par Chloé Pilorget-Rezzouk publié le 31 mars 2021
En écho à son documentaire du même nom, le réalisateur Robert Salis a laissé s’exprimer 65 magistrats dans un ouvrage. Pour comprendre de l’intérieur ceux qui ont le pouvoir de poursuivre ou de juger leurs concitoyens.
C’est une carte blanche inédite. Dans le prolongement de son excellent documentaire Rendre la justice, coécrit avec le magistrat Jean-Christophe Hullin et disponible en DVD, Robert Salis rassemble dans un ouvrage du même nom les voix de 65 robes rouges et noires. On y retrouve quelques-uns des 23 visages du film et d’autres, de petites juridictions, de province ou d’outre-mer, pour décrire ce que signifie «rendre la justice» au quotidien. Tenues à un devoir de réserve qui rend leur parole rare, les «bouches de la loi» se sont volontiers pliées à ce libre exercice d’écriture. Avec cette ambition, à l’heure d’une justice toujours plus chahutée (trop lente, trop politique, trop laxiste, trop corporatiste et on en passe) et néanmoins objet d’une exigence et d’un désir croissants, de mieux la faire comprendre. Et de déconstruire les idées reçues.
Comment jugent les juges ? Dans quelles conditions et avec quels moyens ? Que font-ils de leurs a priori, leurs doutes, leurs émotions ? Comment décident-ils et vivent-ils avec cette conscience aiguë qu’ils exercent un métier «dangereux pour les autres», risquant de «faire des dégâts», pour reprendre la mise en garde du magistrat Pierre Truche ? Autant de questions auxquelles s’attelle cette foisonnante «radiographie» d’une profession protéiforme, mais guidée par une même ambition : dire le droit pour «apaiser ce que le conflit attise, défendre ceux dont les droits sont bafoués et protéger ceux que la force opprime», écrit dans la préface Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation.
«Un métier de responsabilités»
Ambitieux, l’ouvrage n’oublie aucun des grands enjeux sociétaux qui traversent l’institution : l’indépendance statutaire des magistrats du parquet, «indispensable pour faire disparaître le venin de la suspicion», défend le procureur général près la Cour de cassation François Molins ; le traitement des violences conjugales et sexuelles ; les audiences filmées ; la place des victimes dans le procès pénal ; le hiatus entre le «temps de la justice» et le «temps des médias»… La question, aussi, du plafond de verre dans une profession ultraféminisée (c’est un autre problème) mais où seulement «35 % des femmes sont des cheffes de juridiction», rappelle Gwenola Joly-Coz, première présidente de la cour d’appel de Poitiers. Le propos est riche et accessible, quoique parfois un peu jargonnant pour un lecteur non familier.
Surtout, à lire ces femmes et ces hommes qui ont prêté serment et ne peuvent se soustraire à leur obligation de statuer, on perçoit tout le «sens de l’écoute» et toute «l’humanité» préalables au bon exercice de leur office. «Un métier de responsabilités», insiste Sylvaine Reis, présidente du tribunal judiciaire de Montauban, qui fut appelée un soir qu’elle était juge des enfants pour le suicide d’une fillette de huit ans. Elle avait reçu la petite la semaine d’avant, «calme» et«souriante», lors d’une audience «ordinaire». «J’ai pris de plein fouet cette terrible nouvelle et ces interrogations : Comment peut-on décider de se suicider à huit ans ? Et nous, les professionnels de la protection, avions-nous failli à notre mission ?»
«Il faut aimer les gens avant d’aimer le droit»
On retient enfin cette idée, soufflée par un maître de stage à la procureure adjointe près le tribunal judiciaire de Lyon Karine Malara : «Pour choisir ce métier, il faut aimer les gens avant d’aimer le droit.» Il faut aussi savoir choisir ses mots, dans le moment crucial du prononcé de la décision, pour traduire «la sécheresse juridique des termes» et dire «leur incidence concrète» sur le sort de chacun, raconte Fabienne Siredey-Garnier. Il faut aussi œuvrer contre soi-même, «s’efforcer de ne pas dévoiler ses propres sentiments ou ses propres faiblesses», dit cette ancienne présidente de chambre correctionnelle à Paris. «Des préjugés, nous en avons tous. Ce qu’il peut y avoir de plus compliqué pour un magistrat, c’est de lutter contre les siens», reconnaît Youssef Badr, ancien porte-parole de la chancellerie. Qui rappelle combien la collégialité est essentielle tant dans la prise de décision que dans la confrontation à des affaires complexes et éprouvantes.
Car l’impartialité du juge, son savoir être, son «respect de l’image de la justice» demeurent la clé de voûte de sa légitimité et d’une confiance solide du citoyen en l’institution. Le président du tribunal judiciaire de Bobigny, Peimane Ghaleh-Marzban, nous parle ainsi de la «théorie de l’apparence» : il ne suffit pas que justice soit rendue, encore faut-il que celle-ci offre «la perception qu’elle a été bien rendue»… Fragile idéal pour une machine exsangue qui repose beaucoup sur l’absolu dévouement de ses acteurs. D’ailleurs, Robert Salis rêve déjà d’un autre projet. Un voyage, cette fois, auprès de robes noires des palais tout aussi investies : les avocats.
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