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lundi 4 octobre 2021

Trois bonnes raisons (philosophiques) d’aller voir James Bond



Cédric Enjalbert publié le  

James Bond (Daniel Craig) dans “Mourir peut attendre”. © Nicola Dove/EON Productions/Metro-Goldwyn-Mayer Studios © 2021 Danjaq, LLC/MGM/Tous droits réservés


Le film était attendu et sa sortie repoussée plusieurs fois : depuis ce matin, le dernier opus de la série James Bond est enfin sur tous les écrans. Qu’en attendre ? Des courses-poursuites et des gadgets qui en mettent plein la vue, bien sûr, un scénario qui se veut haletant (même s’il se révèle souvent hâtif et peu convaincant), une fin plutôt décevante… mais aussi un tournant important dans la saga. Car le héros légendaire a vieilli comme celui qui l’incarne : Daniel Craig enfile là son dernier smoking et siffle un ultime dry martini au shaker. Personnage plus fragile que jamais, il passe donc la main. Par-delà les promesses d’action et les clichés attendus, 007 offre donc aussi quelques bonnes raisons de penser.


Bande-annonce de Mourir peut attendre (2021).

  • 007, matricule existentialiste. Dans cet opus réalisé par Cary Joji Fukunaga, le dernier avec Daniel Craig, l’agent vieillissant de Sa Majesté doit passer le flambeau… à une femme ! Comme elle l’avait annoncé, l’actrice Lashana Lynch se dispute en effet d’ores et déjà le célébrissime matricule avec son comparse dans Mourir peut attendre« Ce n’est qu’un matricule », dit-elle ironiquement. Mais que deviendra-t-il, ce héros gorgé de viriline sans certains de ses attributs anachroniques : l’élégance, le flegme, le machisme ? Parmi ces qualités, lesquelles sont essentielles et lesquelles sont accidentelles ? L’actrice qui le remplace mesure la « révolution » que suscite cette prise de rôle. Elle entend en faire une occasion pour défier un certain nombre de stéréotypes et s’éloigner de la « masculinité toxique », au point que certains parlent dans le Guardiand’un James Bond « woke »… Penser pouvoir ainsi changer radicalement les qualités du personnage sans perdre complètement son identité, c’est aussi prendre un parti risqué dans un conflit qui divise la philosophie entre essentialistes et existentialistes. Les premiers considèrent que l’essence précède l’existence, que nous sommes avant d’être, et de nous réaliser plus ou moins imparfaitement dans l’action ; les autres assurent au contraire que l’existence précède l’essence, que nous ne sommes que la somme de nos actes, lesquels modifient durablement notre essence. Est-ce ainsi que 007 ne meurt jamais, en préférant l’existence à l’essence ?
  • Bond, la grande santé. Le scénariste a joué de la contrainte imposée par la transmission du matricule pour faire un héros bondien plus déconstruit et plus humain que jamais. Un espion sinon mélancolique, du moins hanté par ses amours mortes et ses faux-pas… Fragile mais fort ! « Tant qu’on se retourne vers le passé, il existe encore », dit en substance Léa Seydoux à Daniel Craig, sans que l’on sache alors si c’est heureux – hier ne meurt jamais – ou désolant – il faut vivre et laisser mourir. Mais la moraledu blockbuster, après deux heures trente de rebondissements, semble être la suivante : à la rumination du passé, il faut préférer l’action, qui seule permet d’aller de l’avant, de vivre vraiment. Permis de tuer, donc… C’est d’ailleurs ainsi que mourir peut attendre, métaphoriquement : en refusant de se laisser happer par le passé et le ressentiment, et leur préférant l’engagement dans l’action. « La fonction de l’homme est de vivre, non d’exister. Je ne gâcherai pas mes jours à tenter de prolonger ma vie, je veux brûler tout mon temps », la phrase est empruntée à Jack London et prononcée par l’un des protagonistes, pour parler de James Bond nietzschéen. Car les héros vitalistes de ce film d’action payent leur dette à Nietzsche, pour lequel l’homme doit toujours risquer sa vie pour vaincre la morbidité. La « grande santé », selon lui, n’est pas antinomique de la maladie ou de la vieillesse. Au contraire, l’épreuve invite à se changer en surmontant sa condition. Il s’agit, comme il l’écrit dans Le Gai Savoir (1882), « d’une santé que non seulement on possède mais qu’il faut aussi conquérir sans cesse, puisque sans cesse il faut la sacrifier ! » Il y a ainsi dans la promotion du risque une exploration métaphysique, une manière de se sonder en s’éprouvant. « Construisez vos villes près du Vésuve ! », conseille Nietzsche. Le film ne débute-t-il pas symboliquement par une course-poursuite effrénée dans les rues de Matera, au sud de l’Italie ?
  • Un héros anti-spéculatif. Pourquoi, malgré ses défauts congénitaux et, en l’occurrence, les faiblesses du scénario, les aventures de 007 séduisent-elles toujours autant ? Peut-être parce qu’elles échappent au calcul. Tout pousse à la dépense dans Mourir peut attendre, jusqu’à la consomption de son héros dans une scène à grand spectacle. James Bond apparaît ainsi comme une réponse paradoxale à la « société du risque », identifiée par Ulrich Beck, où tout est objet de risque et où la sécurité devient une valeur primordiale. « En prenant conscience de l’existence du risque dans une approche critique de la civilisation, écrivait le sociologue allemand décédé en 2015, on voit apparaître sur la scène de l’histoire, dans tous les domaines de la vie quotidienne, une conscience de la réalité qui est déterminée sur le plan théorique. Le regard du contemporain tracassé par la pollution est dirigé vers de l’invisible, comme le regard de l’exorciste. La société du risque, c’est l’avènement d’une aire spéculative de la perception quotidienne et de la pensé ». S’il fait gagner beaucoup d’argent à ses producteurs et grâce aux franchises sur les produits dérivés, ce héros gagné par sa propre obsolescence incarne aussi d’une certaine façon l’anti-Homo œconomicus.Dans un monde hanté par les menaces de toutes sortes, et notamment bio-technologiques, précisément comme le film, les intentions de Bond échappent à la rationalité du calcul. Non seulement, il brûle la vie par les deux bouts et nous invite à parcourir les quatre coins du globe par procuration, mais il offre en sus un contrepied bien réel au monde spéculatif. Là, le risque est bien concret. Il est même possible de le localiser, de le détruire et finalement de supprimer la menace. Imagine-t-on plus séduisant ?

Mourir peut attendre, de Cary Fukunaga, avec Daniel Craig, Léa Seydoux, Lashana Lynch, Rami Malek, Ana de Armas, Ralph Fiennes. En salle le 6 octobre 2021.


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