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Dessin CAt O’Neil pour Libération
Dans son nouvel essai, le philosophe italien développe une thèse aussi saisissante que rassurante : tous les vivants, de l’humain à la plante en passant par la bactérie, partagent une même vie, sans début ni fin, qui se transmet depuis des siècles et n’appartient réellement à personne.
Après le succès de la Vie des plantes (Payot et Rivages, 2016) dans lequel il rendait hommage aux végétaux, le philosophe italien Emanuele Coccia poursuit sa réflexion sur le mélange et la transformation des vivants dans Métamorphoses. La thèse est radicale et déroutante : humains, bactéries, virus, plantes, animaux, nous sommes toutes et tous une même vie, qui passe de forme en forme, se transmet depuis des siècles d’espèce en espèce, de règne en règne, et poursuivra sa course. Il y a quelque chose de rassurant dans cet essai lumineux qui, en décrivant la continuité de la vie, remet l’homme à sa place : un véhicule de vie parmi tant d’autres. La naissance n’est dès lors plus le commencement, pas plus que la mort n’est la fin.
Vous qui travaillez sur les liens entre les vivants, que vous inspire le coronavirus ?
Tout virus est inquiétant : sa vie est la transformation (parfois mortelle) de celle des autres. Il est la démonstration que la vie que nous considérons comme nôtre n’est pas à nous : elle peut à tout moment devenir la vie d’un autre, même de l’être biologiquement et anatomiquement le plus éloigné, le virus, qui peut s’installer dans notre corps et devenir son seigneur.
Le virus est l’évidence du changement propre à toute vie, mais comme s’il existait séparément des êtres vivants : en ce sens il est l’exemplification parfaite du futur. L’avenir est, tel un virus, une force de développement de la vie qui ne nous appartient pas, il est une maladie bénigne qui oblige les individus et les populations à se transformer, à ne pas s’éterniser. C’est pour cela que l’avenir n’a pas besoin d’exister, comme le passé, comme un monument : il est la réalité la plus minuscule, et exactement comme le coronavirus, il peut mettre en crise un appareil technique monumental de plusieurs siècles, et la vie d’une planète d’un instant à l’autre.
Tout virus, et ce virus en particulier, nous apprend donc à ne pas mesurer la puissance d’un être vivant sur la base de ses équipements biologiques, cérébraux, neuronaux. Il casse aussi notre étrange narcissisme : dans l’anthropocène, nous continuons à contempler notre grandeur, même négativement, et nous nous magnifions dans nos puissances malignes, destructrices… «Regardez comme nous sommes puissants.» Les virus nous rappellent que n’importe quel être a la force de détruire le présent et d’établir un ordre inconnu, inattendu. Le coronavirus montre enfin que la vie se moque des frontières, des entités politiques, des distinctions de races, qu’elle mélange tout, elle rallie tout. C’est assez libérateur.
La métamorphose est, selon vous, ce qui caractérise la vie ? Comment la définir ?
La métamorphose est la continuité entre tous les vivants présents, passés et futurs : ils partagent tous et toutes une seule et même vie. Regardez n’importe quel être vivant : il est obligatoirement la transformation de la vie qui l’a précédé et qui lui a donné naissance. Il est cette même vie antérieure, mais capable d’exister ailleurs et différemment. Cette continuité n’est pas juste l’ordre des naissances à l’intérieur de la même espèce, mais aussi le lien entre toutes les formes de vie. Selon Darwin, toutes les espèces sont une métamorphose d’une espèce précédente : toutes les espèces sont une seule et même vie qui se transmet depuis des siècles d’espèce en espèce, de règne en règne et continuera à le faire pour toujours. Chacun de nous est la vie des autres : c’est cela la métamorphose. Je suis la vie de ma mère catapultée à l’extérieur de son corps et obligée de vivre différemment d’elle. Mais je suis aussi la vie des primates catapultée à l’extérieur de leur espèce, je suis la vie d’un virus qui est en moi, et je serai bientôt celle des végétaux qui se nourriront de mon corps…
Cette continuité de la vie remet en cause l’idée de naissance comme commencement…
La naissance est perçue comme un commencement absolu et comme un processus individuel, or c’est un couloir qui mène une même vie d’une forme à une autre, d’une espèce à l’autre. La vie que nous sommes et que nous exprimons existait avant nous, c’était la vie de nos parents, et celles de nos grands-parents dans un couloir continu qui arrive jusqu’au début de la vie sur la planète. C’est dans ce couloir que l’individu, l’espèce et la Terre communiquent les uns les autres et se métamorphosent les uns les autres. C’est pour cela qu’il n’y a rien de plus universel que la naissance : un chêne, un champignon, un chat, une bactérie sont tous des êtres définis par la naissance. Tout enfant est un corps qui a imposé à sa matière d’origine une métamorphose, tout être naît dans un corps autre : naître, c’est ne pas pouvoir séparer sa propre histoire de celle du monde. La naissance est en ce sens un processus de migration de la vie, on laisse migrer en nous un moi, un souffle venu d’ailleurs vers d’autres destins. Tout accouchement est une continuation de la tectonique des plaques.
Malgré cela, la naissance est un tabou. Notre culture est dominée par les hommes, qui n’ont pas eu l’occasion de donner la vie. C’est sans doute pourquoi nous sommes obsédés par la mort, alors qu’il existe très peu de travaux, de littérature sur la naissance, qui reste un mystère.
Ainsi, la mort ne peut être pensée comme l’opposé de la vie ?
La mort, c’est un cocon qui permet les passages de la vie d’une espèce à l’autre. Elle ouvre les corps définis par une vie humaine à d’autres formes de vie, dans le sens où ce corps deviendra malheureusement - ou bienheureusement - le repas de vers, de bactéries, de champignons, et que cette vie se transformera dans d’autres corps.
La vie serait la même dans le corps d’un homme, d’un ver ou d’une fleur ? C’est vertigineux !
Mais c’est aussi libératoire. Quoiqu’il arrive, cela continuera, avec ou sans moi, et malgré mes échecs. Il ne s’agit pas que de moi, c’est la vie passée et future qui me traverse, comme une force tellurique. Moi, ça m’apaise énormément !
L’acte de manger est selon vous crucial dans la métamorphose de la vie. En quoi est-ce une manifestation de l’universalité ?
L’expérience la plus réjouissante de l’alimentation est là : on vit la même vie que l’être mangé. Ce lien de parenté entre tous les vivants est aux fondements de l’écologie, au XVIIIe siècle. Au début, cela a entraîné un grand scandale, car cela véhiculait l’idée d’une guerre de tous contre tous. Une façon de neutraliser cette guerre a été la traduction thermodynamique du phénomène : manger comme un échange d’énergie. Mais cette métaphore ne dit pas que nous ne mangeons que du vivant, qu’on ne peut pas manger du non vivant. A chaque fois que nous mangeons, nous contemplons l’identité absolue de la vie du mangeur et du mangé. Cela ne veut pas uniquement dire qu’il y a du vivant dans la tomate. C’est qu’il y a de la tomate en moi, et donc que l’espace de partage n’est pas seulement énergétique mais aussi métaphysique. L’acte de manger est un acte de multiplication du vivant et de partage intégral de la vie. Un être disparaît mais il ne disparaît pas vraiment car cela permet à une vie de poursuivre son cours.
Il y a là une critique forte du véganisme et de la cause animale ?
L’antispécisme est valide dans le sens où il n’y a pas d’espèces, toute espèce est un patchwork, un mélange d’autres espèces. Dès lors, on ne peut considérer que l’humain est plus digne que les autres parce que l’humanité n’existe pas, c’est juste un Frankenstein d’autres vivants. C’est un état d’agrégation temporaire d’une vie qui est la même partout. L’humain a donc le droit de tout manger, comme un virus a le droit de tout détruire. En voulant dépasser l’anthropocentrisme, certains ont étendu les droits octroyés aux humains à la totalité des animaux. Mais la question animale est en fait un problème «humain, trop humain». On criminalise un acte, manger, qui est la source de la vie. Les animalistes ont au fond une conception petite-bourgeoise, hyperlibérale de la vie. Chacun doit rester avec ce qui lui appartient et ne pas toucher aux autres. Une vision qui se base sur l’idée de la propriété de la vie et d’une identité stricte, définie, qui est aux antipodes de l’idée de métamorphose que je défends.
Si notre vie «n’a rien d’individuel ni d’exclusif», comme vous l’écrivez, comment mener notre bout de chemin, et quelle philosophie créer sans la notion du «moi» ?
Dire que la vie n’est pas personnelle ne signifie pas qu’il n’y a pas de moi. La vie est forcément singulière pour chacun d’entre nous. Mais le fondement de ce moi n’est pas borduré, la source et la forme de ce moi ne coïncident pas. Le moi n’est qu’un véhicule, quelque chose qui transporte toujours autre chose que lui. Prenons un exemple concret : chacun de nous est le fils ou la fille de quelqu’un d’autre. Je suis la chair de ma mère. Je suis ma mère, littéralement, redoublée et contrainte de vivre hors du corps de ma mère, différemment d’elle. C’est ce décalage-là qui fait l’individualité, la singularité. Cela explique peut-être aussi pourquoi la vie est si difficile, pourquoi nous vivons si maladroitement : j’étais programmé pour vivre la vie de ma mère, et pas une autre. Ce singulier est né d’un accident. Il faudrait étendre ces réflexions à notre humanité : ce qu’on appelle les espèces, c’est cet ensemble d’accidents qui permettent de distinguer ces jumeaux siamois que sont les hommes et les primates, les virus et les champignons… Nous nous sommes éloignés, nous traçons des lignes différentes mais nous sommes la même vie.
«Notre maison brûle», dit-on souvent pour alerter sur le changement climatique. Mais selon vous, la maison n’est pas une image opérante pour parler de cette vie commune. Pourquoi ?
C’est même une image dangereuse ! L’écologie repose sur une base patriarcale dont il faudrait désormais s’éloigner. Penser la maison comme un ordre idéal et absolu n’a rien de très joli. La maison abrite certes une coexistence pacifique entre les individus - et encore, pas toujours - mais elle est surtout, par définition, un instrument d’exclusion : je suis chez moi et les autres sont dehors. Le nom d’écologie lui-même repose sur cette image [il a été inventé en 1866 par le biologiste allemand Ernst Haeckel, à partir du grec oikos, «maison», et logos, «science», ndlr].
Historiquement, le premier à avoir voulu penser la totalité des espèces vivantes sur terre a été Carl von Linné (1707-1778), alors qu’on croyait que les espèces étaient fixes. Dans un univers fixiste, en effet, où l’on ne dresse aucun lien de parenté entre les espèces, le seul point de vue possible pour embrasser la totalité du vivant, c’est Dieu. On ne peut blâmer les naturalistes de l’époque, ils ne pouvaient pas faire autrement : Dieu étant le père de tous, ils étaient contraints de concevoir le monde comme la maison où ce père gouverne, règne. Mais c’est un imaginaire littéralement patriarcal : la maison est un espace où chacun a son utilité, à une place donnée. L’écologie, c’est la science qui pense les vivants comme éternellement assignés à domicile. Or nous déménageons en réalité sans cesse en occupant la vie et les corps d’autres, c’est pourquoi on devrait rayer le mot écologie et préférer l’imaginaire de la ville. Or il nous faudra un Ibsen de l’écologie qui dénonce les horreurs de la famille et de la vie domestique !
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