Jean-Marc Jouffe, propos recueillis par publié le
Psychologue clinicien, expert judiciaire, Jean-Marc Jouffe a créé Passible, une association d’accompagnement pour les auteurs de violences conjugales, l’une des premières en France. Alors que dans le cadre du Grenelle des violences conjugales, Élisabeth Moreno, la ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, vient d’annoncer l’ouverture de seize centres dédiés à cette mission, nous avons rencontré le clinicien pour comprendre le sens de cette démarche.
Jean-Marc Jouffe a eu bien des vies. Fils de paysans bretons, DJ lors de ses années d’études, puis transporteur en Normandie, chasseur de têtes, psychologue dans la protection de l’enfance, interne au département des droits de l’homme aux Nations Unies à New-York… et enfin expert psychologue auprès de la cour d’appel de Rennes. Depuis 25 ans pourtant, ses valises sont à Grenoble. C’est là, dans le petit local de la Maison de la justice et du droit, qu’il nous expose ce qui est devenu le projet d’une vie : l’association Passible, qu’il fonde il y a 10 ans, l’une des premières en France à prendre en charge les auteurs de violences conjugales.
« J’ai commencé ici à travailler dans une association qui prenait en charge les femmes et les enfants victimes de violences », rappelle le psychothérapeute. « J’avais depuis un moment l’idée de regarder du côté des auteurs. Mais je me suis heurté à des personnes qui ne voulaient pas en entendre parler. Les auteurs étaient des monstres. Point. Exclus du champ de la pensée. » À cette époque, il marche dans les pas du psychiatre Claude Balier, premier à initier des thérapies en prison, à la maison d’arrêt de Varces, à l’intention de personnes condamnées pour violences sexuelles. C’est dans la continuité de cette mission que Jean-Marc, épaulé par trois collègues psychologues, ouvre la porte de son bureau aux auteurs de violences conjugales. Dans la région grenobloise, ils sont aujourd’hui 130 en file active chaque année (plus de 1 000 depuis la fondation de Passible), condamnés à une obligation de soins ou venus de leur plein gré pour se faire accompagner. Au rythme d’une séance par semaine ou tous les quinze jours, la thérapie peut durer quelques mois comme plusieurs années.
Déchiffrer la violence
« Le problème de la violence, c’est que nous n’arrivons pas à la penser sans se cantonner à moraliser l’acte répréhensible... » Or, pour traiter la violence sur le plan psychologique, « il faut s’éloigner de ce qu’il s’est passé ». Les coups sont des symptômes qui révèlent un mal plus profond, un mal qui s’enracine dans un lien amoureux. Sami a toujours été impulsif et violent pour résoudre les conflits. Patrick a été marié 28 ans avant de lever la main sur sa femme. Que s’est-il passé ? Quelle est cette vieille blessure qui rend celui-là agressif ? À quel moment, dans la relation, celui-ci a-t-il basculé dans cet engrenage de violences, psychologiques puis physiques ? Charge au thérapeute ou au travailleur social de le découvrir.
Ce qui est sûr, c’est que la seule condamnation des coups portés ne suffit pas à traiter l’insécurité qui les a fait naître. « Je suis psychanalyste. Formé à l’école du structuralisme et de la philosophie du langage : comprendre le fonctionnement de l’humain à travers ses signes, en particulier ses pannes. » Il faut trouver le chemin du symptôme au syndrome. Jean-Marc cite souvent Jacques Lacan, qui aimait rappeler que « le psychanalyste n’est pas un explorateur de continents inconnus ou de grands fonds, c’est un linguiste : il apprend à déchiffrer l'écriture qui est là, sous ses yeux, offerte au regard de tous. Mais qui demeure indéchiffrable tant qu’on n’en connaît pas les lois, la clé. »
Une histoire de temps
« J’ai juste dérapé », « je ne suis pas quelqu’un de dérangé, de violent » ; il n’est pas rare que les auteurs condamnés ne se reconnaissent pas comme des personnes violentes. Au-delà de la condamnation de faits de violences, le but des thérapies est bien d’amener les patients à reconsidérer la violence et sa charge symbolique, à prendre conscience qu’avant une main levée, il y a souvent des mots et des objets qui volent contre des murs, les signes révélateurs de vies qui se brisent. « La justice et les procédures arrachent le conflit aux parties. C’est pour cela que j’ai voulu travailler dans la prévention et l’après judiciaire. Au-delà de la punition, de la sanction, le thérapeute responsabilise les auteurs », insiste Jean-Marc Jouffe. « Je fais en sorte que les personnes sortent du cycle de la violence, définitivement. »
Sortir de l’engrenage, pouvoir reconstruire des relations apaisées, « tout cela prend du temps. On n’intervient pas comme un chirurgien. Tout passe par la parole, on comprend les implicites, la boîte noire. On influence peu à peu. » Dans une de ses vies, Jean-Marc était un judoka prometteur et caressait l’idée de devenir professeur de sport. « J’étais pragmatique : un problème, une solution. Et j’ai appris que la psychologie était tout le contraire d’une vulgate mécaniste. » Il critique la simplicité trompeuse de ce vieux précepte delphique, « connais-toi toi-même », « comme s’il suffisait d’entrer en soi pour régler ses problèmes ».
Nombre de patients passent la porte de Passible en traînant les pieds, honteux ou révoltés, enfermés dans un sentiment d’injustice. Mais finalement, beaucoup ont du mal à partir, parce qu’ils ne se sentent pas encore prêts, trop fragiles, pas assez lucides. Comme Sami, suivi depuis cinq ans par le Jean-Marc Jouffe. « Au début, je parlais vite, je bafouillais et je pigeais rien. Maintenant je comprends tout. Mais c’est dur de se regarder en face, c’est déprimant, faut revivre avec tout ça, reconstruire. » Le jeu en vaut la chandelle : le psychothérapeute se félicite de n’avoir « pratiquement pas de récidive » et a l’ambition de doubler le nombre de suivis d’ici trois ans.
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