par Anaïs Coignac publié le 31 mars 2021
Véronique Béchu dirige depuis 2018 le groupe central des mineurs victimes, chargé de la pédocriminalité au siège de la PJ à Nanterre. Pour «Libération», elle décrit le phénomène inquiétant des viols commis en ligne, via notamment l’essor du streaming en direct, et souhaite des moyens humains supplémentaires face à la masse des dossiers.
A Nanterre (Hauts-de-Seine), au sein de l’office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP), un service de 14 enquêteurs travaille sur l’exploitation sexuelle des mineurs en ligne et la pédocriminalité. A sa tête depuis 2018, la commandante Véronique Béchu a répondu aux questions de Libération.
Pouvez-vous nous expliquer votre périmètre d’activité ?
Le vecteur de notre saisine, c’est l’infraction en ligne. Nous n’avons pas la possibilité d’absorber tout le flux qui nous arrive, donc nous priorisons les dossiers : ceux avec les faits les plus graves, ceux avec un volet international car c’est aussi de notre ressort, ceux de corruption de mineurs, de sextorsion s’il y a une résonance nationale ou un grand nombre de victimes. Certains dossiers de corruption comportent 150 à 200 mineurs victimes pour un seul individu. Ce sont des affaires souvent techniques, chronophages, qui demandent une expertise. Nous avons aussi une priorisation en matière d’âge des enfants : nous travaillons quasiment exclusivement sur des mineurs de 0 à 10-12 ans. Et dans cette tranche, près de 50 % de nos dossiers, c’est du 0-4 ans. Le reste du spectre est envoyé en province, aux sûretés départementales et aux brigades de protection de la famille.
De quelle manière et en quelle quantité êtes-vous saisis chaque année ?
Nous avons beaucoup de canaux de signalement. La fondation américaine NCMEC collecte tous les signalements qui proviennent des sociétés de l’Internet. Elles sont principalement américaines, là-bas c’est une obligation légale. Mais de plus en plus de sociétés françaises signent des conventions pour lui notifier ce qu’ils trouvent sur leurs réseaux. Cette fondation nous adresse 85 000 rapports par an ce qui en fait notre principale source. Ici, nous ouvrons 250 dossiers en moyenne puisque nous ne gardons que le haut du spectre : les viols, actes de torture et de barbarie en ligne. L’augmentation des transmissions aux parquets locaux a atteint plus de 700 % en 2020. Mais ces chiffres ne représentent pas toute l’étendue du phénomène sur lequel travaillent aussi la police judiciaire et la sécurité publique.
Le pédocriminel type serait selon vous en général quelqu’un d’égocentré, de narcissique et d’immature affectivement. Y a-t-il d’autres éléments récurrents ?
Sur la criminalité en ligne, 99 % sont des hommes. Mais il n’y a clairement ni profil ni âge. D’ailleurs, on s’aperçoit qu’ils sont de plus en plus jeunes. Nous avons des dossiers en ce moment où les pédocriminels ont en dessous de la vingtaine. Ce phénomène touche toutes les couches sociales, tous les métiers. Il n’existe pas de vide en la matière.
Et les retrouve-t-on plus en Europe que dans les pays moins développés ?
En Europe, nous sommes plutôt pays clients. Les premiers consommateurs sont les Britanniques en matière de pédocriminalité itinérante avant la France et les Néerlandais, puis l’Allemagne. A l’international, il y a beaucoup de pédocriminels australiens et américains, mais les pays anglo-saxons sont dotés de législations plus répressives que les nôtres. Les Etats-Unis signalent leurs pédocriminels qui voyagent, avec leurs dates, leur destination, aux pays où ils se rendent. Sur leur passeport, une mention signale qu’ils ont été condamnés à ce titre. L’Australie interdit même la sortie de ses ressortissants inscrits au fichier des agresseurs sexuels vers certains pays. Nous, légalement, n’en avons pas le droit au nom de la liberté d’aller et venir, et de principes constitutionnels.
Un an de crise sanitaire a-t-il généré des répercussions sur votre activité ?
Oui, ne serait-ce qu’avec la fermeture des frontières, tous les pays impliqués sur la thématique ont noté un boom du live streaming, un phénomène qui correspond à la commande, l’achat, et le visionnage en direct et en ligne de viols, d’actes de torture et de barbarie sur des enfants. Les gens qui voyagent pour abuser d’enfants produisaient déjà de plus en plus de vidéos et d’images de ces violences pour ensuite les diffuser au sein de la communauté pédocriminelle, sur le Web classique ou le darknet. Pendant les périodes de confinement, tout le monde était hyperconnecté donc les dérives ont augmenté. Europol a même communiqué sur l’augmentation de la cybercriminalité.
Comment enrayer et prévenir ces situations dramatiques ?
Pendant le confinement, notre groupe a été membre d’un protocole mis en place sous l’égide de l’association l’Enfant bleu et du secrétaire d’Etat chargé de l’Enfance, Adrien Taquet. Nous avons créé avec la société Havas un avatar dans le jeu vidéo Fortnite, très populaire chez les enfants. Derrière cet avatar se trouve une permanence de recueil de signalements pour des faits de violence, d’abus sexuels. Il a été beaucoup sollicité, par près de 1 500 mineurs. Tous n’ont pas donné lieu à des procédures. Mais quand même, avec les jeux vidéo, c’est un pôle entier d’infractions qui n’est pas pris en compte. Les pédocriminels vont là où sont les enfants. Et c’est là qu’ils sont actuellement. Nous travaillons sur des dossiers où des mineurs très jeunes se filment en s’auto-pénétrant sur les instructions d’individus, par exemple en échange d’un code pour passer le niveau supérieur. Avec des partenaires, nous commençons à réfléchir à la façon de contrecarrer ce phénomène. Soit par de la prévention avec des messages, soit par l’utilisation de techniques d’enquête spécifiques. Cela risque d’être un gros chantier.
Travaillez-vous aussi sur les vidéos et images de nus que s’envoient les adolescents, parfois très jeunes, sur les réseaux sociaux ?
Il est impératif de mener une campagne de communication pour expliquer les dangers des nudes. C’est un sujet qui gangrène toutes les relations adolescentes. Nous ne pouvons pas empêcher quelqu’un d’envoyer une photo de nu ou demi-nu à son amoureux mais c’est comme ça que commencent souvent des dossiers de harcèlement sur Internet et de revenge porn. Nous les retrouvons ensuite sur les sites des communautés pédocriminelles. La première chose à leur expliquer, c’est que ce qu’ils envoient à une tierce personne, ils n’en sont plus propriétaires. Un groupe de travail au sein du ministère de l’Education nationale travaille sur le sujet. L’idée est aussi de faire intervenir des experts auprès d’enfants, même en très bas âge, pour leur expliquer qu’ils ont tout droit sur leur corps, que personne ne doit les toucher, qu’ils doivent signaler s’il se passe quelque chose.
Des spécialistes disent que les enfants, avant de se taire pendant très longtemps, racontent les faits de violences qu’ils subissent. Est-ce que vous êtes d’accord avec ça ?
Non, pas vraiment. Il y a des enfants qui n’en parlent jamais. Par contre, il y a des signaux faibles. Et c’est ce sur quoi il faut travailler parce que très souvent, les gens qui y sont confrontés ne sont pas formés à leur détection. Cela peut être anodin : un enfant qui, du jour au lendemain, s’enferme, reste cloîtré dans sa chambre, n’a plus goût à rien. Un enfant qui travaillait correctement et ne travaille plus ou, au contraire, se jette à corps perdu dans les études alors qu’il était un élève lambda, etc. Il existe plein de signaux de cet ordre-là. L’enjeu, c’est de les détecter, de les interpréter correctement, et de passer l’information à qui de droit.
Votre service est toujours doté de 14 enquêteurs quand celui de vos homologues en Angleterre en a 320 ou que les Néerlandais en ont 150. Les choses évoluent-elles ?
Ça avance, mais il reste encore pas mal de choses à mettre en place pour que la protection des mineurs devienne une priorité nationale. J’avais évoqué lors des visites officielles au sein de l’unité la nécessité d’un plan pluridisciplinaire en matière de prévention qui relierait tous les acteurs impliqués dans cette thématique. Nous sommes chacun un maillon de la chaîne et si nos actions ne sont pas concertées, le risque est d’avoir des redites ou des trous dans la raquette. Il s’agirait d’un plan entre les ministères de l’Intérieur, de la Justice, de l’Education nationale, de la Santé, des Sports. Des pistes sont actuellement à l’étude.
Les violences sexuelles intrafamiliales représentent-elles une part importante de vos dossiers ? Etes-vous d’accord avec le chiffre estimé à 10 % d’enfants victimes d’inceste ?
C’est une thématique en matière de criminalité où l’on a une sous-déclaration énorme puisque les gens ne parlent pas. Mais cela doit représenter 90 % de nos dossiers, si on met de côté le live streaming et la pédocriminalité itinérante. Les individus qui produisent des images d’abus sexuels sur des enfants doivent les avoir à côté d’eux. Donc très souvent cela concerne le cercle familial. Encore une fois, nous ne faisons que le haut du spectre. Dans l’entonnoir des violences sexuelles sur les enfants, ce n’est qu’un petit bout du phénomène. Quant au nombre d’enfants victimes d’inceste, je dirais plus. En tout cas exposés à des délits sexuels, comme l’exhibition, le frottage dans le métro, la corruption comme le fait de leur montrer des films pornographiques, les agressions sexuelles, je dirais un enfant sur trois.
C’est un chiffre énorme. Vous qui ne traitez que les faits criminels, comment gérez-vous, avec vos enquêteurs, cette violence au quotidien ?
Le point central, c’est d’être volontaires pour venir ici et que tout le monde puisse partir s’il le souhaite même si chaque effectif compte. Nous nous entendons très bien, et sommes très attentifs les uns aux autres. Nous connaissons un peu la vie de chacun, ce qui nous permet d’être vigilants quand il y a des difficultés. Mon adjointe et moi veillons à l’attribution des dossiers selon les sensibilités car ce sont des heures et des heures par jour à ne visionner que des viols sur des enfants. Nous avons un suivi, même si c’est un bien grand mot, à raison de deux rendez-vous obligatoires par an chez le psy et plus si besoin. Et quand il y a des dossiers particulièrement compliqués, nous débriefons. Après, nous avons tous des vies stables. C’est recommandé dans ce genre de services. Nous faisons tous du sport, des activités annexes. Nous essayons de ne pas ramener tout ça à la maison même si c’est compliqué parce que la cyberinfiltration c’est H24. Donc aussi chez soi. Mais heureusement, c’est possible de faire ce métier.
Que répondez-vous aux critiques qui évoquent une différence de traitement entre les dossiers médiatiques et ceux de personnes lambda ? Et quel est l’impact de ces voix et du #MeTooInceste sur votre activité ?
Les parquets nous sollicitent quand il y a un dossier sensible, pas forcément médiatique, du fait de notre expertise parce que nous sommes un point d’entrée à l’international et que nous pouvons travailler partout en France. Nous avons donc reçu les dossiers Epstein, Matzneff et la plainte d’Adèle Haenel. Mais il n’y a absolument pas de différence de traitement. Je dirais même qu’un dossier sur des faits prescrits n’aura pas chez nous la priorité par rapport à une enfant dont on voit quotidiennement les vidéos de viols sur le darknet. Nous ne travaillons pas en termes de priorité, de sensibilité, ou de médiatisation mais en fonction de l’urgence à mettre en sécurité un mineur. Le #MeTooInceste concerne surtout des femmes qui révèlent avoir été abusées étant enfants. Ces dossiers sont traités en local car mon unité s’astreint prioritairement à détecter, identifier et stopper des victimes actuelles.
Toutefois, beaucoup de plaintes pour des crimes sexuels sont classées sans suite. Comment expliquer aux victimes qu’il y a bien œuvre de justice dans ces cas-là ?
Toutes les plaintes ne peuvent pas aboutir. Parfois les faits sont insuffisamment caractérisés, leur matérialité ou les éléments constitutifs de l’infraction n’ont pu être démontrés. Parfois les faits sont prescrits et la loi ne nous permet pas d’aller au-delà de ces situations. L’important, c’est d’expliquer aux personnes que nous recevons qu’elles sont considérées comme victimes mais que leur plainte n’ira pas nécessairement jusqu’à une condamnation. Leur dire que leur parole va être prise en compte, parfois en qualité de témoin, que c’est extrêmement important, notamment dans des dossiers anciens, avec plusieurs victimes. Et si les faits sont prescrits et qu’il n’y a pas d’autre victime, il faut être franc, leur dire que leur audition sera transmise au procureur de la République, que leur cas sera étudié, que ça peut prendre du temps. Notre rôle c’est d’écouter et d’expliquer, de les préparer à ce qui va se passer, leur dire qu’elles risquent d’être malmenées car leur parole, et elles le savent, va tout faire voler en éclat. Mais ce n’est jamais inutile.
Que pensez-vous des évolutions législatives en cours sur l’instauration d’un seuil à 15 ans du consentement sexuel des mineurs ? Et pensez-vous qu’il soit opportun de créer une infraction spécifique d’inceste comme le réclament certaines associations ?
Je suis très satisfaite des futures évolutions qui se dessinent et qui vont dans le bon sens. 15 ans me semble un bon âge. Il fait consensus au niveau international. La prescription glissante [qui permet à une victime de crime sexuel sur mineurs de bénéficier de la même prescriptibilité qu’une autre victime déclarée du même auteur, ayant subi des faits plus tard, ndlr] est aussi une grande avancée. Pour ce qui est de créer une infraction spécifique d’inceste, je ne peux pas donner d’avis. Le risque me paraît, en entassant les infractions, que celles-ci deviennent illisibles.
Récemment, quelles affaires vous ont marquées ? Y a-t-il des dossiers qui ont pu aboutir comme vous le souhaitiez ?
Le tribunal correctionnel de Paris a condamné en janvier 2020 pour la première fois un individu pour complicité d’agression sexuelle dans une affaire de live streaming que nous traitions. C’est une première victoire. Et nous avons d’autres dossiers proches d’être envoyés en cour d’assises. Vu l’ampleur du phénomène du live streaming, nous impliquons désormais des collègues de police judiciaire locaux. Nous avons créé une mallette pédagogique avec tous les outils pour investiguer ce genre de dossiers. Ce sera toujours piloté par le parquet de Paris avec un magistrat référent.
Par ailleurs, nous sommes très satisfaits des avancées obtenues grâce à la loi Schiappa et l’amendement du député Gouffier-Cha, qui pénalise la sollicitation d’actes sexuels sur mineurs même si elle n’est pas suivie d’effets. Dans beaucoup de nos dossiers, l’individu a été proactif, nous disposons des flux financiers, des tchats, mais nous ne savons pas s’il est allé jusqu’au bout. Ça nous paraissait anormal que cela ne soit pas condamné. Mais aujourd’hui, c’est une infraction punie de sept ans de prison.
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