu’elle est faite par nous. On n’est même pas reconnues sur un bout de papier ! » L’étudiante en quatrième année à l’école de sages-femmes de Dijon souhaite « partir dans le libéral, comme la moitié de [s]a promo ». D’après une étude de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), publiée en mars, le nombre de sages-femmes libérales (ou en activité mixte) ne cesse d’augmenter depuis 2012. En 2021, 34 % des sages-femmes exercent une activité libérale, contre seulement 20 % en 2012.
Pour faire face « au malaise profond et récurrent des sages-femmes », l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) proposel’octroi d’un « statut d’agent public spécifique ». Son rapport, publié en septembre, est perçu comme injuste par une partie de la profession, qui réclame le statut de praticien hospitalier, au même titre que les médecins, les biologistes, les chirurgiens-dentistes et les pharmaciens. « C’est bien une profession médicale qu’on exerce. Lors de mes stages, les sages-femmes s’occupaient de tout, même des grossesses à haut risque. Les médecins, débordés, nous font confiance », raconte Léa Martin, 21 ans, étudiante à l’école de sages-femmes de Nantes. Sa directrice, Isabelle Derrendinger, évoque un rapport « empreint de patriarcat et sexisme. Pour me faire mal, je relis notamment la note 88 du rapport de l’IGAS : “les gynécologues représentent l’autorité médicale, intellectuelle et morale, construisent les connaissances sur la grossesse et les accouchements et définissent les principes de fonctionnement dans les maternités” ».
Pour Bertrand de Rochambeau, président du Syndicat national des gynécologues et obstétriciens de France, les sages-femmes ne peuvent pas prétendre au statut de praticien hospitalier « puisqu’elles n’ont pas une pratique du diagnostic et de la pathologie. Leur enseignement, qui est sur cinq ans, et non sur sept ans plus quatre de spécialité comme les médecins, porte sur la grossesse normale et l’accouchement normal. Jamais on ne leur apprend les maladies. Nos rôles ne sont pas les mêmes, nous sommes complémentaires ».
Si elle a terminé son cursus en maïeutique, Dominique n’est jamais allée à sa remise de diplôme, « dégoûtée » par les conditions d’exercice. Elle a immédiatement repris les études, et travaille désormais comme médecin urgentiste. « Je n’ai pas le même épanouissement personnel. Mais j’ai doublé mon salaire. Et mon travail est reconnu. Sage-femme, tout le monde trouve ça formidable, mais personne ne souhaite que sa fille s’inscrive en maïeutique. »
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