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jeudi 8 avril 2021

Consentement Clotilde Leguil : «Dans le consentement amoureux et sexuel, il y a toujours une part de risque et d’inconnu»

par Cécile Daumas  publié le 9 avril 2021

Consentir par amour et par désir, c’est faire confiance à l’autre, s’en remettre à lui en se dessaisissant d’une part de soi-même. Un saut dans le vide. Mais céder n’est pas non plus consentir, rappelle la psychanalyste. Si on ne reconnaît pas cette frontière-là, on nie le traumatisme psychique et sexuel.

C’est ce moment où le corps chavire, las d’une ultime résistance, cet instant où il cède alors que la tête dit non. Laisser faire pour de mauvaises raisons. «Céder n’est pas consentir», claquent en noir et blanc les collages féministes sur les murs de la ville. C’est de cette interpellation qu’est partie la psychanalyste Clotilde Leguil pour explorer la frontière dangereuse et sensible entre laisser faire et dire oui, vraiment. Telle une baguette magique, le consentement est souvent invoqué pour rééquilibrer les relations entre les hommes et les femmes, entrevoir un futur plus apaisé entre les sexes. Mais, prévient Clotilde Leguil dans son essai Céder n’est pas consentir (PUF 2021), le consentement en matière amoureuse et sexuelle est loin de fonctionner comme un contrat signé au coin du lit.

Olivier Duhamel, Patrick Poivre d’Arvor, Gabriel Matzneff : ces affaires ont éclaté longtemps après les faits. Pourquoi est-ce toujours aussi difficile de parler pour les victimes ? L’histoire du traumatisme sexuel est celle du silence, dites-vous…

Prendre la parole n’est pas simplement de l’ordre de la libération de la parole comme on l’a souvent dit depuis le mouvement #Metoo. La libération collective de la parole brise un certain silence, c’est vrai, elle peut aussi prendre la forme de l’appel à la justice, mais le fait de «prendre la parole» en son nom implique de se confronter à une complexité intime, celle des effets du traumatisme sexuel en lui-même, lequel opère un court-circuit dans le rapport à la parole et confronte le sujet à un silence sur ce qui lui est arrivé. Il y a eu un silence au moment de la mauvaise rencontre et le sujet s’est retrouvé sans voix, bouche cousue. Mais il y a aussi un silence après coup, comme si le sujet ne pouvait plus rien dire et était frappé une seconde fois par le silence. Il y a alors le silence provoqué par l’angoisse de ne pas être cru. Si je parle, qui me croira ? La non-croyance de l’autre peut produire une répétition du trauma. En parlant, le sujet ouvre une faille en lui-même. En levant le voile sur une expérience traumatique qui l’a touché, il se met à nouveau en danger. L’expérience de détresse et de solitude radicale est redoublée. Mais au-delà de cette angoisse de ne pas savoir à qui le dire, il y a aussi la rencontre avec quelque chose d’indicible.

Pourquoi la victime est-elle tant enfermée dans ce mutisme ?

Le sujet est confronté à une forme d’impossibilité à dire car les traces d’un traumatisme psychique et sexuel sont difficiles à déchiffrer pour le sujet lui-même. Ce n’est qu’après une rencontre avec la psychanalyse que Vanessa Springora a pu écrire sur son traumatisme dans son récit le Consentement. Dans le contexte actuel, ce qui me semble intéressant est cet aller-retour entre une libération collective de la parole et une prise de parole en première personne, via la littérature, questionnant l’expérience singulière du traumatisme.

Le consentement est souvent invoqué comme un sésame à des relations sexuelles et amoureuses plus équilibrées. Vous dites pourtant qu’il opère dans une zone opaque et mouvante.

Selon mon approche clinique et philosophique, il n’y a pas de consentement éclairé. Cette expression, qui renvoie au domaine juridique et médical, masque ce qu’il y a toujours d’obscurité et d’énigme dans le consentement. Elle réduit le consentement à une dimension contractuelle qui pourrait faire croire que dans le champ amoureux et sexuel, on pourrait signer un contrat au départ pour savoir ce à quoi on va consentir. Or, le consentement n’est pas un contrat. C’est méconnaître la dimension de l’amour et de la sexualité de l’envisager ainsi. Dans le consentement amoureux et sexuel, il y a toujours une part de risque et d’inconnu. Consentir, c’est se jeter à l’eau, se lancer dans une aventure sans savoir à l’avance. Un peu comme un saut dans le vide. C’est aussi un acte reposant sur la confiance qui fait qu’on s’en remet à un autre, en se dessaisissant de soi-même sans savoir à l’avance ce qui se produira, mais en le désirant. C’est la beauté du consentement, mais aussi sa complexité.

Justement, vous explorez cette frontière entre céder et consentir, quand le consentement peut se retourner contre le sujet…

C’est parce que le consentement engage le corps, et qu’il est même une expérience corporelle, et non un acte de raison, qu’il comporte une obscurité pour le sujet le conduisant quelquefois à se laisser faire au-delà de ce qu’il désirait. C’est la thèse de mon livre. Pour le montrer, je suis partie de cet aphorisme, «céder n’est pas consentir» que j’ai lu sur un collage féminicide, et je me suis demandée ce qui fait qu’à un moment, quelque chose comme une frontière peut être franchie depuis un consentement donné. Ce qui m’a intéressée dans cet aphorisme, c’est d’en faire le lieu d’une question pour le sujet lui-même, et de plonger à la racine du consentement pour m’approcher de cette frontière. Cette frontière franchie par l’autre me confronte depuis un consentement initial à une expérience de forçage à laquelle je ne consens plus, mais qui me fait céder à une situation. «Céder» n’est donc pas «consentir» en effet, mais si on ne pense pas le consentement comme une énigme, une forme d’opacité dans le rapport au désir et à la jouissance, on ne comprend pas en quel sens cette frontière entre «céder» et «consentir» peut venir à être franchie.

Justement, pourquoi le corps cède à ce moment-là ?

Entre le «consentir» et le «céder», je m’interroge sur la dimension du «se laisser faire» en introduisant des nuances. Je distingue le «se laisser faire» consenti dans la passion amoureuse, du «se laisser faire» du traumatisme psychique qui n’est pas le même. Dans ce dernier, le sujet «cède à» la situation, ne peut dire «non» et fait l’épreuve d’un forçage dans son propre corps. Si on ne reconnaît pas la distinction entre «céder» et «consentir», on nie le traumatisme psychique et sexuel. Ce collage féminicide m’a rappelé une phrase de Lacan sur le trauma, qui dit que dans la confrontation traumatique, «le sujet cède à la situation». Céder à la situation, c’est justement ne pas pouvoir répondre. Ne plus pouvoir rien dire, être pétrifié par une situation imposée par un autre. Ce qui arrive produit dans son corps une déflagration à laquelle le sujet ne peut rien répondre. Pour en rendre compte, je reprends le cas d’une petite fille de 8 ans, que Freud rencontrera quand elle en aura 18, et qui a subi, enfant, un traumatisme. Emma entre dans un magasin pour acheter des friandises et l’épicier passe ses mains sur ses organes génitaux à travers sa robe. Figée, elle se laisse faire. Le symptôme qui lui en reste, c’est d’être terrorisée quand elle entre seule dans une boutique. Elle en parlera dix ans plus à Freud. Le traumatisme psychique et sexuel va avec une forme d’amnésie. C’est un événement qui ne rentre pas dans l’histoire et qui pourtant reste là, sous forme de symptômes, sous forme d’effroi. J’interroge aussi le «se laisser faire» dans mon livre en me demandant au nom de quoi on peut se forcer soi-même. Quelquefois, c’est au nom de l’amour, ou au nom de la famille, ou encore au nom d’un certain idéal. On sacrifie alors son désir, on «cède sur» son désir comme le disait Lacan.

Une certaine lecture de la psychanalyse a permis aussi à certains de revendiquer leurs désirs absolus au point d’en oublier le consentement de l’autre…

C’est vrai, dans les années 70, il y a eu quelquefois une forme d’instrumentalisation de la psychanalyse en faveur de la pulsion. Cette phrase de Lacan «ne pas céder sur son désir» souvent reprise a été l’objet de contresens. Le «ne pas céder sur son désir» n’a rien à voir avec «céder à la pulsion». Imposer sa pulsion à l’autre sans son consentement, n’est pas «désirer l’autre». Dans le contexte de la libération sexuelle, l’aspiration à une «jouissance sans entrave» a pu donner lieu à un mésusage de la psychanalyse. C’est aussi pour cela que je repars de la question freudienne du traumatisme sexuel à l’origine de la psychanalyse et de la distinction lacanienne entre le désir qui prend en compte le rapport à l’autre et la pulsion qui ne se préoccupe pas du consentement de l’autre.

Bientôt sera adoptée une loi fixant l’âge d’une présomption de non-consentement sexuel fixée à 15 ans et à 18 ans dans les cas d’inceste. Qu’en pensez-vous ?

Cette question de la présomption de non-consentement me semble très importante car jusque-là, dans les cas d’agressions sexuelles, la victime, quel que soit son âge devait prouver son non-consentement. Cela voulait dire qu’elle devait à nouveau être confrontée au traumatisme sexuel et psychique auquel elle n’avait pas pu répondre une première fois. Cette idée de présomption de non-consentement chez les moins de 15 ans me semble donc une avancée importante. Pour l’inceste, je rejoins totalement Christine Angot qui s’est indignée que la loi puisse laisser entendre qu’il y ait un consentement possible au-delà de 18 ans. De mon point de vue philosophique et psychanalytique, les termes d’inceste et de consentement sont absolument antinomiques. La prohibition de l’inceste est au fondement même de la culture, de la parole, de la famille et du désir sexuel comme impliquant de sortir de l’univers de la famille pour choisir un partenaire sexuel, comme Claude Lévi-Strauss l’a démontré.

Si le consentement est une zone floue, est-il quand même possible de le garantir un peu plus pour diminuer les situations de forçage.

Je ne pense pas qu’on puisse lutter contre la possibilité de la rencontre traumatique en signant un contrat et en cherchant une garantie au respect du consentement. Je répondrai à votre question du point de vue de la psychanalyse, en posant le problème de l’obéissance comme une énigme, qui renvoie au surmoi en chacun. Ce que dévoile l’énigme du consentement, c’est que chacun peut être conduit à obéir depuis son surmoi au-delà de ce qu’il désire jusqu’à se forcer soi-même. Il ne s’agit pas de dire simplement qu’il faut «savoir dire non» mais d’apercevoir toute la complexité de cette mise en jeu de l’obéissance. Il faut reconnaître les rapports de pouvoir et d’emprise, mais aussi le rapport à ce que Freud et Lacan appellent le surmoi. Celui-ci nous commande d’obéir pour garder l’amour de l’autre, pour avoir une place dans le monde, et nous amène à nous forcer, quelquefois au nom de la jouissance. C’est en ce point qu’une frontière peut être franchie, du «consentir» au «céder» et que le sujet agit contre lui-même. Vanessa Springora explore cela dans son livre, ce point où elle n’a pu dire «non» à l’autre alors que son corps lui signalait un danger. Cette obéissance au surmoi, on la rencontre dès qu’il y a un engagement pris envers l’autre et qu’on ne sait plus jusqu’où il faut donner de soi pour l’autre. Quand on a fait l’expérience du consentement forcé, la difficulté est ensuite de pouvoir un jour s’extraire et de désobéir sans plus avoir peur de prendre la parole en son nom. Cela suppose quelquefois de consentir à se défaire de l’idéal au nom duquel on a supporté, au nom duquel on s’est tu. Cela suppose de reconnaître son désir et ne plus y renoncer. Voilà le sens véritable que l’on peut donner au «ne pas céder sur son désir» de Lacan.

Céder n’est pas consentir de Clotilde Leguil, éd. PUF


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