par Agnès Giard publié le 20 novembre 2021
En 1182 ans de notre ère, près de Liège, une pré-adolescente meurt puis ressuscite au milieu de la cérémonie funéraire. En pleine messe, sortant de son état cadavérique, la jeune Christine s’envole littéralement dans les poutres de l’église tandis que l’assistance s’éparpille en hurlant d’effroi. Un prêtre courageux finit par ramener le calme. Christine revient sur le plancher des vaches, accepte de bon cœur le repas qu’on lui offre, puis – ravigotée – raconte qu’elle a fait un voyage au pays des morts. Après quoi, provoquant la stupeur, elle accomplit des séries de prodiges parfaitement incongrus. Dans un ouvrage intitulé Christine l’admirable (aux éditions Vues de l’esprit), l’historien Sylvain Piron essaye de résoudre le mystère de ses agissements : pourquoi grimpait-elle aux arbres ? Cela avait-il un rapport avec la haine de cette odeur qu’elle ne supportait plus : celle du sexe ?
L’enquête s’appuie sur un manuscrit rédigé environ cinquante ans après la mort de Christine. Ce récit de vie, dont l’historien fournit une traduction complète, se lit comme un roman gothique. C’est pourtant le fruit d’une enquête minutieuse, menée sur le terrain. Son auteur, Thomas de Cantimpré, a rencontré trois témoins de première main, dont il rapporte les souvenirs avec exactitude. Bien que les propos rapportés lui paraissent tout aussi bizarres qu’à nous, lecteurs du XXIe siècle, Thomas de Cantimpré les restitue fidèlement et les agence avec les morceaux de la légende populaire, telle qu’elle s’est transmise oralement dans la région. Lui-même, on le sent bien, a du mal à y croire car Christine accomplit des miracles atypiques. «Aux yeux de ses proches, elle constituait déjà une anomalie», raconte Sylvain Piron, qui énumère les étranges prodiges.
Sainte anti-conformiste
Certains l’ont vu plonger dans les chaudrons bouillant des brasseries et en ressortir le corps intact. D’autres attestent qu’elle nage jusqu’à six jours de suite dans l’eau glaciale de la Meuse, en plein hiver. Parfois, elle se tient debout sous les pales des moulins de Saint-Paul, comme les adeptes du shugendo qui vont prier sous les cascades. Le plus souvent, elle se réfugie en forêt et partage la demeure des arbres avec les oiseaux. «Ses amies se souvenaient aussi qu’elle exécutait des danses et entonnait des chants prodigieux. Personne ne se comportait ainsi dans la région, personne avant elle et personne après non plus», dit l’historien, qui souligne l’étonnante similitude de son comportement avec celui des chamans sibériens.
Comme eux, Christine ne semble pas sentir la douleur. Dans les états de transe, elle se déplace comme en téléportation. Elle s’élance dans les airs, surgit au sommet des tours, gravite en haut des arbres et des églises. Plus curieux encore : elle porte une robe faite de pièces multiples comme des plumes, cousue d’écorces de tilleul, de baguettes de saules et de morceaux de tissu qu’elle extorque aux passants. Prédicatrice en haillons, elle sait qui va mourir, et dans quel état. Elle accompagne les mourants jusqu’au-delà de leur agonie, tordue de douleur quand leur âme est damnée. Les témoins disent qu’elle semble alors n’avoir plus aucun os à l’intérieur d’elle-même. Ses bras et ses doigts se plient suivant des angles impossibles, tandis qu’elle hurle de souffrance.
Elle joue la fille de l’air
Comment comprendre ces outrances ? «Chez Christine, la jouissance spirituelle est obtenue par la mise à l’épreuve du corps dans les situations les plus extrêmes», nous explique Sylvain Piron. Parler de «jouissance» peut sembler paradoxal dans le cas de cette sainte anorexique et sauvage. Mais pourquoi pas. Son corps, Christine en fait un véritable moyen de «transport». Elle est si légère qu’elle peut littéralement s’envoler sous les yeux des gens. Son biographe, Thomas de Cantimpré, attribue cet étrange pouvoir au fait qu’elle ait libéré son corps des contraintes du désir : en elle, aucune pensée sexuelle. Christine est pure au point que l’odeur même des humains la dégoûte. L’odeur de la corruption, répète-t-elle : ils puent la «semence». Son dégoût est si fort qu’elle s’enfuit dans les forêts, loin d’eux.
Curieusement, l’odeur des morts la dérange moins. Certaines personnes l’ont vu se balancer à la corde d’un gibet, aux côtés des cadavres putréfiés. On la surprend aussi qui visite des tombes. Cet aspect-là de la sainte attire d’ailleurs l’attention de Huysmans. Sylvain Piron dévoile dans son ouvrage une image particulièrement rare (une estampe en relief, datant de 1902) commanditée par J-K. Huysmans à l’artiste Pierre Roche. Intitulée «Christine l’admirable, elle aurait fait partie des icônes intimes de l’écrivain, «pendant ces années où il expérimentait, dans son œuvre et dans sa chair, sa doctrine de la douleur expiatrice». Nick Cave semble avoir lui aussi subi l’emprise fascinante de cette femme. Elle fait partie des pionnières de la dissidence féminine au Moyen Age. Bien avant la persécution des sorcières, elle organise sa vie religieuse hors des murs où sont cloîtrées les nonnes, hors des tutelles du clergé masculin, libre comme les oiseaux de jouer les filles de l’air.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire