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mercredi 24 novembre 2021

L’incroyable dérive autocratique d’une association d’aide à l’enfance en Seine-et-Marne

par Emmanuel Fansten et Marie Piquemal  publié le 23 novembre 2021

Des responsables d’une structure reconnue d’utilité publique, au budget de 50 millions d’euros, alertent sur des problèmes de gestion et des soupçons d’enrichissement personnel du président en poste depuis vingt ans. Un audit vient d’être lancé par le conseil départemental. 

Jusqu’ici, personne n’avait osé révéler publiquement les dérives au sein de l’Association départementale de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence de Seine-et-Marne (ADSEA 77). Par peur d’écorner l’image de la structure, de porter préjudice aux équipes, ou simplement par crainte de s’opposer au tout-puissant président, Yves Le Gal, 74 ans. Cet ancien notaire dirige d’une main de fer ce paquebot de 850 salariés, au budget colossal de 50 millions d’euros, dont 95 % de fonds publics. Mais depuis quelques mois, les langues ont commencé à se délier.

Plusieurs responsables dénoncent aujourd’hui sa gestion autocratique, ses embauches discrétionnaires, la location de ses propres biens immobiliers à l’association ou ses chantiers lancés sans avoir été avalisés par le conseil d’administration… Des accusations d’autant plus graves que l’ADSEA 77, reconnue d’utilité publique depuis 1971, gère une vingtaine de centres pour enfants placés ou personnes handicapées.

Les rares alertes internes émises par le passé sont toujours restées lettre morte. Ces dernières semaines, pourtant, la crise s’est amplifiée. L’actuel directeur général, qui a soulevé une partie de ces dérapages dans un courrier de 29 pages signé par cinq autres cadres, a été purement et simplement mis à pied. Il est convoqué mardi matin pour un entretien préalable à licenciement. Selon nos informations, le conseil départemental de Seine-et-Marne, destinataire de cette alerte, vient néanmoins de lancer un audit mais refuse à ce stade de «prendre officiellement la parole sur ce sujet».

Des soupçons de dérives financières

Les auditeurs vont sans doute commencer par se pencher sur l’aspect le plus édifiant du mélange des genres au sommet de l’ADSEA 77 : depuis plus de quinze ans, Yves Le Gal loue à l’association plusieurs locaux à travers sa propre société civile immobilière, la SCI du Cèdre, fondée avec les associés de son ancienne étude notariale. Des locations facturées, avec les charges, plus de 110 000 euros par an, selon les documents transmis par les signataires. L’intéressé n’y voit aucun problème : «Ce n’est pas interdit par la loi, se défend-il auprès de Libération. Certains locaux se sont trouvés libres au moment où l’ADSEA en recherchait. En vingt ans, je n’ai jamais perçu la moindre indemnité, de quelque nature que ce soit, et mes parts dans la SCI sont minoritaires.»

Aucun enrichissement personnel, donc, à ses yeux : «J’encaisse forcément une partie des loyers, concède-t-il, mais ce n’est pas un bénéfice personnel.» Dans leur courrier, les cadres affirment pourtant, étude comparative à l’appui, que les loyers pratiqués sont au-dessus des prix du marché. «Trois autres locataires louent au même endroit à des conditions financières identiques ou plus élevées», s’offusque Yves Le Gal, qui assure avoir toujours été transparent. «Tous les ans, des déclarations sont faites au commissaire aux comptes, qui établit un rapport contenant tous les renseignements prévus par la loi, présenté en assemblée générale et soumis au vote des administrateurs.» En réalité, il s’agirait d’un simple document lu au cours du conseil, sans que le moindre élément précis ne soit jamais transmis aux administrateurs pour éclairer leur choix.

«Les travaux tardent à être faits, au préjudice des mineurs»

Une situation d’autant plus problématique que seul le président est habilité à résilier les baux. En avril, la directrice d’un établissement a tenté, en vain, de demander des comptes, une partie des locaux loués par la SCI du Cèdre étant inhabitables. «Il y avait des fuites d’eau, raconte à Libération la responsable. On était obligé de mettre des seaux, avec les risques électriques au passage. Les travaux traînaient, jusqu’au jour où le plafond s’est écroulé.» Les salariés ont alors dû être déplacés en urgence dans un autre bâtiment vacant de l’association…

Dans un échange écrit avec cette responsable, le président insiste sur la nécessité de garder le bail initial avec sa SCI, même si les locaux sont restés vides plus d’un an en raison des travaux. «Alors qu’on pourrait très bien s’en passer, ce n’est pas les bâtiments qui manquent dans l’association», se désole la directrice, fatiguée de ces batailles «qui usent». Comme celle qu’elle doit également mener, au quotidien, avec un autre administrateur, accessoirement trésorier adjoint, qui loue lui aussi sept appartements à l’association. «Les baux sont au nom de sa femme et ils sont mariés sous le régime de la séparation de biens», nuance Yves Le Gal. Sauf que, selon la directrice, «les travaux de rénovation tardent à être faits, au préjudice des mineurs pris en charge».

Dans l’alerte adressée au conseil départemental de Seine-et-Marne, d’autres éléments ne manquent pas d’interpeller, comme le dossier «des Rochettes». Pour réaliser les travaux de rénovation de ce foyer pour enfants situé à Dammarie-les-Lys, chiffrés à plus de 3 millions d’euros, Yves Le Gal a fait appel à une société dirigée par le fils d’un de ses proches, ancien administrateur de l’ADSEA 77. Problème : le contrat a été avalisé en avril par le conseil d’administration plus de deux ans après avoir été signé, et alors que l’argent avait déjà été en partie versé. Dès 2019, l’ex-directrice générale adjointe avait bien tenté d’alerter sur les soucis de « transparence » entourant le projet des Rochettes. En vain. Elle a depuis quitté l’association après avoir touché des indemnités et signé une clause de confidentialité.

Une gestion autocratique

Au-delà de ces possibles dérives financières, l’organisation même de l’association, qui gravite autour de la figure du président, se trouve aujourd’hui pointée du doigt. A commencer par le rôle, ou plutôt l’absence de rôle de la vice-présidente, Geneviève Poisson, qui vit depuis deux ans en Ehpad à Bombon, à 20 kilomètres de Melun. Comment peut-elle être en maison de retraite et vice-présidente d’une aussi incontournable structure, avec de tels enjeux ? Yves Le Gal s’agace : «Je ne me voyais pas la mettre à la porte, compte tenu des services qu’elle a rendus à l’association. Mme Poisson a toute sa tête, vous seriez édifié par la vivacité de son esprit.»

Pour autant, il admet qu’elle n’intervient plus beaucoup dans la vie de l’association. Puis ajoute : «On est 20 personnes autour de la table, ce n’est pas une voix qui changerait quoi que ce soit.» Sauf qu’à écouter plusieurs cadres, les décisions ne sont collégiales qu’en apparence. «Le conseil d’administration n’est qu’une chambre d’enregistrement, où tout le monde se tait et écoute le président parler», relate Olivier Philippe, directeur général pendant quatre mois en 2019. Il se souvient en particulier de ce moment pour le moins embarrassant, lorsque le président a débranché son PowerPoint en pleine présentation des résultats.

L’impression «d’être sous tutelle»

Selon les témoins interrogés par Libération, tout se décide en réalité au sein du «petit bureau». Aucune trace néanmoins de cet organe informel dans les statuts de l’association. «C’est simplement une organisation que j’ai souhaité mettre en place à une certaine époque car j’avais une activité professionnelle et je voulais bénéficier de conseils de gens [le secrétaire et deux administrateurs, ndlr] pour pouvoir prendre des décisions ne revêtant pas de caractère extrêmement important, mais qu’il fallait prendre dans l’urgence, tente-t-il de justifier. Ça ne se substitue pas au bureau.»

Le DG actuel a, lui, fait le décompte : le petit bureau s’est réuni sept fois en 2019, sept en 2020 et cinq en 2021 contre… zéro pour le bureau officiel. Quant aux directeurs d’établissement, ils n’ont, pour la majorité d’entre eux, aucune délégation de signature, obligation pourtant prévue par le code de l’action sociale et des familles. «Je voudrais bien qu’on me liste les entraves qui résultent de l’absence de délégations», se défend Le Gal.

«On ne peut même pas signer un contrat de travail, même pour un remplacement temporaire ou répondre à un appel à projet,rétorquent les signataires du courrier. Tout doit passer entre ses mains. Cela fait perdre beaucoup de temps, d’énergie, et nous empêche d’être réactifs. Pour peu qu’il parte en week-end en Bretagne, on est tous bloqués.» Parmi les cadres, beaucoup partagent cette impression «d’être sous tutelle» et décrivent «un président autocrate et colérique». Chacun à sa façon a essayé de le convaincre de déléguer une partie de son pouvoir : par la raison, la colère, la menace. Rien. «Comment ne pas alerter ?, s’interroge une responsable, avant d’éclater en sanglots. C’est de l’argent public, l’intérêt des mômes est en jeu.»

Effets en cascade et conséquences sur les enfants

En bout de chaîne, tous ces dysfonctionnements ont un impact sur la prise en charge des enfants. «C’est une évidence, grince, avec une rage à peine contenue, un directeur de structure. Pendant qu’on se prend la tête avec toutes ces conneries-là, on ne parle pas des jeunes.»Il raconte ces tensions répétées avec les éducateurs, qui peinent à comprendre les errances de la direction. «Je ne peux pas tout leur dire. Je suis obligé de leur cacher toutes les bagarres derrière. J’ai une pression d’enfer.» Avec pour conséquence des effets en cascade jusqu’aux gamins eux-mêmes. «On fait bouclier, mais jusqu’à quand ?», se demande une autre.

N’importe quel professionnel du social le sait : la maltraitance institutionnelle prospère souvent dans des manquements de ce type. Comment une telle situation peut-elle perdurer depuis si longtemps ? Et comment le conseil départemental, qui apporte pourtant un soutien financier «significatif», pouvait-il ne pas être au courant jusqu’aux alertes récentes ? «Plus la structure est importante, plus ses dirigeants sont protégés», estime une spécialiste chargée d’épauler les associations sur les problèmes de gouvernance, qui retourne la question : «Que peut faire le conseil départemental ? Vous imaginez un élu dire : “Mauvaise gestion, on supprime les subventions” ? Qu’adviendrait-il des salariés et des enfants pris en charge ?»


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