Si le revenu universel suscite encore un grand scepticisme, la pandémie et l’explosion des dépenses sociales ont fait évoluer le débat sur la refonte des prestations dans les États providence. Les aides monétaires – notamment celles mises en œuvre pendant la pandémie – se révèlent un moyen simple et efficace de répondre à de nombreux besoins sociaux. Certes, depuis un an, il n’y a eu quasiment aucun versement récurrent sans critère de sélection. Mais si l’heure du revenu universel n’est pas encore arrivée, l’épreuve du Covid-19 a peut-être accéléré les choses.
Les arguments en faveur du revenu universel existent depuis des siècles. Aux yeux de [l’intellectuel du XVIIIe siècle] Thomas Paine, la Terre était un bien commun et toute personne exploitant le sol et les ressources naturelles était redevable d’une “rente foncière” à la société, afin de financer un “héritage naturel” pour tous les adultes. L’idée de versements universels et la notion légèrement différente de revenu minimum garanti ont été régulièrement abordées dans les débats sur les prestations sociales au XXe siècle. Mais à la fin du siècle, la crainte que certains vivent aux crochets des autres et le taux élevé de chômage dans une grande partie de l’Europe ont abouti à des allocations moins généreuses ou plus dépendantes d’un emploi.
Dans les années 2010, le renforcement des inégalités et la conviction – surtout dans le milieu des nouvelles technologies – que les robots et l’intelligence artificielle risquaient de bientôt remplacer de nombreux travailleurs ont ravivé l’intérêt pour le revenu de base. Les propositions réalistes étaient néanmoins rares. En 2016, quand la Suisse a consulté sa population sur un revenu universel de 2 500 francs par mois, 80 % des électeurs ont répondu “non”.
Puis le Covid-19 est arrivé. Les restrictions sanitaires ont plongé de vastes pans de la population dans une grande précarité. À travers le monde, les gouvernements ont réagi en distribuant beaucoup de liquidités. De la mi-mars à la mi-juin 2020, plus de 1,1 milliard de personnes ont reçu de l’argent public, des dépenses généralement adoptées sans réelle opposition politique. Les transferts directs ont représenté environ un tiers de toutes les mesures sociales liées à la pandémie, selon la Banque mondiale.
En mars 2020, le Congrès des États-Unis a adopté à la quasi-unanimité un plan d’urgence prévoyant entre autres l’envoi sans condition d’un chèque d’un montant maximum de 1 200 dollars à la plupart des adultes (une mesure renouvelée fin 2020). Les habitants de Hong Kong ont reçu l’équivalent de 1 300 dollars ; les Japonais, environ 930 dollars ; la plupart des adultes de Singapour, 425 dollars. Certains gouvernements ont distribué de l’argent qu’on ne pouvait dépenser que localement, par le biais de coupons (à Malte, par exemple) ou de cartes prépayées (dans certaines régions de Corée du Sud). Mais en général, les pouvoirs publics ont tout simplement donné du cash.
Relancer la consommation
Rien de tout cela ne correspond toutefois à un vrai revenu universel. Dans les pays riches, les virements ponctuels ont été le dispositif le plus fréquent, afin de relancer la consommation et d’amortir les chutes brutales de revenus. Dans les pays en développement, les versements se sont plus approchés d’un revenu de base car ils étaient souvent récurrents. Mais ils étaient en général réservés aux plus pauvres et vulnérables. Dans le cadre de son fonds d’aide, le plus ambitieux de son histoire, le Brésil a versé des mensualités au tiers le plus défavorisé de sa population jusqu’en décembre 2020. Au Togo, des paiements via le téléphone mobile sont versés deux fois par mois aux travailleurs du secteur informel dans les régions où des confinements sont imposés.
Mais alors que le pic de la pandémie s’éloigne et que l’économie redémarre lentement, les dernières mesures en vigueur prendront bientôt fin. Seuls 7 % des programmes ont été prolongés ; leur durée moyenne était de trois mois, toujours selon la Banque mondiale. Aux États-Unis, le plan de relance de Joe Biden prévoit une troisième vague de chèques mais les bénéficiaires seront moins nombreux que l’année dernière.
Les aides accordées pendant la pandémie ne se transformeront pas en revenu de base durable, mais l’épreuve du Covid-19 rend son adoption plus plausible à terme. Si l’on en croit des sondages, les jeunes aux États-Unis et en Europe y sont favorables. Les démocrates et certains républicains aux États-Unis soutiennent l’expansion du crédit d’impôts par enfant à charge, ce qui équivaudrait à des liquidités sans contrepartie pour les familles modestes. Un barème proportionnel aux revenus du foyer est appliqué, mais ce dispositif mis en œuvre dans le cadre de la loi de relance de Joe Biden s’approche d’un revenu de base pour les familles qui ont des enfants.
La Finlande a organisé un essai en 2017-2018
En Corée du Sud, l’élection présidentielle de 2022 sera sans doute une sorte de référendum sur le revenu universel. Lee Jae-myung, candidat potentiel qui a supervisé une expérimentation dans la province de Gyeonggi, dont il est gouverneur, propose que le pays adopte un revenu universel national de 500 000 wons [375 euros] par an, et, à terme, par mois. (Le Premier ministre actuel et son probable adversaire, Chung Sye-kyun, y est opposé.)
Ces dernières années, face à la popularité croissante du concept de revenu universel, des chercheurs et des gouvernements ont lancé un certain nombre d’expériences, dont certaines ont produit des résultats avant l’arrivée du Covid-19. La Finlande, par exemple, a organisé un essai en 2017-2018, où 2 000 personnes sans emploi, sélectionnées de manière aléatoire, ont reçu une modeste mensualité qui était équivalente à l’allocation chômage et qui était garantie pendant la durée de l’expérience.
Les résultats ont été brouillés en raison d’une évolution législative en 2018 qui a durci les conditions d’accès à l’allocation chômage, mais les conclusions demeurent intéressantes. L’une des principales inquiétudes suscitées par le revenu de base est le risque de dissuader les bénéficiaires de rechercher un emploi rémunéré. Mais les participants ayant reçu des versements inconditionnels ont plus travaillé que ceux qui percevaient l’allocation chômage. Ils ont témoigné d’un plus grand bien-être, ils souffraient moins de dépression et de stress, avaient plus confiance en leurs capacités et faisaient aussi plus confiance aux autres, par rapport au groupe témoin.
Les données collectées en Finlande sont cohérentes avec celles d’autres expériences. Rebecca Hasdell, qui a travaillé sur la question au Basic Income Lab de l’université Stanford, a examiné 16 enquêtes publiées entre 2009 et 2019 et qui concernaient des pays riches et des pays pauvres. Il en ressort un effet positif sur le niveau d’études ainsi que sur des indicateurs relatifs à la santé physique et mentale, et un recul de la pauvreté.
Un risque d’accentuer les inégalités hommes-femmes
La participation au marché du travail est généralement peu affectée : la moitié des études ne détectent pas d’effet notable sur le plan statistique. Et la plupart des autres y voient un effet positif, note la chercheuse. Quand cette participation baisse, on observe souvent en parallèle une plus grande prise en charge des proches, ce qui risque d’accentuer les inégalités hommes-femmes sur le marché du travail. Dans les pays à revenus faibles ou intermédiaires, cette donnée est souvent associée à un pourcentage plus faible de femmes actives. Dans certaines études, l’existence d’un revenu de base semble aussi limiter le nombre d’actifs dans la force de l’âge.
Dans certains cas, les bienfaits du revenu universel semblent avoir résisté à la pandémie. Une équipe d’économistes qui avait lancé une expérience à grande échelle au Kenya avant l’arrivée du Covid-19 a pu surveiller ses incidences pendant la crise. Le bien-être des bénéficiaires est légèrement mais notablement supérieur à celui du groupe témoin, les effets sur leur santé sont ambigus. Ils sont plus enclins à prendre des risques en s’engageant dans des activités commerciales, peut-être parce que l’argent qu’ils touchent est une sorte d’assurance, selon les auteurs. Même si le revenu de base décourage certaines formes de travail, il est peut-être susceptible d’encourager d’autres activités comme la création d’entreprises.
Extrapoler ces conclusions n’a rien d’aisé. L’étude de dispositifs déjà anciens s’approchant du revenu universel – comme le Fonds permanent en Alaska, qui investit les recettes pétrolières et en distribue les dividendes à la population – montre aussi que les effets sur l’emploi semblent modestes (et plutôt positifs). Mais les résultats d’initiatives limitées dans le temps ou l’espace ne permettent peut-être pas d’évaluer les conséquences sociétales d’un revenu de base permanent et à grande échelle. Les habitudes liées au travail comme aux loisirs pourraient évoluer et ainsi changer les comportements des bénéficiaires, pour le meilleur ou pour le pire.
Quoi qu’il en soit, le principal obstacle au revenu universel reste le même : le financement. La proposition initiale d’Andrew Yang, par exemple, aurait coûté 14 % du PIB annuel, quoique l’addition aurait été réduite en rationalisant d’autres prestations sociales. (À titre de comparaison, l’ensemble du budget fédéral des États-Unis correspondait à 21 % du PIB en 2019.)
L’essentiel des aides fournies aux ménages depuis un an a été financé par de nouveaux emprunts publics. Si les marchés ont été accommodants, il semble peu probable que le rêve d’un revenu universel puisse se réaliser sans poser la question de son financement – et y répondre.
Taxer le foncier et les émissions de CO2
Selon Lee Jae-myung, un revenu de base modeste pourrait être créé en Corée du Sud en ajustant le budget actuel de l’État, mais il admet que des versements plus généreux nécessiteraient des fonds supplémentaires. À cette fin, il privilégie des taxes sur le foncier, les émissions de CO2 et les services numériques. Pour financer son projet (qui ne concernerait que les New-Yorkais les plus pauvres), Andrew Yang, de son côté, propose de faire la chasse aux dépenses inefficaces et de solliciter des philanthropes.
Au milieu du XXe siècle, les grandes expansions de l’État providence ont été rendues possibles par l’esprit de solidarité et de sacrifice né de la Grande Dépression et de la guerre, qui a permis, politiquement, de financer de nouvelles prestations par l’impôt.
Aujourd’hui, l’engouement pour les versements directs repose plutôt sur une approche décontractée de l’endettement public. La fin de la pandémie sonnera peut-être aussi la fin de cette attitude, du moins dans certains camps politiques. C’est à ce moment-là que nous verrons dans quelle mesure la crise du Covid-19 aura fait évoluer la société.
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