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samedi 9 octobre 2021

Féminisme Titiou Lecoq : «Nous apprenons l’histoire de 50% de la population française»

par Marlène Thomas  publié le 8 octobre 2021 

Dans les manuels scolaires, les femmes ont toujours un strapontin, leur place est même en régression ces dernières années. S’appuyant sur de récents travaux scientifiques, la journaliste et autrice démonte dans «les Grandes Oubliées» les mécanismes d’effacement de celles qui ont fait l’histoire. 

Elles ont créé, écrit, agi, gouverné, combattu, résisté. Les femmes ont marqué l’histoire. Pourtant, qui se souvient de la grande prêtresse Enheduanna, première autrice de l’histoire jamais identifiée parmi les hommes et les femmes ; de Brunehaut, première reine de France ; des bâtisseuses de cathédrale ou encore des 800 000 Russes engagées dans la Seconde Guerre mondiale ? Sans avoir la prétention de l’exhaustivité, la journaliste indépendante et autrice Titiou Lecoq condense dans les Grandes Oubliées, pourquoi l’histoire a effacé les femmes (éd. l’Iconoclaste) une somme d’informations impressionnantes, rattrapant sur un ton léger ce que nous aurions aimé apprendre en classe. Une redécouverte de l’histoire sous le prisme du féminin depuis le paléolithique. Cette synthèse s’appuie sur les travaux scientifiques récents et foisonnants de chercheurs et chercheuses, parmi lesquels de nombreuses historiennes. Une façon de leur rendre, à elles aussi, «femmage» tout en luttant contre «l’oublioir [mot emprunté à Aimé Césaire] dans lequel les femmes sont rejetées depuis des siècles».

Dans cette longue histoire que vous retracez, quelle découverte vous a particulièrement marquée ?

Je me souviens très clairement de mon cours d’histoire sur la Renaissance et l’invention de l’imprimerie. Cette période était systématiquement présentée comme un énorme progrès, la connaissance et le savoir allaient se propager à toute la population européenne. Mais en relisant ce moment sous le prisme des femmes, cela a changé complètement ma vision. A cette époque, débutent aussi les chasses aux sorcières. Enormément de livres appelant aux meurtres des femmes sont alors publiés en France. Brusquement, l’imprimerie prend un autre relief. Cet épisode est représentatif de cette autre manière de regarder l’histoire et de voir les faits appris à l’école. En écrivant ce livre, je me suis rendu compte que tant que nous ne cherchons pas les femmes dans l’histoire, nous ne les trouvons pas.

Au Moyen Age, contrairement aux idées reçues, les femmes étaient présentes dans la vie publique ?

Quand les spécialistes les ont cherchées, elles ont été trouvées dans les registres. A Paris notamment, un recensement de la population a été effectué, mentionnant les métiers. Il y avait des jongleresses, menestrelles, troubadours. Elles œuvraient même sur les chantiers des cathédrales. Elles ne sont exclues des corporations d’artisans qu’à la fin du Moyen Age. Nous sommes très loin de l’image habituelle d’une femme cloîtrée chez elle. Elles étaient partout dans la ville. Sans avoir les mêmes droits que les hommes, elles avaient plus de liberté d’action alors, qu’elles n’en ont eu plus tard. L’historienne Eliane Viennot montre que ce renversement est lié à la montée en puissance d’une classe d’hommes, non nobles, sortant des universités dont les femmes ont toujours été exclues. Employés à la tenue des écritures, les clercs veulent plus de pouvoir et comme ils ne peuvent pas prendre la place des hommes nobles, ils vont dégrader celle des femmes nobles pour une question de pouvoir, avant d’élargir cette offensive à toutes les autres. C’est quasiment une guerre contre les femmes.

Après le Moyen Age, qu’est-ce que l’utilisation du terme «Renaissance» dit de l’invisibilisation des femmes ?

L’historienne américaine Joan Kelly Gadol s’interroge, en 1977, dans un article intitulé «les Femmes ont-elles connu une Renaissance ?»Au regard de l’histoire de 50 % de la population, la Renaissance n’est pas du tout une période merveilleuse ni humaniste pour elles. C’est une période de chasses aux sorcières, de peur, de persécutions, de perte de droits et de liberté. Cela nous force aussi à interroger la division historique en vigueur. Le terme «Renaissance» n’est pas objectif, il induit une idée de progrès et implique donc un choix politique. Nous ne nous intéressons qu’à une catégorie d’hommes pour lesquels il y a eu une «Renaissance». Pour de nombreuses personnes, cette période a été plus obscure que le Moyen Age. Certaines historiennes revendiquent ainsi le terme plus neutre de «early modern age», «première modernité».

Comment cette absence dans l’histoire est-elle expliquée dans les programmes scolaires ?

Quand j’étais élève, cette absence me paraissait justifiée. Il nous était dit que les femmes n’avaient pas pu participer à l’histoire, car elles s’occupaient des enfants et de la maison. Les historiennes comme Michelle Perrot ont découvert et démontré que c’était faux. Cela a même un nom : «le mythe de la femme empêchée». Au XIXe siècle, domine l’idée que la place naturelle des femmes est à la maison et que cela aurait donc toujours été le cas. Ce cadre est alors projeté à tort sur toutes les périodes historiques, de la préhistoire au Moyen Age.

Cet effacement perdure-t-il aujourd’hui dans l’éducation ?

En prenant un manuel d’histoire de seconde générale datant de 2019, j’ai relevé seulement six doubles pages sur 277 parlant de femmes, de surcroît de manière totalement anecdotique. J’ai regardé les recommandations du programme scolaire officiel et la question des femmes dans l’histoire n’est pas évoquée. J’ai alors réalisé que l’éditeur de manuel avait fait un effort ! Les historiennes de l’association Mnémosyne ont même constaté que leur place était en régression par rapport aux précédents programmes. Ce qui est contre-intuitif avec ce qu’il se passe dans la société. Si Olympe de Gouges est entrée au programme du bac de français cette année, ce qui est à saluer, en histoire, le plafond demeure. L’histoire des femmes est toujours considérée comme annexe.

Pourquoi et comment l’histoire des femmes a-t-elle été masculinisée ?

Hormis le mythe de la femme empêchée, plusieurs mécanismes sont à l’œuvre, parfois de pure malveillance. Je raconte comment Voltaire a ainsi effacé une autrice, Catherine Bernard. Elle n’a pas été empêchée, elle a pu écrire, elle est même la première femme dramaturge jouée à la Comédie-Française. Elle était célèbre. Voltaire, pour des raisons personnelles, décide de l’effacer complètement de son anthologie Siècle de Louis XIV, assurant qu’elle n’a pas écrit Brutus, mais a été aidée d’un autre auteur. Il la discrédite complètement. Cette anthologie de Voltaire devient une référence dans les années suivantes. Catherine Bernard disparaît jusqu’à ce que nous la redécouvrions assez récemment. Dans le même genre, nous pouvons nous demander aujourd’hui quel mécanisme est encore à l’œuvre pour que Jeanne Claude disparaisse et qu’on ne retienne que Christo pour l’Arc de triomphe emballé.

Vous démontez aussi l’idée que l’histoire serait linéaire pour les femmes…

La leçon politique à en tirer est que rien n’est gravé dans le marbre. Nous avons grandi avec l’idée que l’histoire a un sens, tend vers le progrès. Chaque période serait mieux que la précédente. Dans l’histoire des femmes, il est très clair que ce n’est pas le cas. Il y a eu des moments très identifiés où elles ont perdu en droits et en liberté : le grand renfermement à la fin du Moyen Age mais aussi le XIXe, un siècle catastrophique. Cela implique deux choses d’un point de vue politique : nous pouvons toujours perdre des droits. Il faut donc être extrêmement vigilantes. Mais puisque rien n’est gravé dans le marbre, que la domination masculine n’est pas biologique, ce n’est pas non plus une fatalité. Cela veut dire aussi que nous pouvons changer l’histoire, que nous avons une marge de manœuvre sur le monde. C’est assez enivrant !

En traitant l’histoire des femmes, nous sommes forcément soupçonnées de militantisme. Les historiennes travaillant sur ces sujets ne fourniraient pas un vrai savoir. Ce qui est complètement faux. En finissant mon livre, il apparaît au contraire que l’histoire telle qu’elle nous est transmise à l’école est, elle, militante. Faire ce choix de non-mixité dans les programmes n’est absolument pas objectif. Pour l’heure, nous apprenons l’histoire de seulement 50 % de la population française.

A quel point cet effacement oblige-t-il les féministes à la répétition ?

Cela a été terrible de me rendre compte que nous n’avons rien inventé. Je trouve qu’on perd la mémoire des féministes des années 70, qui elles-mêmes avaient commencé à perdre la mémoire de celles de la fin du XIXe siècle. C’est comme si nous nous redécouvrions toutes en permanence. Cela nous fait perdre du temps. Les modes d’action de Hubertine Auclert ou de Madeleine Pelletier étaient absolument géniaux et font écho à nos préoccupations actuelles : comment faire, quoi demander, comment s’organiser. Elles font des happenings, imaginent des modes d’action pour essayer de faire pression sur le pouvoir politique afin d’obtenir le droit de vote. Louise Weiss avait perturbé la finale du championnat de foot de France en lâchant des ballons dans le stade, où étaient accrochés des tracts. Si nous osions une telle action aujourd’hui, nous nous ferions lyncher. Ne pas connaître mieux ces femmes, ne pas parler d’elles en cours d’histoire, est terrible. Le droit de vote des femmes dans les programmes scolaires est réduit à un document à analyser. C’est l’anecdote. Les femmes sont considérées comme des détails. Ce n’est pas acceptable.

Les Grandes Oubliées, pourquoi l’histoire a effacé les femmes de Titiou Lecoq, éd. l’Iconoclaste, 325 pp.


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