Par Pascale Krémer Publié le 9 avril 2021
REPORTAGE Pour ceux qui refusent d’entrer en maison de retraite mais craignent l’isolement, ce nouveau type de structure offre logement indépendant, espaces partagés et services mutualisés. Une innovation dont le succès a été renforcé par les confinements.
Après les pavés, le béguinage. A 18 ans, Yves Rapin vivait Mai 68 à Paris. Alors, à 71 ans, ne lui parlez pas d’Ehpad. « Tout, mais pas ça ! » La moustache grise de l’ex-photographe de quartier en frémit. Depuis une bonne année, il loue avec sa femme l’un des seize appartements d’un immeuble frais bâti dans un écoquartier du nord de Tours (Indre-et-Loire). Immeuble bien particulier que cette Tourangelle, où l’on vieillit en béguinage, groupés et solidaires. « L’esprit communautaire, on y reprend goût, avec un peu moins d’utopies qu’en 1968 et beaucoup moins de substances ! », admet le retraité, chaussé pour la randonnée.
Béguinage ? Le mot évoque vaguement le tourisme en Belgique ou les cours d’histoire sur le Moyen Age. Pas franchement un habitat alternatif pour personnes âgées. Pourtant, cette innovation qui permet d’échapper à la maison de retraite (le plus longtemps possible) gagne du terrain.
Son principe est simple : inspiré des béguinages répandus dès le XIIIe siècle dans les Flandres et le nord de la France : pour se protéger, des femmes seules, laïques, occupaient des bâtisses mitoyennes autour d’un jardin, non loin d’une église. Version XXIe siècle : les chastes veuves et demoiselles sont remplacées par des seniors occupant des maisons ou appartements voisins mais indépendants dotés d’espaces intérieurs et extérieurs partagés, et d’un accompagnateur aux petits soins.
« Chaînon manquant »
C’est le rôle de Laurent Loridant, à La Tourangelle. « Gardien-veilleur. » L’avenant quinquagénaire, passé par moult métiers, tient à la fois de MacGyver (pour le bricolage) et de Véronique Jannot (l’assistante sociale de la série Pause-café). « Des cafés, j’en bois beaucoup, heureusement, j’aime ça », sourit l’ancien scout.
Chaque matin, à l’entrée de l’immeuble, près du coin bibliothèque et du panneau où se partagent les bons tuyaux, son local technique tient lieu de QG autour duquel papillonnent les locataires en quête de mains habiles ou d’oreilles empathiques. Laurent écoute, discute, surveille l’ouverture des volets chez telle dame dont la santé vacille, débouche les éviers, règle tout appareil, réexpliquant – patience héroïque ! – que, oui, pour entendre la sonnerie du smartphone, ce serait mieux de monter le volume.
Tous les quinze jours, Béatrice Baczkowski arrive en renfort. « Accompagnatrice » formée à la médiation, elle vient huiler les rouages de la petite communauté, aplanir les différends naissants, soutenir les initiatives collectives. Tous, ici, ont pensé puis signé une charte du vivre-ensemble, mais une petite réunion exutoire ne fait pas de mal. Rien de bien violent.
Le partage de la « salle de convivialité », avec cuisine et coin canapé-télé-lecteur DVD, des ateliers mémoire ou gym douce (organisés par des associations extérieures), des parties de belote ou de Scrabble, du petit jardin et de la chambre d’hôte, semble s’opérer sans crêpage de chignon gris. « C’est mon petit coin de paradis », « On ne peut pas rêver mieux ! », « Tous les matins, je me dis : qu’est-ce que je suis contente d’être là ! »,témoignent les locataires, dans une unanimité quasi publicitaire.
« Le béguinage combine autonomie et sécurisation de l’environnement. Il répond à ce besoin amplifié par le Covid-19 de plus d’échanges », plaide-t-on chez le gestionnaire d’actifs Amundi.
Inaugurée au printemps 2019, La Tourangelle est l’œuvre de l’association Vivre en béguinage et de sa foncière, France béguinages, elle-même alimentée par le fonds Finance et solidarité d’Amundi, dont les actionnaires ont le bon goût de ne pas espérer de rentabilité extravagante. Depuis 2014, le bailleur social privé a ouvert sept béguinages, d’abord pensés pour des chrétiens souhaitant patienter ensemble jusqu’au jour dernier, puis déconfessionnalisés – comme ceux de Tours, donc, mais aussi de Mûrs-Erigné (Maine-et-Loire) et Paray-le-Monial (Saône-et-Loire).
Deux autres ouvriront dans l’année (au Mans et à Agen), neuf supplémentaires à partir de 2022. Aboutissements d’un même processus participatif : plusieurs mois avant la remise des clés, des « béguinages hors les murs » réunissent les futurs voisins, qui s’apprivoisent et esquissent un projet de vie commun.
A mille longueurs de déambulateur de l’établissement médico-social, type Ehpad ou résidence autonomie, bien moins dispendieux (le deux-pièces se loue autour de 450 euros à la Tourangelle) que la résidence services privée, le béguinage, « c’est le chaînon manquant entre logement ordinaire et hébergement en institution », plaide-t-on chez le gestionnaire d’actifs Amundi. « Il combine autonomie et sécurisation de l’environnement. Il répond à ce besoin amplifié par le Covid-19 de plus d’échanges, d’entraide, d’attention à son voisin. »
Christian Baiocco, président de l’association Vivre en béguinage, reçoit parfois des appels de dames en pleurs, lorsque démarre le processus de recrutement des locataires : « 80 % des occupants de nos béguinages sont seuls, des femmes pour la plupart, dont certaines ne voyaient personne pendant des semaines… Elles ont besoin de partager, de se regrouper pour lutter contre le fléau de notre époque : la solitude. »
Le veilleur de La Tourangelle ayant été contraint de quitter les lieux lors du premier confinement, les locataires ont pris soin les uns des autres, déposant ici une soupe sur le palier du malade, là quelques commissions du marché. Marie-Cécile Louvet, 86 ans, une ancienne directrice de crèche dont la gaieté semble contagieuse, a tout de suite eu l’idée de déposer des gâteaux devant les portes, sans laisser son nom, pour faire sortir et jaser. Puis elle a improvisé dans la « salle de convivialité » des ateliers couture de masques et de blouses d’infirmières, qui se sont taillé un beau succès. « On était tous dans le même chaudron, on s’est sentis entourés », dit-elle. « Oui, on s’est sentis un peu privilégiés », ajoute son voisin, Yves Rapin, qui pense avoir « traversé cette crise avec plus de douceur ».
Indépendance préservée
A La Tourangelle, il goûte l’indépendance préservée, l’absence d’infantilisation, La Nouvelle République qui passe de main en main, occasion « de dire du mal des politiques et de refaire le monde sans le changer ». Le « chacun-chez-soi, mais avec le souci de savoir si l’autre va bien ». Tout en étant conscient que le béguinage n’a pas inventé l’eau chaude, mais « plutôt réinventé le voisinage d’avant la télé ». Cette sollicitude toute simple permet pourtant à Jeannette Gargnier, 89 ans, de préserver dix descendants, dont les visages s’exposent en grand dans son deux-pièces : « Je voulais qu’ils restent libres, qu’ils ne sacrifient pas leurs années à venir à cause de moi. »
Jeannette leur rend quelques années, mais Hélène Leenhardt, consultante en gérontologie sociale, connaît bien cette génération des baby-boomeurs désormais retraités : « Ils ont un besoin d’intimité auquel la colocation ne répond pas. Et une volonté d’anticiper, contrairement à la génération précédente. Surtout de ne pas être contraints d’entrer à l’Ehpad en catastrophe. Ils ne veulent pas faire vivre à leurs enfants ce qu’ils ont vécu avec leurs parents… »
Voilà déjà une vingtaine d’années que les Pays-Bas, l’Allemagne, la Belgique revisitent la tradition médiévale du béguinage. Côté français, ce sont les bailleurs sociaux du Nord et du Pas-de-Calais qui ont été pionniers. Rien que dans ce dernier département, on en dénombre 120 pour 894 communes (la présence d’un veilleur n’est toutefois pas systématique). « Les gens restent près de leur ancienne habitation, ils ne perdent pas leurs repères, leur vie sociale, le lien est fort entre le béguinage et la commune », précise Odette Duriez, vice-présidente du conseil départemental du Pas-de-Calais.
« Le secret, c’est de travailler sur la relation entre habitants avant qu’ils ne s’installent. Une dynamique se crée. » Jean-François Trochon, à la tête de Béguinage & compagnie
Le concept essaime. Les logements Vill’âge bleu de la Mutualité française bourguignonne, les résidences Villagénération de Neolia, bailleur social de l’Est, s’en inspirent. A la tête de Béguinage & compagnie, Jean-François Trochon accompagne depuis six ans collectivités et bailleurs dans la réalisation de petits béguinages au bâti écologique.
A Nazelles-Négron, près d’Amboise (Indre-et-Loire), les béguins qui n’envisageaient nullement d’être « animés » ont lancé un potager, ouvert leurs portes aux associations locales (photos, chorale…). Ils mutualisent les services à domicile auxquels ils choisissent eux-mêmes d’avoir recours, limitant les allées et venues de l’infirmière, par exemple. « Le secret, selon M. Trochon, c’est de travailler sur la relation entre habitants avant qu’ils ne s’installent. Ils sont autonomes dans leur projet. Une dynamique se crée. »
Autre spécialiste du néobéguinage, la foncière Béguinage solidaire a programmé, d’ici à 2023, trois ouvertures : dans la Manche, l’Oise et la Marne. Une dizaine d’autres suivront. Pour avoir dirigé un réseau d’Ehpad, son fondateur, Tristan Robet, sait combien « les résidents pris en charge par l’institution déclinent rapidement ». Alors, il a imaginé des « tiers-lieux habités », des « lieux-ressources ».
Ateliers de cuisine et de bricolage, apprentissage des langues, aide aux devoirs, permaculture : les compétences des béguins profiteront à tout le quartier. « Il ne faut pas faire du logement, croit M.Robet, il faut donner du sens à cette dernière partie de vie. Nourrir la soif d’apprendre, l’autonomie, respecter la liberté. La vie doit complètement pénétrer le lieu » – si tant est que la pandémie le permette. A Arles (Bouches-du-Rhône), en 2024, il envisage même de lier un béguinage et une coopérative de production agricole.
L’imagination peut prendre le pouvoir, les besoins s’annoncent faramineux : 13,4 millions de personnes âgées de 65 ans et plus en 2019, 16,5 millions en 2030, 19 millions en 2040… Pas une semaine ne passe sans que Tristan Robet ne soit « contacté par une collectivité prête à céder un terrain » pour que s’installe un béguinage. « Le conseil départemental de la Manche dit qu’il en faut un par ancien canton, soit vingt-trois ! »
Attention au galvaudage du terme, prévient Colette Eynard, ex-consultante en gérontologie, aujourd’hui à la retraite : « Béguinage, le nom est très porteur, il donne à penser que ce sera miraculeux. Certains promoteurs immobiliers se jettent dessus, se contentent de construire des logements et une salle commune. Cela devient une institution, avec un semblant de participation… »
Une demande énorme
« Le marché est féroce tant la demande de lieux alternatifs est énorme, dans cette “silver économie” perçue comme un nouvel eldorado », s’afflige M. Robet, dont la foncière est agréée entreprise solidaire d’utilité sociale (ESUS). Partager ses vieux jours entre amis apparaît comme la moins sinistre des façons de vieillir. Mais les projets d’habitat participatif pour retraités n’ont rien d’une sinécure : autopromotion et gestion coopérative complexes…
Rares sont ceux qui sortent réellement de terre, comme Les Chamarel, à Vaulx-en-Velin (Rhône), ou l’immeuble des Babayagas, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). A Montauban (Tarn-et-Garonne), la Maison d’Isis s’élabore depuis 2016… Les béguinages, portés et gérés par des tiers, s’approchent de cet idéal, en le démocratisant.
Pour les personnes âgées comme handicapées, l’Etat encourage, désormais, ce qu’il nomme « habitat inclusif » ou « habitat API » (accompagné, partagé, inséré dans la vie de la cité). « Happy », comme Marie-Cécile Louvet, qui ne regrette plus l’appartement où elle a passé trente-quatre années, au centre de Tours. Dans les trois étages de La Tourangelle, sait-elle, « il y a cinq ou six portes où je peux frapper n’importe quand ».
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