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samedi 3 avril 2021

« Mes relations sont comme suspendues » : au temps du Covid-19, des amitiés s’étiolent

Par   Publié le 2 avril 2021

En raison du coronavirus, les relations amicales sont celles qui se sont le plus dégradées depuis un an. Les sujets de tension qui se multiplient et la lassitude des apéros en visio mettent à mal jusqu’aux liens les plus forts.

L’amitié depuis un an ? Julie a d’abord commencé par parler des conflits. Le premier a failli lui coûter son amitié vieille de vingt ans avec Sofia. Elle aussi est âgée de 37 ans, mais elle a des enfants et une maison au bord de la mer. En mars 2020, effrayée, comme beaucoup, par la perspective d’être enfermée à Paris, Sofia est partie en Normandie. Les premiers jours, elles se sont beaucoup écrit. Des dizaines de SMS pour commenter l’actualité, se donner des nouvelles des autres copains du groupe et se raconter ces journées qui n’en finissaient pas. Pendant qu’à Paris Julie passait ses journées à rafraîchir les sites d’actualité dans son appartement exigu, Sofia faisait l’école à la maison dans son jardin et améliorait sa recette de gâteau aux pommes.

Julie s’est d’abord contenue : « Je trouvais ça dégueulasse, mais je n’osais pas le lui dire autrement que sur le ton de la blague. » Au dixième message ironisant sur son « exode », Sofia a explosé. Elle a téléphoné, furieuse, à Julie : elle n’allait pas s’y mettre elle aussi sur ces Parisiens irresponsables et nantis qui profitaient de la situation ? Elle le savait bien, Julie, que confinés à quatre dans un 60 mètres carrés, ça n’allait pas être possible. Alors quoi ? « Tu aurais pu me proposer de venir », s’est arrachée Julie, laissant Sofia stupéfaite. « Je n’y avais même pas pensé, concède-t-elle. Pour moi, le confinement, c’était chacun chez soi. Et même si on s’adore, on ne savait pas combien de temps ça allait durer… »

Méchante engueulade

Fin octobre, la rumeur d’un nouveau confinement occupe toutes les conversations, mais la vie est encore normale (ou presque). Julie a invité Sofia à dîner. Elles adorent ces soirées passées en tête à tête. Elles rigolent pas mal, radotent beaucoup – elles ne semblent jamais lassées de leurs propres anecdotes sur des vacances passées au Danemark dix ans plus tôt –, et, surtout, elles jouent depuis des années à se déchiffrer l’une l’autre. Ce soir-là, ça a tout de suite mal commencé. Julie a raconté avoir été cas contact pour la troisième fois en quelques semaines. Sourire « narquois »de Sofia, qui, Julie le reconnaît, « fait partie des gens qui respectent strictement les règles de distanciation sociale et qui veulent une médaille pour ça ». Julie poursuit en annonçant qu’il n’est pas question pour elle de se reconfiner. Elle va continuer à prendre l’apéro chez les copains et à organiser des dîners. Et c’est comme ça qu’une discussion de rien sur la fermeture des bars s’est finie en méchante engueulade, de celles où l’on se balance des vérités longtemps refoulées.

« Je lui ai quand même dit qu’elle ne pensait qu’à sa gueule »,raconte Sofia, qui, six mois plus tard, n’en revient toujours pas d’avoir découvert sa meilleure amie si « désinvolte ». Julie, elle, a jugé blessant que sa copine de toujours ne comprenne pas à quel point respecter le confinement était « psychiquement éprouvant »pour elle. Elles se sont rabibochées depuis cette dispute, la plus grosse à leur actif – « deux heures à se hurler dessus et à pleurer, quand même », décrit Julie.

« On ne peut que s’alerter de ce que la crise touche le noyau le plus fort, le plus symbolique et le plus ancré des relations interpersonnelles. » Claire Bidart, sociologue

Julie et Sofia ne sont pas les seules : on s’est rarement autant disputés avec nos amis et éloignés d’eux. C’est l’un des constats de la sociologue Claire Bidart, qui a beaucoup travaillé sur ce lien « à part » qu’est l’amitié. Depuis avril 2020, au sein d’une équipe de douze chercheuses et chercheurs en sciences sociales de l’EHESS et du CNRS, elle participe à une enquête sur « la vie en confinement »(Vico) : l’exploration des conséquences de la pandémie sur nos vies sociales.

Les premiers résultats, issus de l’enquête réalisée au cours du confinement de 2020, sont nets : « La catégorie qui compte le plus grand nombre de personnes avec qui les relations se sont dégradées est celle des amis (30,4 % des liens dégradés) », peut-on lire dans Personne ne bouge (UGA Editions, 2021), le livre tiré du premier volet de l’enquête Vico. « Ce qui nous a frappés, ce n’est tant pas la perte de liens que leur dégradation, beaucoup plus fréquente que dans la vie courante, hors Covid », souligne Claire Bidart. « On ne peut que s’alerter de ce que la crise touche ainsi le noyau le plus fort, le plus symbolique et le plus ancré des relations interpersonnelles, et qu’elle le fasse en instaurant des clivages et conflits », peut-on lire dans son enquête.

Comment expliquer que ce soit avec celles et ceux que l’on a choisi d’aimer que les relations se détériorent le plus ? « Cette crise, mondiale et inédite, est d’ordre existentiel : elle ouvre des angoisses et des incertitudes sur le devenir de l’humanité et de la planète. Chacun se sent vulnérable et en situation de danger, observe la chercheuse. On a besoin de se réconforter mais, en distanciel, nous n’échangeons que de l’information, et une information qui est clivante. On se déchire sur des sujets qui ne sont pas habituels. Tout le monde a son opinion sur tel mode de confinement, sur les masques ou le maintien des écoles ouvertes… Ces désaccords naissent sur un terrain inconnu et tout est matière à débat parce qu’il n’y a aucune certitude. » 

Fermé, le Club de l’amitié

Et si nos dîners entre amis ressemblent de plus en plus à « L’Heure des pros », c’est peut-être parce que ces débats sont cruciaux. Ils soulèvent des questions qui nous touchent de près et suscitent des opinions qui nous paraissent menaçantes. Lorsque celui qui est censé « adoucir le monde » se prononce contre les vaccins alors que l’on crève de se faire vacciner ou, pis, qu’il se proclame pro-Raoult quand on est anti-Raoult (ou l’inverse), c’est insupportable. « Les amis, même les meilleurs, peuvent se découvrir avec des effets de surprise de l’autre côté du clivage », poursuit Claire Bidart.

Certains n’ont même plus le loisir de se disputer avec leurs amis : ils n’en ont plus. Marlène a 73 ans et elle s’ennuie depuis un an. A la suite du « grand confinement », le Club de l’amitié dont elle était membre, après une reprise d’activité cet été, a de nouveau fermé ses portes en octobre. Fini les mardis après-midi à jouer au quine, les déjeuners du dimanche dans la salle prêtée par la mairie et les balades organisées par deux passionnés de plantes. « Ce sont des temps de joie qui me manquent. » Veuve, elle n’a jamais travaillé et n’ose pas trop déranger ses deux grands enfants – ils ne sont pas venus souvent ces derniers mois, par peur de la contaminer. Elle regarde la télévision, range sa maison et, « heureusement », il lui arrive encore de discuter avec ses voisins. Malgré les coups de fil réguliers, les liens avec les autres membres du club se sont distendus : « Il ne se passe rien ! Alors on a encore moins de choses à se dire qu’avant », rigole-t-elle.

Les nouvelles rencontres sont rendues quasiment impossibles : « Chaque lien perdu rapproche de l’isolement », soupire une femme seule de 57 ans

« On sait que depuis un an les inégalités, dans tous les domaines, se renforcent, commente Claire Bidart. Ceux qui avaient des difficultés en ont encore plus et voient leurs amitiés se dégrader. » Dans son enquête, une femme de 57 ans raconte : « L’amie qui m’emmenait chaque mois faire des courses dans la grande surface à 22 km ne le fait plus. Une amitié qui s’étiole et qui ne survivra pas au Covid-19 (…). Avec l’humiliation de devoir être accompagnée par une personne de la mairie. Dans les villages, ça fait le tour des ragots, ça exclut encore plus, ça met une étiquette. » Et parce que les nouvelles rencontres sont rendues quasiment impossibles, un ami de perdu, zéro de retrouvé : « Chaque lien perdu rapproche de l’isolement. »

Ce qui ajoute à la cruauté de la solitude des plus âgés, c’est peut-être la peur tragique de mourir seul, écrit Jean-Pierre Martin dans Lettre sur l’amitié, un court texte publié en plein confinement aux éditions Gallimard (dans la collection numérique « Le Chemin ») : « En ce temps-là, si l’on était dans la mauvaise tranche d’âge, on était triste à l’idée qu’un ami lointain que même les proches ne pouvaient assister dans ses derniers moments, pour lequel aucune cérémonie digne de ce nom n’était envisageable, disparaisse sans qu’on le sache seulement, perdant son dernier souffle dans une salle de réanimation, un Ehpad ou tout simplement chez lui, seul, loin de tous. » Marlène a de la chance : aucun de ses amis n’est mort. Ils ont « juste » disparu.

Dans cette lettre, l’auteur de Mes fous (Editions de l’Olivier, 2020) célèbre ce que le confinement permet : garder l’ami près de soi. Après tout, tous enfermés chez nous, il n’y a plus de risque qu’il nous échappe pour d’autres, et plus de risque non plus que l’on nous réponde ce refrain embarrassé « pas cette fois mais on se voit très vite, promis » : « En ce temps-là, nous ne risquions pas d’être exposés à cette situation embarrassante : une occasion mondaine assemblée festive, réunion entre collègues, pince-fesses rituel, dîner de retrouvailles  où l’ami électif qu’on croyait proche s’éloigne tout à coup, où lui, si attentif d’ordinaire dans l’intimité, si sensible dans le face-à-face, si affectueux dans ses textos adressés personnellement, fait désormais son intéressant, nous ignore, participe avec aisance à cette atmosphère générale de persiflage à laquelle nous nous sentons étranger, soudain happés par une ambiance de bande, perçus tout à coup comme un autre, avec l’impression qu’il est prêt à nous trahir. »

Apéro Zoom

L’autre que l’on adore et que l’on ne voit plus qu’en apéro Zoom a aussi inspiré de belles pages à François Cusset dans son Génie du confinement (Les liens qui libèrent, mars 2021, 304 pages, 18 euros). Il raconte ces coups de fil passés à deux de ses amis : « J’écoutais le son de leur voix au téléphone comme si elle venait de très loin ; je cherchais où se logeait, palpable entre leurs mots, ce besoin vital d’être touchés. Peut-être que ce qui m’a mis la puce à l’oreille (…) c’est qu’il y a eu avec l’un comme avec l’autre  de mon fait, sans doute un long silence, à un moment. Il y a eu, au milieu de nos échanges, quelques secondes interminables de silence, après la liste des bénéfices de la période ou avant l’aveu du délaissement, un blanc au bout du fil pendant lequel je me suis demandé ce qui nous liait vraiment. Je me suis dit alors, comme la clarté même, que ce silence seul nous reliait. L’autre qui se tait me touche, est touché, ou se touche lui-même  c’est d’ailleurs peut-être ce qu’il était en train de faire  mais ça ne dure pas, à nouveau il en dit trop, ou ne parle plus du tout. »

« Je déteste téléphoner pour papoter. Je préfère discuter autour d’un café ou d’un dîner. La plupart de mes relations sont donc comme suspendues. » Thomas, 39 ans, éditeur

Ce silence très particulier, qui raconte que l’on se sent bien ensemble, Claire Bidart le range près de ces gestes, sourire, regard tendre ou main sur l’épaule, qui expriment l’attachement et dont nous sommes privés depuis des mois : « Le confinement a entraîné des contraintes : l’impossibilité de se voir, de se toucher, de faire des choses ensemble, de voir le visage de l’autre. Certes, on s’échange des informations et des photos mais la chaleur et l’affection ne passent pas uniquement par la parole, mais par des gestes et du temps passé ensemble. A ne rien faire ou à vibrer ensemble devant un spectacle, un match de foot, un concert… » Mais que deviendront nos amitiés si la vie sous cloche dure encore des mois ? Claire Bidart ne veut pas faire de prévisions, d’autant que la crise semble loin d’être finie. Elle souligne : « Il y a une grande résilience des sociétés, notamment au sein de la jeunesse, qui va peut-être inventer de nouvelles façons de se percevoir et des interactions qu’on n’imagine pas aujourd’hui. »

Aux premiers temps du confinement, Thomas, comme tout le monde, a cherché à inventer des façons de se voir « comme pour de vrai », en participant à des apéros Zoom et même à des parties de Trivial en visio. « Très vite, j’ai trouvé ça déprimant parce qu’on se forçait un peu, raconte-t-il. J’ai un problème : je déteste téléphoner pour papoter, même si j’ai appris à le faire avec certaines personnes. Je préfère discuter autour d’un café ou d’un dîner. La plupart de mes relations sont donc comme suspendues. »

En télétravail complet depuis presque une année, l’éditeur de 39 ans n’a « triché » que deux fois cet hiver. Un dîner chez un couple d’amis et un autre, plus « mondain », chez une collègue : « J’étais dans un état d’euphorie totale tant j’ai eu l’impression de vivre la vie d’avant. C’était dingue, alors que c’était un dîner parfaitement ordinaire. » S’il est soulagé que cette crise n’ait pas créé d’éloignement avec son noyau dur – six personnes dont il est inséparable depuis la fin du lycée –, il constate la disparition du deuxième cercle : « Ceux que tu ne vois qu’aux fêtes et dont tu n’as plus de nouvelles. » 

Comme un révélateur

Il note aussi que quelque chose a changé dans son petit groupe d’amis : ce qu’ils se disent et la manière dont ils le disent. Plutôt pudiques et d’ordinaire versés dans l’ironie, chacune et chacun sont plus attentifs aux autres et peut-être plus transparents. « On est tous plombés par le même truc, donc c’est plus facile de se dire que ça va mal, explique Thomas. Il y a une communauté de destin : on se comprend ou on a l’impression de mieux se comprendre. Et comme tout le monde est dans le même état, personne ne t’écrase par son bonheur. Il n’y a plus cette cruauté de te sentir différent quand tu es celui qui va mal dans le groupe. »

Bénédicte a, elle aussi, vu ses amis devenir « sentimentaux » ; même Antoine, le plus narquois de son entourage, s’est mis à lui déclarer son amitié avec force. « On approfondit nos liens », décrit la quadragénaire devenue accro aux conversations WhatsApp. Pour elle, le confinement a agi comme un révélateur. Elle dit qu’un grand tri s’est opéré dans ses relations : « Il y a des vieilles copines que je n’ai pas vues depuis un an. On ne s’appelle plus. Ça s’est fait naturellement et ça ne me manque pas. En parallèle, je suis devenue très proche de connaissances plus récentes. » Casanière, elle ne souffre pas vraiment de la situation et semble trouver plus de joie dans ses amitiés épistolaires que dans les conversations « superficielles » qu’elle pouvait mener pendant les dîners et autres soirées.

L’exact contraire de ce que vit Thomas, qui n’a qu’une hâte, que ça s’arrête : « Je me sens comme en apnée. J’attends désespérément que le cours normal des choses reprenne, tout en sachant ce que ça a d’illusoire… »


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