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lundi 4 octobre 2021

Baptiste Beaulieu, médecin et écrivain : « Le milieu médical nous demande de ne pas exprimer nos émotions »

Propos recueillis par   Publié le 8 octobre 2021

« J’avais 20 ans ». « Le Monde » interroge une personnalité sur ses années d’études et son passage à l’âge adulte. Le médecin et romancier Baptiste Beaulieu revient sur ses premiers pas à l’hôpital, marqués par la quête d’un autre modèle de soins et de sa place en tant que jeune gay.

Baptiste Beaulieu, médecin généraliste et romancier, le 17 décembre 2020.

A force, tous ont fini par le connaître au café des Ombres-Blanches, célèbre librairie toulousaine. Baptiste Beaulieu entame un brin de causette avec une vendeuse, avant de commander son café frappé à l’orgeatLe médecin généraliste de 36 ans, installé dans la Ville rose, a ses habitudes : il passe la moitié de la semaine dans ce patio au silence quasi religieux. Un « sanctuaire » consacré à son deuxième métier, avec lequel il partage aujourd’hui sa carrière médicale, celui d’écrivain. « Avoir un lieu dédié à cette activité était vital pour déconnecter à la maison », remarque-t-il, à peine descendu de vélo, entre deux visites. Baptiste Beaulieu s’est fait connaître en 2013 avec son blog « Alors voilà », récit sensible et décomplexé de son quotidien d’interne en médecine et des coulisses des urgences, devenu un livre à succès.

Quand il ne reçoit pas de patients, il travaille sur un nouveau roman ou recueil de poésie – son petit dernier La Joie et le reste(Iconoclaste, 13 euros), réflexion intime sur sa foi catholique et son homosexualité, est paru le 7 octobre – ou pour l’émission « Grand bien vous fasse », sur France Inter, où il est chroniqueur. Sur les antennes et dans des actions militantes, il défend une médecine « humaniste », où le lien soignant-soigné est mis au centre, et s’engage contre le sexisme, l’homophobie et le racisme dans le milieu médical. Une sensibilité apparue au cours de ses études de médecine, durant lesquelles il apprend à accepter son orientation sexuelle.

Dans quel univers avez-vous grandi ?

Mes parents ont grandi à Noisy, en banlieue parisienne, de pères cheminots. Une fois adultes, ils ont voulu s’en extraire et se sont rendus à Toulouse, où ils ont connu des années difficiles de précarité dans notre petite enfance. Il a vite fallu quitter le centre-ville pour dénicher en périphérie un habitat décent. Le soir, je trouvais mon père plongé dans des livres sur le commerce, sa vraie passion, qu’il avait dû abandonner pour trouver rapidement un job alimentaire. Un jour, il a dégoté un boulot dans une grande banque. Il a cartonné et notre niveau de vie a changé très brusquement. Mais ma mère a toujours gardé des réflexes de ces années de précarité… dont j’ai hérité.

J’ai eu une enfance très heureuse avec des parents qui, s’ils se débattaient comme tous avec leurs névroses, ne manquaient pas d’amour et deux sœurs. L’une d’elles, Anna, a été adoptée quand j’avais 4 ans. Cela m’a très vite appris l’altérité. Elle est noire, et quasiment toujours la seule dans sa classe. Il a fallu gérer très tôt la merde que les gamins ont parfois dans la tête, en voyant ma sœur rentrer en pleurs de l’école pour des mots qu’un enfant ne devrait jamais avoir à entendre.

Quel adolescent étiez-vous alors ?

Hyper sage, très appliqué dans mes études, mais aussi très rêveur. En classe, on me reprochait souvent de ne pas écouter, car j’avais toujours un crayon à la main, à griffonner des dessins : c’était ma manière d’être concentré. J’aimais beaucoup l’école, moins la cohabitation avec les autres élèves. J’étais très expansif. J’adorais lire, danser, chanter à tue-tête, tout ce qui, corrélé à une certaine féminité, est très déprécié chez les garçons.

Ma mère, qui me tenait loin des dessins animés, me racontait pour compenser les grands récits mythologiques. J’étais persuadé qu’on pouvait, à n’importe quel âge, être évalué par ces dieux qui se déguisent pour mieux tester les humains, et qu’il fallait toujours tâcher d’être à la hauteur. C’est peut-être pour ça que j’essaie d’être un médecin bienveillant, qui sait ?

Qu’est-ce qui vous conduit à faire médecine ?

Les séries comme Urgences ou Docteur Quinn, femme médecin,avec lesquelles ma génération a grandi. Beaucoup de médecins ne l’avoueront pas, mais la culture populaire porte une forte empreinte sur nous. J’ai toujours rêvé d’avoir un rôle central dans la vie des gens, de les accompagner dans les moments les plus difficiles. Je me souviens avoir été frappé par l’humanité dépeinte dans ces fictions.

Il y a aussi une histoire de lézard…

Oui, j’avais 4 ans et j’étais gardé par mon grand-père, qui était revenu traumatisé de la seconde guerre mondiale. J’avais remarqué un lézard qui ne bougeait pas, ivre de soleil. Je l’ai tué, comme un enfant tue pour exercer son pouvoir sur le monde. Mon grand-père, furieux, m’a mis le cadavre du lézard dans le creux de la main, m’obligeant à le garder jusqu’au retour de mes parents le soir. Je me rends compte aujourd’hui de la violence que cela peut représenter pour un petit enfant. Depuis, il y a peut-être une culpabilité latente, qui m’a poussé à me tourner vers le soin pour réparer mes fautes imaginaires.

A la sortie du lycée, vous vous inscrivez en médecine à Toulouse. Comment vivez-vous vos études ?

Cela a été compliqué, car je me suis senti coupé de ma part artistique. Les quatre premières années, c’est du bourrage de crâne : des algorithmes, des tableaux récapitulatifs à retenir. Mais c’est à ce moment-là que j’ai noué des amitiés très fortes. Ensemble, on rompt plusieurs tabous : la mort, les selles, le vomi, l’urine… On se sépare par cela du reste de la société et on se lie. C’était aussi pour moi le temps de la découverte de la sexualité, à ce moment-là avec les filles. A cette époque, je me suis également confronté à ce double standard : à la fois la grande humanité de soignants que j’ai côtoyés et l’extrême violence de l’institution.

Qu’est-ce qui vous a heurté durant votre formation ?

Certaines situations en internat, comme lorsqu’un chef de service, après avoir fait entrer trois internes et quatre externes dans la pièce, a lâché au patient en deux minutes : « Il faut prendre vos dispositions », puis est sorti. Ce jour-là, j’ai senti la détresse dans les yeux du patient qui venait d’apprendre ainsi, sans ménagement et devant tout ce monde, qu’il allait mourir.

« En médecine, on apprend beaucoup par opposition à des pratiques qui nous révulsent »

Je me suis dit : ce n’est pas normal, pas juste pour cet homme qui a vécu, aimé, eu des enfants d’être traité ainsi. En médecine, on apprend beaucoup par opposition à des pratiques qui nous révulsent. L’hôpital me renvoyait l’image d’une grande machine impersonnelle, à laquelle se confrontait ma peut-être trop grande sensibilité. Un prof m’a d’ailleurs dit que je ne serai pas un bon médecin parce que trop empathique.

Pour être un bon médecin, faut-il « s’endurcir » ? 

Le milieu médical nous demande, en tant que soignants, de ne pas exprimer nos émotions : cela m’arrive pourtant. Alors, je ne sais pas si je suis un bon médecin, mais j’écoute mes patients et je crois que cela permet de sentir certaines choses. C’est aussi notre rôle que de créer des sanctuaires où les gens peuvent déposer leurs bagages. Il y a aussi dans cette sommation à nous « blinder », la volonté de se dédouaner de toute responsabilité.

Si le métier est dur et que des internes se suicident chaque année, c’est moins parce qu’on accompagne des mourants qu’en raison de la violence de l’institution, du harcèlement mené par des encadrants, des humiliations subies. Heureusement, grâce à Internet et aux réseaux sociaux naissants, j’ai découvert à ce moment-là qu’une autre médecine était possible. Lire des personnes comme Martin Winckler [médecin, auteur du Chœur des femmes], c’était pouvoir se dire : si quelque chose me dérange, je peux l’exprimer, car je sais que je ne suis pas seul.

Vous vivez vos premières amours avec des filles. Etait-ce difficile d’assumer votre homosexualité ?

J’ai toujours su que j’aimais les garçons. Le problème était de pouvoir être qui j’étais dans une société homophobe. On traîne tous des casseroles, des phrases qu’on a entendues enfant et qui nous névrosent profondément. Je me suis empêché d’être qui j’étais à cause de ce genre de petites phrases. J’ai posé un vernis sur ma vie. J’aimais sincèrement les filles avec qui j’étais, je ne trichais pas et, en même temps, je savais que mes rails naturels n’étaient pas là. Cela m’a convenu un temps, puis les années ont passé et le vernis a fini par craquer.

Quand cette bascule survient-elle ?

A 24 ans, j’étais en intervention avec le SAMU, à Auch, appelé pour un gamin qui faisait une crise d’épilepsie. Sa mère était si bouleversée qu’elle nous avait donné le mauvais numéro de la rue. On a tourné en rond, et on est arrivés trop tard. Je n’arrivais pas à comprendre qu’une mère puisse souffrir autant, qu’un petit soit mort parce que, par amour pour son enfant, elle s’était trompé d’adresse. C’était une crise de sens. J’ai appelé ma fac, posé des congés et je suis parti en voyage, à Rome, puis à Jérusalem. J’étais en quête de spiritualité… mais c’est dans le milieu queer que j’ai trouvé des réponses.

« Il m’a fallu réussir dans le milieu littéraire pour parvenir à m’assumer complètement »

Dans une boîte romaine, il y a eu ce type magnifique qui est venu danser avec moi, dont je suis tombé instantanément amoureux. Puis, à Jérusalem, après avoir été refoulé par un prêtre car je n’avais pas assez de monnaie pour allumer un cierge, j’ai rencontré une fille géniale, dont le père venait de mourir. On s’est retrouvés au lit avec ses deux potes gay, on a fait l’amour puis parlé le reste de la nuit. On célébrait la vie, je me sentais aimé et j’avais besoin de ça. Je suis revenu apaisé, très solide à l’intérieur, et j’ai pu parler de mon homosexualité à mes parents. A la suite de ce voyage, je suis devenu militant, fier d’arriver à vivre comme gay dans une société où naître homo était difficile. Toutefois, il m’a fallu réussir dans le milieu littéraire pour parvenir à m’assumer complètement.

A l’hôpital, est-ce alors compliqué de vivre votre orientation sexuelle ?

Pas avec les autres internes, mais avec les chefs, oui. C’est un milieu où il faut rester dans les clous. Toute dissidence est proscrite. Tes supérieurs ont tout pouvoir sur toi, ils décident de tes notes, de ta réputation, et, en même temps, je sentais que j’avais de plus en plus de mal à laisser passer des petites phrases, des jugements homophobes sur certains patients. J’ai dû jongler avec le bon élève que je voulais être et la personne révoltée en moi.

Comment vous êtes-vous lancé dans l’écriture du blog ?

En 2013, une nuit, au SAMU, on était partis à deux équipes, l’une sur un accouchement difficile, l’autre, la mienne, sur une intoxication médicamenteuse. C’était une jeune fille de 16 ans qui avait fait une tentative de suicide, qu’on n’a pas pu sauver. De retour dans l’ambulance, dépités, on pensait tous à cette gamine qu’un chagrin d’amour avait poussée à faire une bêtise fatale. Soudain, il y a eu un parasitage sur la radio et, au beau milieu de la nuit, on a entendu le cri du bébé qui venait au monde à l’autre bout de la ville. C’était un moment indéfinissable, la sensation de toucher quelque chose de la condition humaine.

Je me suis dit qu’il fallait le raconter. Je crée mon blog sur la vie aux urgences et, peu à peu, les gens, soignants et soignés, viennent à moi pour, spontanément, se raconter. Cela décolle rapidement, notamment grâce à Sandrine Blanchard, journaliste au MondeEn parlant du blog, elle le fait passer d’une centaine de lecteurs à 50 000 en une seule journée. Puis ce sont des millions. Tout de suite, des maisons d’édition m’écrivent, et ma vie change, avec une vraie force émancipatrice.

L’écriture a toujours été là. Cela me taraudait depuis tout petit. De mes 18 à 28 ans, je m’échinais d’ailleurs à envoyer régulièrement des manuscrits aux maisons d’édition, avec le peu de temps que me laissaient mes études de médecine. Mais en faire son métier ? Du milieu d’où je venais, cela semblait impossible.

Avec le recul, diriez-vous que 20 ans était le plus bel âge ?

Oui, sans aucun doute. Même si j’aurais aimé me détacher de mes schémas hétéronormatifs plus tôt. J’aurais voulu vivre une première histoire d’amour avec un garçon à cet âge-là, avec l’insouciance qu’on peut avoir à 20 ans. Cela ne se rattrape pas.

PARCOURS

1985 Naissance à Toulouse (Haute-Garonne)

2012 Lancement du blog intitulé « Alors voilà. Journal de soignés/soignants réconciliés »

2013 Parution de son premier ouvrage, Alors voilà : les 1001 vies des urgences (le Livre de poche)

2016 Installation comme médecin généraliste à Toulouse

2021 Sortie le 7 octobre de La Joie et le reste (Iconoclaste)


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