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samedi 10 avril 2021

«Ecritures» En analyse

par Thomas Clerc   publié le 10 avril 2021

Selon Thomas Clerc, adepte de la discipline, la psychanalyse traverse une crise de fond dont le symptôme le plus pervers est la trivialisation sympathique que lui fait subir la série «En thérapie».

En thérapie a été salué à juste titre comme une onde de fraîcheur sur le paysage audiovisuel français. Son succès permet de vérifier qu’en ces temps de détresse la vie intérieure retrouve une nécessité qu’elle n’avait perdue qu’aux yeux de ceux qui n’en ont pas. Mais ce retour de la psychanalyse sur la scène n’est en fait, comme le genre de la série l’indique, qu’une fiction : car un abîme sépare une thérapie d’une analyse, comme un canasson d’un pur-sang. Autrement dit, le titre de la série (dont je n’ai regardé que trois épisodes, car après je cale) ne doit pas masquer une vérité plus désagréable que les révélations du «docteur» Dayan à ses patients traumatisés qui par la vie intime, qui par la vie politique : c’est que la psychanalyse traverse une crise de fond dont le symptôme le plus pervers est peut-être cette trivialisation sympathique que lui fait subir En thérapie.

L’un des aspects les plus agaçants de la série est le caractère empathique du psychanalyste vis-à-vis de ses patients, qui réagit à la moindre de leurs déclarations, injonctions, provocations ou simples questions. Que Frédéric Pierrot soit un bon acteur, nul n’en doute : mais son personnage de «psy» est aux antipodes de la neutralité bienveillante exigée par la discipline. Certes, il ne faut pas confondre une analyse véritable et une thérapie de série, mais cette empathie manifeste est pénible à regarder : elle est évidemment faite pour rendre l’analyste (et sa discipline) populaire, figure compatissante à laquelle le spectateur peut s’identifier et sur laquelle projeter, comme ses patients, son désir et sa demande. Mais cette empathie est le plus pur symptôme de l’incompréhension de ce qu’est une analyse : exactement le contraire d’un «dialogue constructif», d’une «écoute-conseil», ou d’un «coaching mental» prodigué par toutes sortes d’escrocs new age profilés sur le monde de l’entreprise et rencontrant un succès phénoménal. La thérapie est une solution courte qui prétend régler un problème ponctuel ; l’analyse est une descente en soi-même par le biais du langage. Dans celle-ci, l’analyste est une surface réfléchissante destinée à faire entendre à l’analysant son inconscient par la pâte du langage ; dans celle-là, le «psy» est un prodigueur de recettes, un prêtre amélioré, un consultant du vide à remplir. Dans une vraie analyse, l’analyste réagit assez peu ; il faut pouvoir soutenir des plages de silence qui nous confrontent à un moi autre : mission impossible dans une fiction mainstream qui repose sur un bavardage excluant tout vertige silentiaire. Il ne peut pas y avoir de «trous» dans une série aussi conventionnellement réaliste, qui indexe la séance sur le modèle de la conversation, en une conception très américaine de la psychanalyse, influencée par la psychologie du développement personnel. Il serait intéressant de rêver à ce que serait, en termes filmiques, une véritable analyse (et non une thérapie) : sans doute plus proche d’un film d’avant-garde que d’un produit de série, même comestible. Filmer le silence est une gageure ; on aurait pu attendre des séquences de rêves à l’intérieur des séances, qui auraient déréalisé leur côté platement dialogique (sur le modèle de la Maison du Dr Edwardes, et son rêve signé Dalí).

Mais non : il fallait rester dans ce registre trivial d’une parole réactive, propre à garantir la crédibilité d’une série en tranches de trente minutes (ce petit défi constituant l’orgueil scénaristique des réalisateurs). Si elle se justifie narrativement, l’apologie de l’empathie se justifie hélas aussi socialement, car elle coïncide avec son déni permanent dans le petit cauchemar qu’est devenu notre réel. Le simple échange ordinaire (qui est l’un des plaisirs essentiels de la vie quotidienne, notamment avec des inconnus) est désormais perçu comme bizarre, voire suspect au monde technologique et ses nouveaux modes de communication distancielle, de l’ordinateur à la visio, du casque à muzak à la voix de synthèse, du smartphone à la langue de bois. Les psychotiques normaux qui nous régentent peuvent hélas compter sur les agents sociaux qui ont intériorisé leurs consignes. L’empathie que réclament avidement les personnages d’En Thérapie est l’envers de l’absence d’échange réel produit par un monde malade de normopathie : il leur faut donc payer en séance l’intersubjectivité que le monde virtuel leur refuse. La psychanalyse m’a sauvé la vie ; je ne suis pas le seul. Sans elle je serais resté une larve ; je suis devenu Thomas Clerc. La différence n’est pas énorme ; elle existe.


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