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jeudi 5 décembre 2019

Infirmiers : pourquoi ils quittent l’hôpital public

Par Nathalie Raulin, Illustration Sandrine Martin — 

Infirmiers : pourquoi ils quittent l’hôpital public
Infirmiers : pourquoi ils quittent l’hôpital public Illustration Sandrine Martin

Trois soignants expliquent le désamour qui les a poussés à quitter la Fonction publique pour le privé, l’intérim, voire un autre boulot. Parmi les griefs : le manque de moyens, les plannings ou un système qui perd ses valeurs.

Bascule vers l’intérim, départ dans le privé ou même changement de métier : les infirmiers sont de plus en plus nombreux à fuir l’hôpital public et ses pesanteurs. Excédés face à la dégradation continue de leurs conditions de travail, Emmanuel, Elise et Amandine (1) s’apprêtent à leur tour à prendre congé de la Fonction publique. Des décisions individuelles qui font désormais masse. Au point de perturber le fonctionnement des services hospitaliers qui peinent à remplacer les départs, faute de candidats. Premiers touchés par la vacance des postes : les 39 établissements de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, le plus grand groupe hospitalier du pays (lire ci-contre). Mais les régions ne sont pas épargnées. De quoi inquiéter jusqu’aux médecins, en tête des cortèges du 14 novembre pour réclamer une revalorisation des rémunérations des paramédicaux. De l’avis d’Emmanuel, Elise et Amandine, l’actuel malaise des infirmiers hospitaliers ne se résume pas à la faiblesse des fiches de paie. Paroles de fonctionnaires en rupture.

Emmanuel, 31 ans «Le rythme devient fou»

En janvier, Emmanuel troquera son statut de fonctionnaire contre celui d’intérimaire. Dans un petit mois, sa demande de disponibilité acceptée, l’infirmier quittera l’hôpital Bichat, après sept ans d’exercice de nuit aux urgences. Le cœur plus léger de prendre ses distances avec un système dont il ne supporte plus l’inertie. C’est que, ces dernières années, le tout juste trentenaire a mouillé la chemise pour améliorer le fonctionnement de son service. Autant de tentatives «avortées», dit-il, écœuré. Ainsi du projet d’intégration des nouveaux soignants, abandonné après deux réunions avec la direction. Ses propositions pour mieux encadrer et évaluer les étudiants infirmiers sont aussi restées en l’état. Puis ça a été au tour du plan de formation des soignants de s’enliser après la présentation des premiers topos. «On se défonce, on revient sur nos jours de repos pour mener les projets à bien et, derrière, l’encadrement ne donne aucune suite, regrette-t-il. J’en ai eu marre. On n’a aucune reconnaissance, hormis verbale.» Sans compter qu’au quotidien, les sources de satisfaction sont rares. «Le rythme devient fou. Non seulement les patients sont de plus en plus nombreux mais aussi de plus en plus âgés et anxieux. Or on n’a plus deux minutes à leur consacrer pour leur expliquer ce qui se passe. Je ne peux plus continuer comme ça.» Après avoir postulé en vain dans les hôpitaux du grand est parisien, plus proche de chez lui, l’infirmier a opté pour l’intérim : «En travaillant sur les mêmes horaires, je peux gagner près du double et aménager mon emploi du temps.» Son seul regret : quitter son équipe aux urgences, «autant des collègues que des amis». Mais, dit-il, «aucun n’a cherché à me décourager».

Elise, 31 ans «Tout le monde est dépassé»

Son métier, Elise, 31 ans, l’a «choisi et aimé». Pourtant, dans un mois, l’infirmière va le quitter. Epuisée par le «rythme infernal» des urgences du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), le sentiment «de passer tous les jours à deux doigts du drame», la culpabilité aussi, devenue arme de management. «Quand je travaillais de jour, nos plannings étaient hallucinants, témoigne l’infirmière. Le turnover était tellement important qu’on nous rappelait sur nos temps de repos et qu’on nous interdisait de poser quinze jours de congé d’affilée au prétexte que, sans cela, l’effectif minimum pour tourner n’était pas atteint.» Des conditions de travail qu’elle supportait vaille que vaille, jusqu’à une agression. «Un jour de grande affluence, on a dû opérer une patiente aux urgences faute de place au bloc. Elle a été prise de panique. Son mari a déboulé sans que personne ne l’arrête dans la salle d’examen. Il m’a plaquée contre le mur et m’a saisie à la gorge en proférant des menaces de mort. Je suis sortie de là traumatisée.» Quand, plusieurs mois plus tard, Elise revient aux urgences, c’est de nuit car «au moins on a un planning fixe». Mais c’est pour constater que les conditions de travail se sont encore «dégradées». «On manquait tellement de lits d’aval que les patients s’entassaient aux urgences. On pouvait en avoir jusqu’à 40 dans les couloirs. Dans ces conditions, chaque hiver devient une angoisse, explique-t-elle. Médecins, soignants, cadres, tout le monde est dépassé. On a un sentiment d’impuissance très difficile à gérer à la longue.» Lasse de «se tuer à la tâche», «sans perspective de changement radical», Elise a accepté le CDI que lui propose une entreprise de relations publiques. Question de sauvegarde personnelle, plus encore que de curiosité professionnelle : «J’ai besoin d’un salaire plus élevé et d’un rythme de vie plus sain.»

Amandine, 28 ans «Plus qu’une obsession : la rentabilité»

Amandine a décidé d’en finir avec «l’hypocrisie» «L’hôpital ne tient plus son engagement de service public», gronde l’infirmière, échaudée par ses cinq dernières années aux urgences du CHU de Bordeaux. «On veut faire croire qu’on y soigne tout le monde sans considération de revenu ou de situation sociale. C’est faux.» Ce qu’elle a vu, ce qu’elle a entendu, ce qu’elle a été obligée de faire, l’étouffe. «Depuis janvier, il n’y a plus d’infirmière affectée à la permanence d’accès aux soins de santé [Pass], destinée aux patients sans couverture sociale. Quand on s’en est inquiétés, mes collègues et moi, notre supérieur hiérarchique nous a répondu que ce n’était "pas grave", que "les migrants n’ont pas de famille" et donc qu’"ils ne porteront pas plainte". Apparemment, cela ne lui posait pas de problème. A moi, si.» Les injonctions de «s’habituer à faire des soins au rabais» ont suivi. Puis est venue la désillusion de trop : «Un étranger qui s’est présenté avait besoin d’une chirurgie. Comme il ne parlait pas français, on m’a dit de lui noter sur un papier de se présenter le lendemain dans un autre hôpital et de le mettre dehors. On n’a plus qu’une obsession : la rentabilité. Les personnes précarisées qui viennent, on ne les garde plus car ça ne ramène pas d’argent.» Un système qu’Amandine, 28 ans, refuse de cautionner plus longtemps. «Je quitte le CHU fin décembre. J’ai trouvé un CDI dans une clinique privée. Je ne suis pas mieux rémunérée, mais je n’aurai plus le sentiment de trahir mes valeurs.»
(1) Les prénoms ont été modifiés.

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