par Jean-Didier Wagneur publié le 7 octobre 2021
Historien du romantisme, de la presse et du rire, Alain Vaillant signe avec l’Anthropocène ou l’âge de l’addiction cognitive un livre plus inattendu. Du néolithique jusqu’à l’âge des réseaux sociaux, il s’interroge sur cette capacité de l’homme à éprouver du plaisir à se projeter en imagination dans toute action qu’il entreprend. Si cela est un thème qui peut relever de la philosophie et de la psychanalyse, Vaillant pose ici un fait anthropologique. Il ne parle donc pas des seuls intellectuels mais universellement de l’homme ordinaire. Le joueur dans ses martingales, l’amoureux dans l’escalier, le bricoleur dans son atelier et même le joggeur dans sa course, éprouvent, comme le moine confit en dévotion, le savant à l’affût de l’équation parfaite ou l’artiste rêvant un chef-d’œuvre inconnu, un intense plaisir cérébral qui peut être conscient mais aussi largement inconscient.
Débrayage du réel
En effet, la thèse qu’Alain Vaillant développe «est que l’homme est cet animal singulier qui a appris à jouir pour lui-même de son plaisir cognitif». Le néolithique a possiblement été le moment où cela s’est produit, quand l’homme a commencé à se libérer de la nature en la dominant, acquérant ainsi la possibilité de se déconnecter temporairement de toutes interactions potentielles pour se livrer aux plaisirs neuronaux. Moment où les croyances et les activités techniques et artistiques se sont développées avec toutes les incertitudes scientifiques qui accompagnent encore ce moment capital, mais où l’on peut néanmoins penser que les facultés cognitives y ont rencontré des stimulations nouvelles.
Ce débrayage du réel, Vaillant l’avait déjà posé dans son essai sur le rire, autre forme de plaisir. Dans la Civilisation du rire, celui-ci reposait sur une condition, celle de dépendre d’un état où toute menace agressive est suspendue. Il peut alors éclater intempestivement et se communiquer viralement à la société des rieurs. Ce débrayage des interactions est à nouveau capital dans le processus cognitif décrit ici. Mais il se couple au phénomène de l’addiction qui, pour Vaillant, fonctionne comme principe directeur.
Chacun a éprouvé cette jouissance cérébrale qui stimule le circuit de la récompense. C’est celle d’entreprendre quelque chose avec le plaisir extrême qui naît de l’anticipation plus encore que de sa réalisation. Qu’on y parvienne ou pas, c’est comme une bille de flipper : «Same player shoot again…» L’homme est une start-up de la jouissance. Ce plaisir et cette addiction, on les trouve dans le jeu, auquel Vaillant consacre un long chapitre. Mais aussi dans le religieux, la sublimation esthétique, l’empire de la fiction et la passion de la pensée. Et avec le même soin méthodologique, Vaillant confronte sa thèse à l’histoire.
Lourd bilan du «progrès»
Il est difficile en peu de lignes d’entrer dans ce déroulé qui part des sociétés tribales pour parvenir à l’hyper-capitalisme, l’hyper-consumérisme et la société du spectacle et des révolutions numériques, en passant par les théocraties. Mais du moins, la crise majeure de l’anthropocène est liée à l’articulation du «plaisir cognitif» et de l’individualisme qui a fondé, dès l’Ancien Régime, les sociétés modernes. C’est, pourrait-on dire, «le retournement du gant». Le déni des interactions entre l’homme, la nature et l’autre. L’histoire mondiale des derniers siècles témoigne que cette addiction compulsive ne s’est pas faite sans catastrophes humaines et écologiques. Son intensification devenue hystérique a basculé du côté obscur et ce qu’on a appelé positivement «progrès» au XIXe siècle débouche sur un lourd bilan mondialisé. Aussi Vaillant voit-il une sortie nécessaire dans une connexion du «plaisir cognitif» avec un monde post-individualiste en réseaux au sens que développe Bruno Latour. Projet offrant le bénéfice d’une «libido vivendi», d’un plaisir de vivre, mais pour lequel il faut bannir tout optimisme béat.
L’Anthropocène ou l’âge de l’addiction cognitive est un authentique «essai» au sens propre du terme, qui embrasse le chemin de l’humanité. La fresque est d’ampleur et offre au lecteur un véritable plaisir cognitif de participer à une enquête. Mais dans cette course de fond – l’auteur est un impénitent joggeur –, la clarté du propos permet à tout un chacun de ne pas le lâcher. Philosophie, anthropologie, sciences cognitives dialoguent ici, bien évidemment sans jamais oublier la littérature. Balzac, Flaubert, Baudelaire, Mallarmé et Valéry s’invitent au détour des chapitres pour des vues originales et souvent paradoxales qui donnent à penser.
Alain Vaillant, l’Anthropocène ou l’âge de l’addiction cognitive, Le Bord de l’eau, «Perspectives anthropologiques», 264 pp.
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