Son enfance normande, ses parents épiciers et son sentiment d’être une transfuge de classe, malgré l’ascension sociale et le succès… A 78 ans, Annie Ernaux, chef de file, malgré elle, du roman social contemporain, est en lice pour le Booker Prize.
Finalement, ça s’est joué à pas grand-chose. Aurait-il fallu qu’on insistât davantage pour qu’elle accepte de partager avec nous cette part de son quotidien, ce moment où même une écrivaine sélectionnée à 78 ans dans la short list du prestigieux prix littéraire Man Booker International Prize pour son chef-d’œuvre Les Années (2008, édité chez Gallimard comme la majeure partie de son œuvre et paru en 2018 en langue anglaise), doit remplir son frigo ?
Selon Wikipédia, le prix – qui sera décerné le 21 mai – assure à l’auteur primé « une gloire internationale, laquelle est souvent assortie d’un succès de vente pour l’ouvrage ». Au palmarès de cette distinction, elle rejoindrait Salman Rushdie, V. S. Naipaul, Nadine Gordimer, J. M. Coetzee, Julian Barnes et quelques autres du même calibre.
En tout cas, nous sommes formel, elle a paru hésiter un instant quand, alors qu’elle nous raccompagnait dans sa petite Volkswagen Polo noire à la gare RER de Cergy-Préfecture, nous lui avons demandé si nous pouvions l’aider à pousser son chariot sur quelques-uns des 13 000 m2 du supermarché Auchan du centre commercial Les 3 Fontaines (plus de 150 boutiques) où elle s’apprêtait à faire ses courses.
Un muret de pierre
Mais Annie Ernaux a souri, semblant jouer un instant avec cette idée, en mesurer la cocasserie et nous a laissé en plan devant la gare. Notre rencontre s’achevait comme elle avait commencé : sur une histoire de supermarché.
Tout avait commencé deux heures plus tôt par des commissions à faire, des marchandises à vendre ou à acheter. Arrivé en avance au rendez-vous qu’elle nous avait fixé dans sa grande maison de Cergy, nous avions attendu assis sur un muret de pierre en parcourant quelques pages piochées au hasard parmi les 1 085 du volume de la collection « Quarto » où sont réunies ses œuvres presque complètes.
Annie Ernaux chez elle, à Cergy-Pontoise, le 12 avril. MATHIEU FARCY / SIGNATURES POUR "M LE MAGAZINE DU MONDE"
Nous nous faisions l’impression d’un élève négligent qui pense qu’une révision de cinq minutes avant l’interrogation suffira à sauver la situation ou, à l’inverse, d’un fin connaisseur à qui quelques extraits lus à la sauvette suffisent pour restituer la totalité de l’œuvre. Pour être exact, la vérité se situait entre les deux.
Annie Ernaux nous occupait depuis longtemps sans que pourtant nous nous précipitions sur tous ses livres. Nous les avions lus dans le désordre et prenions, comme d’autres lecteurs, un titre pour un autre. Mais revenons à notre attente et à notre muret.
Dès les premières lignes de Journal du dehors (1993), il est question du centre commercial Les 3 Fontaines à Cergy, où elle a ses habitudes : « Foule muette aux caisses. Un Arabe regarde constamment l’intérieur de son Caddie, les quelques choses qui gisent au fond. Satisfaction de posséder bientôt ce qu’il désirait, ou crainte d’en “avoir pour trop cher”, ou les deux ? »
Il restait encore dix minutes à tuer, nous avons enchaîné avec La Honte (1997). Nous sommes tombé sur le passage où elle décrit l’épicerie-mercerie-café que son père et sa mère tenaient à Yvetot (Seine-Maritime, 6 800 habitants environ lorsque l’écrivaine y passa son enfance). Elle était, écrit-elle, « logée dans un corps de vieilles maisons basses à colombage, jaune et brun, flanqué aux deux bouts d’une construction récente en brique, avec un étage, sur un terrain qui va de la rue de la République à la rue du Clos-des-Parts ».
Cette épicerie, nous la connaissons depuis son premier livre, Les Armoires vides (1974). Nous avons visualisé la chambre unique où toute la famille dormait, la cuisine, espace à la fois privé et public entre le café et l’épicerie, les toilettes à la turque dans la cour.
Lire Annie Ernaux à 30 mètres du portail blanc de la villa où le mot de « Favola » (fable) s’écrivait en lettres de fer forgé noir était une expérience très étrange. Un truc de fan légèrement allumé, dans le genre de ceux qui écoutent un morceau des Doors sur la tombe de Jim Morrison au cimetière du Père-Lachaise. Sauf qu’Annie Ernaux était bien vivante et qu’il était maintenant temps de la rejoindre.
« Un centre commercial est un endroit hors du temps, l’heure n’y est jamais indiquée d’ailleurs. C’est juste le présent, le présent du désir. » Annie Ernaux
Tout s’est enchaîné. Comme dans un film. Nous avons dit : « On a lu un passage sur les supermarchés en attendant. » Elle a répliqué, après nous avoir installé autour de la table ovale d’un salon-salle à manger : « Beaucoup d’hommes, des cadres en particulier, ne font jamais de courses. Je me souviens d’avoir entendu un journaliste de France Inter se vantant que sa mère les fasse pour lui. Désormais, mes enfants sont grands, je ne subis plus la corvée des achats obligatoires. Il reste que c’est agréable d’aller au 3 Fontaines en tant qu’observatrice. J’ai une compréhension presque immédiate des gens, des produits. »
Elle ajoute en riant : « Je suis quand même une fille d’épicière ! » Plus sérieusement, elle a expliqué : « Les supermarchés ce sont des endroits où l’on attend. On peut choisir de rester dans son propre monde et penser à autre chose. Mais, en général, quand je suis dans un endroit public, je ne me retire pas dans ma coquille. J’en sors au contraire. Je regarde et c’est passionnant. »
Une des entrées du centre commercial Les 3 Fontaines à Cergy, le 12 avril. MATHIEU FARCY / SIGNATURES POUR "M LE MAGAZINE DU MONDE"
En 2014, elle a même consacré un petit livre au 3 Fontaines (Regarde les lumières mon amour, Seuil). Dans un entretien à L’Express la même année, elle soulignait : « Un centre commercial est un endroit hors du temps, l’heure n’y est jamais indiquée d’ailleurs. C’est juste le présent, le présent du désir. » Dans son journal, elle a écrit : « Je suis traversée par les gens, leurs existences, comme une putain. »
La lire, c’est la connaître
Elle était devant nous telle qu’on la connaît depuis toujours. Les cheveux longs, peu ou pas de maquillage, un visage pâle. De la vigne vierge grimpait le long d’une fenêtre. Au fond, l’Oise miroitait sous le soleil d’avril. Alentour, les employés municipaux faisaient bourdonner leurs tondeuses. Il y a plus de quarante ans qu’elle vit là, déracinée dans une ville dite « nouvelle », où tout le monde vient d’autre part. Au besoin, la Normandie n’est qu’à une centaine de kilomètres. De temps en temps, Zoé, une chatte, pointait le bout de son museau.
La lire, c’est la connaître. Elle est en définitive l’unique objet de ses livres. Se raconter soi-même comme si elle était une autre, intégrer à son autobiographie permanente les conditions objectives de son évolution de fille d’ouvriers devenus épiciers, en prof agrégée de lettres et en romancière parmi les plus importantes de son époque, touiller la même tambouille de l’ascension sociale et de la honte d’être un transfuge de classe, éviter le jugement, le surplomb, réduire peu à peu son écriture à un outil efficace et tranchant comme un canif, ou un couteau à désosser…
« Je parle de moi parce que c’est le sujet que je connais le mieux quand même… Je m’intéresse à ce qu’il y a pu y avoir de social déposé en moi comme dans tout le monde. » Annie Ernaux
Nous connaissons par cœur sa comédie humaine débitée en fines tranches qui sont autant de livres d’une centaine de pages, comme si, au-delà, commençait justement la littérature – et sa cohorte d’adjectifs, de sentiments, d’impressions. Le mensonge, peut-être.
Elle écrit pour « venger sa race », a-t-elle dit il y a longtemps et pour cela pas besoin de faire joli. Tout a été disséqué, remémoré : l’enfance normande (Les Armoires vides), l’ascension sociale de ses parents (La Place, La Honte), son adolescence (Ce qu’ils disent ou rien), son mariage, la naissance de ses deux fils et ses débuts professionnels à Annecy (La Femme gelée), l’avortement (Les Armoires vides, L’Evénement), la maladie d’Alzheimer de sa mère (Je ne suis pas sortie de ma nuit) et sa mort (Une femme), un amour de passage (Passion simple), sa sœur décédée avant sa naissance (L’Autre Fille), la perte violente de la virginité (Mémoire de fille). Et puis, comme une nef de cathédrale qui les englobe tous, il y a Les Années, le livre du temps qui cavale de sa naissance en 1940, à Lillebonne (Seine-Maritime), à 2007, année de l’élection de Nicolas Sarkozy.
La première phrase, « Toutes les images disparaîtront » et la dernière, « Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais », résument la tâche qu’elle s’est fixée, son incroyable difficulté et, sa formidable réussite.
Trop d’Annie Ernaux dans Annie Ernaux ? « Je ne suis pas exhibitionniste. Je ne suis pas autocentrée même si on me l’a reproché. Je crois que j’ai toujours parlé de moi en termes distanciés, comme si j’étais le lieu d’une expérience que je restituais. Je parle de moi parce que c’est le sujet que je connais le mieux quand même… Je m’intéresse à ce qu’il y a pu y avoir de social déposé en moi comme dans tout le monde. »
Avant de la voir, nous avions fait le tour de ses admirateurs. Ces écrivains qui ont placé leur œuvre sous son ombre, à qui elle a donné, sans le savoir, les clés de leur vocation. Elle en connaît certains, d’autres pas. En s’installant « au-dessous de la littérature », dans un créneau où la sociologie (façon Pierre Bourdieu) le dispute à la littérature (façon Simone de Beauvoir), elle se croyait seule, rivée à sa table dès potron-minet, bien contente si elle parvient à sauver quinze lignes en fin de journée.
« Greffier du réel »
Elle est désormais suivie d’une cour d’auteurs prêts à porter sa traîne de reine des lettres française. La voilà cheffe de file, défricheuse. Edouard Louis, l’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule (2014, Seuil), l’a installée sur le piédestal. Pour l’écrivain picard (qui n’a pas répondu à nos sollicitations), « elle invente une façon d’écrire, elle propose quelque chose de tout à fait nouveau, de révolutionnaire », a-t-il confié à Télérama. Son compère Didier Eribon, qui a lui aussi choisi le silence, ne cache pas ce qu’il lui doit dans son livre Retour à Reims (2009, Flammarion).
Beaucoup plus loquace, Maria Pourchet (Les Impatients, Gallimard) explique : « D’Annie Ernaux, j’ai appris le rôle du langage dans l’éducation des filles ; elle m’a également permis d’évacuer la question du style, le souci de faire joli. Elle est le greffier du réel. »
Un autre ? L’historien Ivan Jablonka, auteur de Laetitia ou la Fin des hommes (2016, Seuil) : « Elle a une très grande influence sur moi. Je ne limite pas son influence à sa dimension de sociologue des classes populaires, ou de l’enfance. Ses livres éclairent aussi l’histoire des femmes, la honte, l’ennui de la femme mariée. Elle conçoit la littérature comme une entreprise de déchiffrement. Elle ne vise pas à la description mais à la compréhension. »
Le prix Goncourt 2019, Nicolas Mathieu (Leurs enfants après eux, Actes Sud), n’est pas en reste : « Annie Ernaux m’a permis de mettre les mots exacts sur le sentiment diffus de honte et de dette que je ressentais. Elle m’a appris le sens du détail. Même si je crois encore aux grands récits romanesques, sa lecture m’a servi de socio-psychanalyse. »
Erwan Desplanques (L’Amérique derrière moi, Editions de l’Olivier) l’affirme : « Les textes d’Annie Ernaux résistent à la lassitude de la fiction. Elle indique le chemin d’une littérature du réel, même si ses épigones sont plus ou moins talentueux. »
Flattée ? Sans doute. Mais, si elle a donné pendant quarante ans des cours de français (au lycée d’abord, puis, en raison d’une luxation congénitale de la hanche, à distance pour le CNED), elle ne se voit pas en maîtresse d’école, même littéraire. Poser en donneuse de leçons supposerait qu’elle ait fait le tour de la question de l’écriture. Impossible pour elle, qui se fait de son travail l’idée d’une expérimentation qui jamais ne finira.
Annie Ernaux dans sa maison à Cergy-Pontoise, le 12 avril. MATHIEU FARCY / SIGNATURES POUR "M LE MAGAZINE DU MONDE"
« Je me refuse absolument de théoriser ma façon d’écrire. Jamais je n’ai pensé que ma manière était juste. J’ai trop de doutes pour dire ce genre de choses. Donc je n’ai pas fait école et c’est très bien comme ça. » Toutefois, parce qu’elle sait ce qu’elle représente, elle ajoute : « Je suis contente d’avoir quand même changé des choses dans la littérature, je crois avoir fait en sorte qu’il n’y ait plus cette espèce d’admiration inconditionnelle pour la joliesse, la belle phrase, la rhétorique. Chaque livre porte en soi sa problématique d’écriture. J’ajoute que je ne peux pas me situer en dehors de la littérature puisque chaque mot compte. On ne peut pas écrire n’importe quoi. L’écriture, c’est mon mode d’intervention dans le monde. »
Fait et cause pour les « gilets jaunes »
C’est avec La Place, prix Renaudot 1984, qu’elle dit avoir trouvé la forme stylistique qu’elle voudrait parfaire encore. Elle raconte : « Avec ce livre, j’ai merdouillé longtemps. » Les contraintes inhérentes à la littérature, au romanesque la conduisaient inévitablement à bâtir une sorte de tombeau trop ouvragé.
« Je voulais donner un destin à mon père, mais cela sonnait faux. Je connaissais quelques détails de son enfance mais leur description diluait ce matériel brut. J’ai tout repris. Je me suis libérée du roman. Cela n’a pas été facile parce qu’il représentait pour moi la forme parfaite de la littérature. Le livre est venu en neuf mois. Ecrire, c’est ouvrir une porte sur des choses qu’on ne connaît pas. Parce que les choses ne sont pas derrière soi pour qu’on les écrive, elles sont devant pour qu’on leur donne une forme. »
Elle revient sur son analyse, la complète, la rature. « Quand j’ai commencé d’écrire sur mon père, je voyais bien qu’il fallait que je m’interroge sur ma posture d’écrivain. Moi, j’étais où ? Du côté des gens qui savent écrire. J’avais déjà publié deux livres. Je n’étais plus de son monde. Ce passage d’un univers à l’autre, c’est la trahison. »
Il n’est pas étonnant qu’Annie Ernaux ait pris fait et cause pour les « gilets jaunes ». Elle se sent de plain-pied avec le sentiment de déclassement des manifestants, la colère que leur inspire leur misère économique. Dans Libération, elle a expliqué au début du mouvement que « c’était une insurrection contre le mépris d’un pouvoir » symbolisé par Emmanuel Macron et « son inconscient de classe ». Même si, samedi après samedi, la mobilisation s’épuise, elle considère que leur combat est « important » et que ni le grand débat ni les annonces du chef de l’Etat, qu’elle déteste, ne régleront rien.
« Chez moi, il suffit de choses comme ça pour que tout un pan se réveille. Les humiliations. Ce sentiment de classe qui vous fait comprendre que vous n’êtes pas des leurs. Que les “gilets jaunes” réclament la dignité, je peux comprendre ça. La mobilisation ne va pas s’éteindre. Ce n’est pas du tout réglé par le grand débat. »
Elle a voté Mélenchon à la présidentielle. Il reste « une option » pour l’avenir dit-elle, même si elle ne peut cacher qu’elle l’a trouvé un peu ridicule lors de la perquisition à son domicile, drapé « dans le corps de la République comme l’autre dans le corps du roi ». De toute façon, elle en est persuadée, d’autres surprises sont à attendre pour l’élection de 2022.
« Le registre de la récrimination »
Alain Finkielkraut, qui l’a beaucoup lue dès les années 1970, estime qu’elle est un « grand écrivain perdu dans l’idéologie qui la mène au pire ». Il a aimé ces livres « précis et brefs », cette « autobiographie collective » mais elle a, dit-il, évolué « de plus en plus mal ».
Prenant, par exemple, la défense dans une tribune publiée par Le Monde en juin 2017, de Houria Bouteldja, tête d’affiche du Parti des indigènes de la République, auteure du controversé Le Blanc, les Juifs et nous (La Fabrique), et selon les signataires de ce texte, « cible privilégiée des accusations les plus insensées, qui sont autant de calomnies : racisme, antisémitisme, homophobie… »
En mars, elle fustigeait dans Libération, l’interdiction du hijab de course, conçu par la marque Decathlon pour permettre aux femmes musulmanes pratiquantes de faire du sport selon les critères de leur religion. « Comment nous, femmes féministes, qui avons réclamé le droit à disposer de notre corps, qui avons lutté et qui luttons toujours pour décider librement de notre vie pouvons-nous dénier le droit à d’autres femmes de choisir la leur ? » Tapant du doigt sur la table en bois du salon, elle persiste. « Comment peut-on se dire féministe en réclamant des interdits ?
« C’est mon idée de liberté : je fais ce que je veux et je m’habille comme je veux. Les femmes voilées aussi. C’est clair. Pas de discussion. »
– Mais quand même, avons-nous risqué, pourquoi ne pas convaincre d’autres femmes de s’émanciper ?
– Je n’ai pas envie de convaincre ! Pourquoi voudrais-je le faire ? Parmi les écrivaines du Booker Prize, l’une porte le voile. Ça ne gêne personne. La France est arc-boutée sur sa mauvaise conscience coloniale. On a mis la poussière sous le tapis. Moi, je peux en parler. J’y étais puisque je suis née en 1940. Et quand la guerre d’Algérie s’est terminée, on s’est dit “on oublie tout ça”… Mais rien n’a changé. Pourquoi convaincre ces femmes d’enlever leur voile ? A Cergy, plein de filles sont voilées et ça ne pose pas de problème. On s’acharne sur elles alors qu’il y a 42 féminicides depuis le mois de janvier en France. C’est mon idée de liberté : je fais ce que je veux et je m’habille comme je veux. Elles aussi. C’est clair. Pas de discussion. »
Parfois, elle aimerait se taire. Ne pas réagir. Elle envie furtivement Elena Ferrante, cette écrivaine italienne dont personne ne connaît l’identité. Mais s’interroge : « Si j’étais inconnue ma parole aurait-elle la même portée ? »
Alain Finkielkraut nous avait confié une question. « Pourquoi, alors qu’Annie Ernaux peut se considérer comme un exemple de la méritocratie républicaine, a-t-elle choisi le registre de la récrimination plutôt que celui de la gratitude ? »
« Je ne dois rien à personne »
Ni une ni deux, nous lui avons relayé cette interrogation. Une nouvelle fois, une forme de colère a jailli. Son doigt a de nouveau martelé la table en chêne : « Il se trompe. Je ne suis pas un produit de la méritocratie. J’ai étudié dans une école religieuse parce que j’étais une enfant unique, fragile, et aussi parce que ma mère ne voulait pas que je puisse fréquenter des garçons, comme à la communale. J’ai continué jusqu’au premier bac dans ce même établissement où l’enseignement était très mauvais, mais il coûtait moins cher à mes parents que le lycée de Rouen où j’ai finalement fait ma philo avec des petites-bourgeoises. Personne ne m’a orientée. Personne ne m’a parlé des classes préparatoires, par exemple. Alors la méritocratie… Puis j’ai décidé de devenir institutrice, toujours avec le souci de coûter le moins possible à mes parents. Voilà, je ne dois rien à personne. »
Elle répète avec fureur : « Rien, rien ! Il faudrait que ce soit clair. Si vous revoyez Finkielkraut, vous pourrez le lui dire. Je ne peux être dans la gratitude, puisque l’Etat n’a rien fait pour moi à part me donner ma retraite ! »
Nous sommes revenus à la littérature. En relisant Les Années, quelque chose nous avait frappé mais nous en ignorions la cause. Cette impression de vitesse que l’on ressentait autrefois en se penchant à la fenêtre d’un train quand bien même la locomotive ne dépassait pas les 80 km/heure.
L’écrivaine Annie Ernaux chez elle, à Cergy-Pontoise, le 12 avril. MATHIEU FARCY / SIGNATURES POUR "M LE MAGAZINE DU MONDE"
Un peu comme un garagiste aurait diagnostiqué un problème de moteur d’un laconique « c’est le carbu », elle a répondu sans hésiter : « L’impression de vitesse est due à l’imparfait. L’imparfait constitue une avancée sans retour. J’ai commencé le récit comme ça. Je ne pouvais pas revenir au présent. Cela ne fonctionnait pas. Et quand je suis arrivée aux événements contemporains de l’écriture, Sarkozy et la présidentielle de 2007, je l’ai écrit à l’imparfait. C’était bizarre sur le moment. Maintenant, tout cela est déjà loin… Au fond, dans l’écriture, ce qu’il y a de plus terrible et mystérieux, c’est quand même l’écriture. »
Près de deux heures avaient passé depuis notre arrivée. Nous avions, dans un parfait désordre, parlé de littérature, des courses à faire, des « gilets jaunes », de Marguerite Duras, dont elle n’aime qu’Un barrage contre le Pacifique (1950, Gallimard), de Proust, qu’elle admire mais qu’elle trouve méprisant pour sa servante Françoise, et de malaise social. Que restait-il ? Le temps qui reste ? L’âge ?
« Il n’y a pas que le monde qui change. Il y a des mots qui disparaissent, les mots de mes parents, de mon adolescence que je n’ai pas entendus depuis des décennies. » Annie Ernaux
« Vous n’êtes pas identique entre vos 20 ans et vos 80 ans, a-t-elle expliqué. Ce n’est pas qu’une question de physique. C’est une question de pensée, une manière de se situer dans le monde par rapport aux autres. On s’éloigne de sa jeunesse. On voit disparaître des gens qu’on n’a pas forcément connus, comme Agnès Varda récemment, mais qui appartenaient à notre univers mental. Elle était un marqueur dans ma vie. Le temps dont on dispose, on s’en rend compte au fur et à mesure qu’on vieillit, n’est plus le même. J’ai passé vingt ans à élaborer Les Années, mais je n’ai plus vingt ans devant moi pour un livre de même nature… Il n’y a pas que le monde qui change à mesure que le temps passe. Il y a des mots qui disparaissent, les mots de mes parents, de mon adolescence que je n’ai pas entendus depuis des décennies. Quelquefois, ils me reviennent. J’essaye de transmettre à mes fils des expressions normandes. certaines sont déjà acquises. Par exemple, le mot “mucre” qui désigne un temps humide, douceâtre. »
A Cergy, le printemps était généreux. Sur le chemin du retour dans la petite Polo noire de l’écrivaine, nous nous sommes extasiés sur la flamboyance des cerisiers du Japon en fleur qui bordaient la route. Un peu de lilas se montrait déjà au coin des cours. C’est à ce moment que nous lui avons proposé de l’accompagner au supermarché Les 3 Fontaines. Mais vous connaissez sa réponse.
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