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samedi 27 avril 2019

Claude Romano: «Etre soi-même n’est pas une question d’identité, mais d’adéquation à soi»

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Loin des injonctions morales, «Soyez vous-même !», ou de la quête effrénée d’une absolue singularité, le philosophe réhabilite la notion d’authenticité: la capacité de chacun à suivre ses propres principes et à être fidèle à ses aspirations. Une réflexion éthique nécessaire dans une société prompte au scepticisme et séduite par les «fake news».

Claude Romano 
Photo DR
Vivre en accord avec ses principes, s’avouer ses désirs et ses ambitions, ne pas adapter son comportement ou son discours à ceux des autres… Pour le philosophe Claude Romano, maître de conférences en philosophie à l’université Paris-Sorbonne, les sociétés européennes et nord-américaines modernes ont accompagné l’émergence d’un type de rapport à soi fondé sur l’authenticité individuelle. Ainsi l’être humain s’accomplit-il désormais en coïncidant avec sa vérité personnelle profonde, contre l’écrasement des convenances et la rigidité des mœurs, explique l’auteur au fil de son essai Etre soi-même, une autre histoire de la philosophie (Folio Gallimard, 2019). Ce livre, qui aura nécessité sept années d’écriture, est une didactique et massive analyse historique du concept d’authenticité qui prend racine dès la Grèce antique, rencontre les théoriciens de l’art classique, mais aussi Descartes et Rousseau. Avec cet ouvrage, Claude Romano n’entend pas uniquement retracer l’évolution de l’idéal de vie authentique à travers les âges de la pensée occidentale. Le philosophe espère aussi réhabiliter la notion de vérité personnelle, par-delà les tentations d’extrême scepticisme qui nourrissent les questionnements philosophiques actuels comme les débats médiatiques sur la post-vérité et les fake news.

Votre livre s’ouvre sur une référence à la figure mythologique d’Ulysse. Pourquoi ?


Parce que j’estime que la question de l’authenticité est au point de départ de la culture occidentale. Dans l’Odyssée d’Homère, Ulysse vit une errance dans laquelle il perd son identité. Le mot «Odysseus», qui veut dire «Ulysse» en grec, rappelle le mot «oudeis», c’est-à-dire «rien» ou «personne». Ulysse est celui qui a tout perdu, y compris lui-même, et le poème homérique raconte comment il va retrouver son identité et enfin réussir à se montrer tel qu’il est. Il est historiquement la première figure qui pose la question : «Quand sommes-nous dans l’apparition de nous-même et quand sommes-nous dans la dissimulation ?»

Cela veut-il dire que l’on peut être quelqu’un d’autre ou autre chose que soi-même?
Il y a une blague d’Oscar Wilde qui dit : «Soyez vous-mêmes, tous les autres sont déjà pris.» Derrière ce trait d’humour, il y a l’idée que puisque chacun de nous est, par définition et par nécessité, identique à lui-même, on ne peut pas se donner pour but d’être soi. Sauf qu’être soi-même, en réalité, ce n’est pas une question d’identité, mais d’adéquation à soi. Etre soi-même n’est un impératif, un conseil ou une injonction que parce que c’est un accomplissement. La conformité à soi n’est pas un donné de départ. Un acteur qui joue un rôle, ce n’est pas qu’il n’est pas identique à lui-même, mais qu’il se présente comme autre que lui-même, dans une forme d’inadéquation à soi. Et c’est ce qui distingue l’authenticité d’autres notions telles que la sincérité, qui est une vertu sociale : on est sincère pour ne pas mentir à autrui. L’authenticité, elle, est surtout dirigée vers soi. On est sincère à partir du moment où on dit la vérité aux autres, on est authentique à partir du moment où on se la dit à soi. La différence réside dans le fait que pour se dire la vérité à soi, il faut une forme de lucidité, alors que pour la dire aux autres, il faut simplement dire ce que l’on pense, même si ce que l’on pense est faux ou approximatif. Etre authentique est, en fait, une façon de ne pas se tromper soi-même, s’illusionner sur soi, être dans la mauvaise foi. Or, c’est plus insaisissable : quand est-on vraiment soi-même et quand joue-t-on un rôle, que ce soit pour soi ou pour les autres ? S’il est difficile de répondre à cette question, il existe, cependant, une réalité de l’authenticité. Suivre ses propres principes, être fidèle à ses aspirations, à ses désirs, c’est cela, être authentique. L’authenticité, en ce sens, est liée à la sphère éthique. Nous avons une responsabilité envers nous-mêmes de ne pas nous mentir, comme le disait Rousseau. C’est d’ailleurs avec lui, au XVIIIe siècle, que commence la forme d’authenticité qui nous est aujourd’hui familière. Rousseau introduit l’idée selon laquelle nous sommes individuellement les dépositaires de cette vérité, qu’il met en contraste avec ce qu’il appelle la «société des mœurs», qui est une sorte d’aliénation sociale. Pour lui, l’opposé de l’authenticité, c’est le conformisme et être authentique une quête de l’absolue singularité.
Vous semblez critique à l’égard de cette conception contemporaine de l’authenticité…
Oui, avec la forme moderne qu’a prise l’authenticité, l’individu ne se pose qu’en s’opposant aux autres. Il s’agit d’être nous-même contre toutes les déformations provoquées par la société. On trouve d’ailleurs de multiples indices de cette injonction : les nombreuses publicités dans lesquelles on vous dit «soyez vous-même»,cette expression est constamment employée. Or, que se passe-t-il lorsque l’on se donne sciemment ce but ? Les théoriciens de l’art à la Renaissance l’ont très bien expliqué. Pour eux, quand un artiste cherche à se donner du style, en réalité, il l’emprunte aux autres. Il tombe forcément dans le pastiche, le maniérisme, l’extrait de stylisation. C’est une pensée très différente par rapport à l’authenticité où l’on se donne comme objectif d’être authentique. Facebook, par exemple, est un grand lieu d’expression, d’individualisation, de narcissisation : les gens publient leurs photos de vacances et toutes sortes de choses. Mais si on regarde de près, tous les profils se ressemblent. C’est que la recherche effrénée de l’individualité ne conduit pas à l’individualité.
Faut-il alors condamner toute forme d’individualisme, toute quête de singularité ?
Tout n’est pas à rejeter dans l’individualisme. Ce qui peut l’être, ce sont ses formes extrêmes, celles où on oublie la dimension sociale de notre être. Il y a quelque chose de précieux dans la recherche de qui on est singulièrement, et c’est un progrès à la fois au niveau personnel et à l’échelle de l’histoire de l’humanité que cela soit possible aujourd’hui. Les sociétés contemporaines permettent d’aller dans le questionnement de son propre désir. Il y a donc une dimension émancipatrice dans l’idée d’authenticité. Et, par exemple, la question du féminisme la recoupe beaucoup. Pendant très longtemps, les femmes avaient un rôle défini et il ne leur était pas possible de se poser la question de ce qu’elles voulaient dans la vie, du genre de vie auquel elles aspiraient. L’objectif d’authenticité est donc rendu possible par la société dans laquelle on vit.
Pourquoi employez-vous l’expression «être soi-même» au lieu de simplement parler du «moi» ou du «sujet», comme c’est le plus souvent le cas en philosophie ?
Parce que la philosophie occidentale s’est enfermée, selon moi, dans une sorte d’impasse dans sa réflexion sur la question du moi, introduite par Descartes au XVIIIe siècle. La notion du «moi» est apparue avec lui. Avant, on n’avait pas nominalisé le moi, on écrivait «moi» et non «le moi». Or, je suis persuadé que cette notion conduit à une conception des choses où non seulement le sujet, l’être humain, est seul au monde, mais où l’on croit à tort être le mieux placé pour se connaître soi-même. Quand on réfléchit à la question de notre propre vérité, on s’aperçoit que l’autre joue un rôle déterminant dans la constitution de celle-ci et de qui nous sommes. Il me paraît donc intéressant d’adopter un regard décalé, en laissant de côté la sacro-sainte question du moi, et de s’interroger sur l’identité selon un autre angle : celui de la vérité personnelle. Est-ce qu’il existe des manières d’être vrai dans sa vie ? Y a-t-il une vérité qui ne soit pas simplement en parole, la vérité d’un énoncé par exemple, mais la vérité que l’on réalise dans la vie elle-même ? C’est dans cette perspective que j’utilise le terme d’ipséité, pour ne pas parler du moi. Je l’emprunte à Heidegger et Ricœur. L’ipséité vient du latin et veut dire «soi-même». C’est le fait d’exister en personne plutôt que par procuration, ou comme tout le monde, ou comme il faudrait. En employant ce terme, on se demande comment concrètement on se comporte quand on est soi-même et quand on ne l’est pas.
Outre l’impasse de la question du «moi», vous décrivez un second écueil, plus tardif, de la philosophie occidentale du point de vue de sa réflexion sur la vérité. Quel est-il ?
En philosophie, dans le sillage de Nietzsche, à la fin du XIXe siècle, chez les philosophies du soupçon, s’est développée une attitude consistant à rejeter toute idée de vérité en général, à dire que la vérité n’est que l’expression de rapports de force ou de jeux de pouvoir, ce qui a jeté un certain discrédit sur cette notion. Et aujourd’hui, en philosophie, mais aussi de manière générale dans nos sociétés, beaucoup de personnes ont tendance à penser qu’il n’y a pas de différence entre vérité et non-vérité, que la volonté d’être authentique est déjà une forme d’affectation. Il y a une sorte de doute à l’égard de la vérité des discours, mais aussi à l’égard de la vérité dans l’existence.
Est-ce pour cette raison que la défense de l’authenticité vous paraît nécessaire ?
Mon livre est un livre historique, certes, mais aussi un ouvrage dans lequel je prends position en tant que philosophe. Et je le revendique. A force de vouloir tout suspecter ou de penser que tous les concepts métaphysiques sont vides ou faux, comme celui de vérité par exemple, on finit par faire l’apologie de ce qui se passe en ce moment avec l’Amérique de Donald Trump. Il ressent, selon moi, un mépris viscéral pour la vérité puisqu’il fait partie de ces gens qui emploient le mensonge effronté. Il est au-delà de la question de l’authenticité. Or, à partir d’un moment, on le voit avec les débats sur la post-vérité et les fake news, si on pense qu’il n’y a pas de limite entre la fausseté, l’erreur, voire le «bullshit», on peut se demander si l’intellectuel n’est pas complice d’une certaine manipulation qui est en vogue dans notre monde. Si je reste prudent quant à la question de la place de l’intellectuel dans la société, parce que je pense que l’époque de l’intellectuel engagé à la Sartre est un peu révolue et qu’il n’y a pas forcément besoin d’être aussi normatif, je crois qu’il est important que les philosophes réinvestissent les notions de vérité, d’erreur et de fausseté, dont on ne peut se passer. Avec cet ouvrage, adressé à un public plus large que mes autres livres, j’ai l’espoir que la question des façons d’atteindre une forme de vérité à l’égard de soi et des autres soit replacée au centre de l’attention, au-delà du simple cadre des philosophes de profession.
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